Eveil

Antoine Bouchaud

Essai de nouvelle "érotique" après suggestion par ma petite amie. Ecrit d'une seule traite dans une sorte d'état second, à la fois honteux et exalté, avec un délicieux goût d'interdit.

Je sais que je plais aux hommes. Et si j'en eu douté, les regards que m'ont lancé les brancardiers tout à l'heure auraient suffi à me convaincre. Il n'y a pas la moindre suffisance ni la moindre fierté dans mon propos. Si j'avais pu troquer mon corps pour une version moins désirable, je n'aurais pas hésité une seule seconde. Parfois, j'ai l'impression que c'est Satan qui m'a imposée cette épreuve en m'offrant un visage si fin, de grands yeux bleus enfantins, des lèvres rouges comme des cerises effarouchées  et un petit nez délicat pour harmoniser le tout.
Je ne me maquille pas, mes cheveux sont coupés dans un carré d'une sobriété irréprochable et, quant à mon maintien et à ma démarche, ils sont empreints de la plus grande pudeur. Ces précautions pourraient suffire à détourner les regards de ma chaste personne si le malin ne m'avait octroyé des formes outrageantes. Sans ne les avoir jamais désirées ni entretenues, mes fesses sont fermes, rebondies et très volumineuses. Haut-perchées sur des jambes de cigogne, elles sont un véritable appel à la lubricité. Puis-je reprocher aux hommes de rêver s'y enfouir? Bien entendu. Les blâmer ? Certainement pas, car le tentateur s'y entend pour faire perdre l'esprit, même aux âmes les plus vertueuses. Et comme si ça ne suffisait pas, en remontant ce point d'accroche pour le regard de l'homme puissant, celui-ci rencontre successivement des hanches pulpeuses immédiatement surmontées d'une taille excessivement fine par comparaison.

Et me voir de face n'épargnera pas la galanterie, car la nature m'a aussi dotée d'une poitrine ample et orgueilleuse.

Une fille de peu d'esprit ou issue d'un milieu social moins favorisé aurait sombré bien bas en grandissant affublée d'une plastique pareille. Fort heureusement, la divine providence m'a dotée d'une intelligence exceptionnelle et d'une foi à toute épreuve. J'ai aussi rencontré, au tout début d'une puberté décidée à mettre des bâtons dans les roues de ma vertu, un garçon de qualité avec qui je suis fiancée et qui m'épousera l'année prochaine. Ma fleur lui est réservée car je sais qu'il la prendra sans frénésie, avec toute la douceur et tout l'amour dont un homme est capable.

Et aussi parce qu'en dix ans de relation il ne me l'a jamais réclamée.

Je m'appelle Nathalie, j'ai vingt-deux ans et je suis interne en sixième année de médecine.

Pour l'heure, je suis en train de prendre un café en salle de pause, en compagnie d'une autre infirmière. Elle, elle s'appelle Merveille et c'est un authentique cliché de dessin-animé. Grosse africaine au sourire éclatant comme un lever de rideau sur la neige, elle est toujours très gaie tout en passant son temps à se plaindre, du service, de ses innombrables enfants ou des idioties qu' « ils » disent aux informations. Elle aussi est très pieuse, d'ailleurs la plupart des pauses que nous prenons ensemble est l'occasion d'une conversation sur les évangiles. Elle n'y connaît pas grand-chose en théologie et son catéchisme est rudimentaire, mais j'adore sa vision de notre Eglise.
En outre, Merveille a une voix magnifique, c'est un bonheur de l'entendre chanter des psaumes en gospel, accompagnée par le dandinement géologique de son énorme derrière.

Elle n'arrête pas de me dire : « Ton homme a ben d'la chance, ça oui, d'avoir mis la main sur une fille belle et intelligente comme toit, et quand même fidèle avec tous les beaux docteurs qui te tournent autour ma chérie, aaaah vraiment ! »
 Je crois qu'elle m'aime beaucoup, comme une mère qui admire sa fille sans la comprendre.

Pour l'heure, elle me parle d'un de ses fils qui a du mal à l'école. Je lui ai demandé comment allait ses enfants, pour avoir le plaisir d'écouter, sans rien dire, sa voix douce et rieuse pendant de longue minute.

_ …alors que pourtant, c'est vraiment un bon, il mérite d'être heureux ce petit… tiens bonjour ma belle !

