ETAT DE SIEGE

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 15 autres textes dans le recueil "Nord sur blanc" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-3-7), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

Je me réveille dans la glace du petit matin, brisé. J'ai dormi en chien de fusil, recroquevillé dans une encoignure. Une couverture dénichée par hasard m'a permis de m'isoler du vent froid. Fébrile, je vérifie mon nez qui pèle, mes mains à peine protégées par des gants de laine raidie par la gelée, mes doigts de pieds enfouis dans des bottes trop grandes bourrées de papier journal. Mes oreilles insensibles ont la consistance du papier mâché. Je garde la tête baissée, me frotte le visage. Ma main rebrousse ma barbe, hérissant cette toison rebelle qui me tient chaud néanmoins. Je cherche dans mes maigres provisions quelque chose à manger. Le pain rassis sans goût blesse mes gencives gonflées. Un peu de sang vient colorer la mie grise. Que de fois j'ai vu ces couleurs s'associer pour le pire ! Je mâchonne lentement parce que le pain est dur et que je n'ai rien d'autre à faire dans cette interminable attente de l'aube. Je songe à Ingrid, ses mains douces sur mon visage fraîchement rasé, la blondeur de sa chevelure parfumée et son sourire d'une infinie douceur. Où est-elle à présent ? Que fait-elle en ce moment précis ? M'imagine-t-elle victorieux, avançant vers d'impossibles conquêtes, portant le fer et le feu dans cette immensité sauvage, moi qui me terre depuis des semaines comme une bête acculée dans les ruines hachées par les tirs et les pilonnages ? Dans l'échancrure creusée par un éclat d'obus, je hasarde un regard vers la rue encombrée de neige sale, parsemée de corps ensanglantés, de gravats et de carcasses calcinées. Au-delà, dans l'ouverture de deux immeubles en ruine, mon regard s'éparpille sur l'immensité d'une esplanade déserte où gît un unique panzer, immobile, démantibulé, son canon tourné vers le ciel. Le soleil froid qui se profile derrière l'ombre des ruines, arrache au métal blanchi à la va-vite un éclat mat et vain. Notre chance tourne. Notre gloire est passée. Pourtant il y a peu, nous déferlions dans la plaine, portés par le rugissement des moteurs et le roulement du canon. Tout nous semblait possible, rien n'était interdit. Nous enfoncions les lignes ennemies, bousculant de molles résistances, rattrapant des fuyards affolés. Nous ne nous encombrions pas de pitié inutile. Et pourtant le pire était à venir, à l'ombre de nos colonnes. Dans notre sillage traînaient des hordes plus barbares encore qui, avec méthode et constance, déchiquetaient les restes de l'ancien monde pour établir les bases d'un ordre nouveau. Depuis, cette notion m'est apparue si vaine !

Je me revois, souriant, puéril, défilant à la tête de ma compagnie, le cœur gonflé d'enthousiasme et d'illusions. Notre élan s'est  brisé sur les contreforts de l'hiver, s'est épuisé dans les espaces infinis de ce pays sans frontières, s'est déchiré aux innombrables épines de ce Peuple Chardon qui courbe le dos mais ne baisse jamais la tête.

Tout était écrit.

Notre sort était scellé alors que nous fêtions d'inutiles et trop faciles victoires, toi en robe de crinoline et moi en grand uniforme. A présent que fais-tu ? Secrétaire dans une usine d'armement me disais-tu dans ta dernière lettre ? Mais ta missive date de quelques mois déjà. Depuis, plus rien ne passe, ni courrier, ni vivres, ni munitions et encore moins d'espoir. L'air ne nous appartient plus, nous qui étions des aigles. Ma veste n'est plus décorée que de sang et de boue. Je regarde mes camarades, engoncés dans l'épaisseur de leurs frusques, le teint hâve, épuisés, défaits. Leurs yeux ne reflètent plus que la peur et la lassitude. Sans doute découvrent-ils le même doute dans mon regard bien que je m'efforce de dissimuler mon découragement.

Et pourtant, s'ils savaient !

Mais mieux vaut qu'ils ignorent…

Nous étions une armée de seigneurs à qui l'on promettait les lauriers de la victoire, et par les hasards de la guerre nous sommes devenus un ramassis de damnés, destinés à errer sans fin dans l'enfer de Stalingrad.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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