Merveille s'adresse à quelqu'un dans l'encadrement de la porte à laquelle je tourne le dos. Je me retourne et vois…

Tout ce que je me targue de ne pas être devenue. Une quadragénaire à la peau abimée par l'excès de tabac et d'alcool. Sous ses yeux las, des poches dégoulinantes lui ruissellent jusqu'à la naissance des mâchoires. Son corps devait être superbe, d'ailleurs il a toujours l'air superbe grâce à la qualité de l'armature de sa lingerie. Seulement, la regarder nue après l'avoir vue vêtue doit faire le même effet que la comparaison entre une pizza Domino's et une publicité pour une pizza Domino's.

_ Salut Merveille ! J'passais juste te dire que Monsieur Picot avait encore méchamment salopé son alèse. Autant de jus à cet âge-là, j'ai jamais vu ça.

Sa voix est rauque et grumeleuse, comme si des grumeaux de sperme dansaient sur ses cordes vocales.

_ Ah, les aides-soignantes vont encore te maudire j'ai l'impression !

_ Et sinon, la dame de la cent-trente-quatre. Elle va beaucoup mieux j'ai l'impression, attention à ce qu'elle ne simule pas juste pour me voir une semaine de plus.

Je ne comprends rien à l'allusion mais Merveille éclate de rire, alors je souris par politesse.

_ Au fait ! Merci pour les congolais ! lance la nouvelle venue à Merveille. Ils étaient extra, mes enfants ont adoré.

Seigneur, faites qu'elle parte, je la hais ! Sa présence me hérisse et m'écœure à la fois. Je ne supporte plus de la regarder alors je me retourne sur ma tasse.

_ Aaaaaah là, de rien ma chérie ! Embrasse les bouts d'chou d'ma part ! lui répond Merveille.

_ Bisous.

_ Bisous ma belle !

Le silence. Mes yeux sont toujours rivés sur ma tasse de café. Je sens le regard de cette morue dégueulasse peser sur mes épaules. Je sens aussi, rivé sur mon front, l'œil réprobateur de Merveille qui m'exhorte de dire au revoir. Je suis désolée, je ne peux pas. J'ai la nausée.

Enfin, j'entends la porte se fermer. J'exhale sans retenue.

_ C'est une femme admirable tu sais…

_ Je… euh… bien sûr, je n'en doute pas. Qu'est-ce qu'elle fait exactement ?

_ Elle s'occupe des soins palliatifs, et de quelques handicapés lourds… Elle fait un travail merveilleux.
_ Ah… oui en effet, ça… ça produit d'excellents résultats.

_ C'est une ancienne prostituée, elle est très fière de ce qu'elle fait aujourd'hui, tu ne devrais pas la juger.

Bon sang, Merveille, comprends moi un petit peu ! Qu'est-ce que tu vas me dire après, qu'elle fait jouir Monsieur Picot en quinze secondes avec un seul doigt ? Bon sang, le plaisir c'est… c'est… heureusement que l'amour est là pour le nettoyer ! Ce n'est qu'une friandise pour inciter les païens à procréer !

_ Elle s'occupe des femmes aussi, et elle fait des merveilles.

Mais ferme là Merveille ! Tu ne vois pas que ça me dégoute ?

_ Oh je… c'est formidable, m'entends-je répondre, penaude.

J'ai envie de partir reprendre le travail. Je déteste le sexe, je le déteste. Tous les hommes qui me regardent avec leur lubricité dévorante me l'ont fait détester, je n'y peux rien. Je me lève pour nettoyer ma tasse.

Je trébuche. L'arrière de mon crâne vient heurter le coin de la table.

J'entends la jolie voix de Merveille hurler « Oh mon dieu ! », avant de m'évanouir.

Je me réveille dans un des lits de l'hôpital. Mes yeux sont grand ouverts. Je ne les ai donc jamais eu fermés ou, du moins, se sont-ils ouverts spontanément avant mon émergence consciente. N'ayant pas la moindre idée de mes symptômes potentiels, je procède à une analyse minutieuse de mon état général. Ma respiration et… oui, mon pouls aussi, sont réguliers. A la couleur du plafond, je dirais que mon lit se trouve au troisième étage, dans l'aile droite. La réanimation neuro, à tous les coups.

Je pousse un peu plus loin mon analyse, il est temps d'essayer de faire bouger un petit doigt.

Bon pas de réponse de ce côté-ci. Le nerf ulnaire a dû être gravement endommagé, au mieux.

J'ai pourtant toujours la sensation du toucher des draps frais, sous mes mains comme sous mes jambes.

Seulement, aucun de mes membres ne répond. Prise de panique, ma respiration s'accélère. Un terme m'est venu à l'esprit. « Locked in syndrome ». Le pont cérébral a dû être grièvement atteint lors de sa collision avec la table. Pour me détendre et éviter de piquer une crise, je me force à revoir ma fiche traitant du sujet. L'erreur.

Un cas de rémission dans le monde. Je suis condamnée à ne me servir que de mes yeux jusqu'à la fin de mes jours.
Face à un constat pareil, je me surprends à rester très calme. J'aimerais simplement que la vie s'arrête, le plus tôt possible. Oh, au pire, je saurai bien plaider ma cause à coups de battements d'iris. Au pire, on parlerait de moi à la télévision pendant quelques jours et j'aurai droit à une euthanasie émouvante. En ces temps de libéralisme social débridé, le parlement voterait une loi.


Moi qui avais toujours eu un point de vue très tranché et très religieux sur la question, j'avoue me rendre coupable d'un assez brusque changement de point de vue.

C'est dans cette providentielle projection dubitative que je senti qu'on soulevait le drap. De froid, je sens, sans la contrôler, ma cage thoracique qui se soulève et mon épiderme qui se raffermit. C'est incroyable comme des sensations anodines peuvent prendre une importance immense.

Je sens une main apaisante caresser ma cuisse avec délicatesse. Ce contact est très intense mais peu orthodoxe dans un cadre médical. La main glisse sous l'élastique de ma culotte. Je suis si surprise par la qualité de la sensation que j'éprouve que je ne trouve pas de raison de m'étonner d'une telle pratique sur une patiente. Ma respiration a encore accéléré, j'ai inspiré si fort qu'un parfum reconnaissable entre mille est venu heurter mes narines affutées par la situation.

C'est celui de cette femme, celle à cause de qui tout est arrivé.

Le plaisir s'envole, la panique me guette à nouveau, la main étrangère quitte ma peau effarouchée. Son visage vient me cacher la lumière et c'est assez reposant finalement. Elle m'adresse un sourire si doux, un regard tellement abreuvé de gentillesse, que je comprends tout de suite que ses intentions ne peuvent être mauvaises. Elle ne vient pas se venger de mon effronterie d'hier soir, ou de la veille, j'ignore combien de temps a duré mon inconscience.
Au contraire, cette femme vient m'offrir quelque-chose, pour mon bien.

Une bonne leçon peut être ?

 Me sentant rassérénée, elle disparaît à nouveau de mon champ de vision. Sa bouche vient délicatement heurter le tissu de ma robe d'hôpital. Puis, elle vient m'embrasser tendrement l'aine avant de se déposer sur mon sexe comme un flocon sur une rose gelée. Tient, je n'avais même pas perçu qu'elle avait déshabillé mon intimité. Etrangement, ma pensée se retourne sur mon état psychologique qui précéda cette rencontre. Je n'ai plus du tout envie de mourir et, surtout, je n'ai pas du tout envie qu'elle parte. Puis, ma raison cède petit à petit le pas aux sensations. Mon bassin s'embrase à mesure que ses lèvres, puis sa langue, se mettent en branle avec une véhémence croissante. Je perds totalement le contrôle et me retrouve surprise à chaque seconde par des parties très variées de mon anatomie, occupées à me hurler leur satisfaction. A l'instant où je commence à me sentir disparaitre sous l'enfouissement délicieux de ma propre chair, un doigt s'insère dans mon vagin béant et trempé. Il est si doux qu'il m'évoque un ruisseau de miel chaud. Ma concentration se recentre sur la paroi antérieure de mon intimité. Je désire ardemment qu'elle pose son doigt sur cette surface grumeleuse qu'elle sollicite en la contournant, en la fleurant, mais sans jamais la toucher.

Puis, le doigt s'arrête à l'endroit si ardemment désiré. Il entame une caresse délicate alors que sa langue se remet en activité là où elle en était restée.

Je pars, je disparais, je vis.

Je me réveille pour la deuxième fois quelques dizaines de secondes plus tard. Mes jambes sont enroulées autour de la taille de cette femme et ma main caresse son sein. Je la regarde avant de me redresser et de presser ma bouche contre la sienne.

Et je veux recommencer.

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