Exercice n°24: avec le temps

Daniel Macaud

- Bof, moi vous savez...

Pas envie de finir ma phrase. Les petits jeunes de nos jours, faut tout leur expliquer. Et ce blanc-bec avec son attirail de journaleux, 'y'm'la fera pas à moi ! Non mais... 70 piges que je trimbale ma carcasse, et il veut en plus un résumé ?

- Ecoutez mon petit, je suis bien content que vous fassiez un reportage sur moi mais...

- Monsieur Gobin, me coupe le journaliste, vous avez rescucité le syndicalisme... S'il vous plaît... je dois savoir...

- Bon... Alors écoutez bien. C'était en 2980, mais en en fait, tout a commencé avec la réforme numéraire de 2978.

A l'époque, il faut bien voir que la surpopulation avait entrainé une migration massive sur les planètes colonies, et Pégase était la plus importante, c'est d'ailleurs pour ça, que la révolte des damnés a commencé là-bas. Ici, on s'en foutait, jusqu'à cette fameuse réforme numéraire. Moi, je venais d'embaucher chez O-Com, qui, comme vous le savez, est la surmultinationale qui résulte de la fusion de tous les opérateurs européens. Je le rappelle, parce que c'est important. 

Quand cette fameuse révolte a éclaté donc, les planètes colonies étaient indépendantes depuis longtemps, mais le gouvernement avait décidé de limiter cette eventualité avec les employés, ou plutôt, les esclaves des surmultinationales. Il a donc imposé un quotas de dénonciations de fautes à tous les employés, sans quoi ils étaient eux-mêmes licenciés. Diviser pour mieux régner ! Bien sûr, perdre son emploi signifiait l'exclusion vers la surface... Et donc la mort. Jusqu'ici, je ne vous apprends rien. Deux mois après, j'ai mis la main par hasard sur des archives vieilles de 1000 ans ! Un vieux site web, appelé Youtube (c'était l'époque du web ! Vous vous rendez compte, l'ancètre de l'hypernet !).

- Et alors ? C'était quoi ces vidéos ?

- J'y viens mon garçon. Donc, c'était des vidéos de manifestations ! Les humains aussi, s'étaient un jour révolté contre l'injustice, et ils avaient une arme: Les syndicats !

- D'où votre idée ?

- Oui. J'ai posé mon cul sur une chaise ! Moi ! Moi qui en déjà 30 ans de travail, n'avait jamais osé m'asseoir ! Moi qui avait toujours obéi au gouvernement en bossant 9 heures par jours, 6 jours par semaine ! Moi qui ne prenait jamais plus de 10 minutes de pause reglementaire par jour. Moi, j'ai posé mon cul sur une chaise, et devant mon patron en plus. Je peux vous dire, que ca fait une silence dans le centre de pilotage des flux ! On a même du rebooter un centreur de flux tellement on a pris de retard après ça ! 

- Hé ben... On ne pouvait pas s'asseoir ?

- Hé non, vous n'avez pas connu ça et tant mieux. Aujourd'hui, les syndicats font la loi, mais il y a 20 ans, c'était une autre affaire. Les patrons viraient à tour de bras. Et les employés fermaient leur gueule, sinon c'était la surface. On était dressé comme ca depuis le berceau. L'insécurité, les mutants, les radiations dehors... Toutes ces putains de lois faites pour tuer vos désirs de liberté... Moi, j'ai tout retrouvé d'un coup, et j'ai posé mon cul sur cette chaise.

- Oui, vous venez de le dire... Ensuite ?

- Ensuite ? Ensuite mon garçon, mon patron m'a dit "sortez !" et j'ai "non". Il a hurlé encore "sortez" et j'ai dit encore "non". Ensuite, j'ai dit que je venais de créer mon syndicat, et que celui-ci m'autorisait à m'asseoir, et à prendre une demi-heure de pause. Dans la salle, à ce moment là, y'a un gars qu'a cherché le mot "syndicat", parce que forcément, tout le monde avait oublié. Et là... Tout le monde a posé son cul au sol, y'z'avaient pas de chaises, eux. Le patron a hurlé "vous êtes tous virés" et on a tous dit "non".

- Mais la police est arrivée ?

- Oui mon garçon, et là, c'est devenu marrant. J'ai dit que c'était une prise d'otage de matériel informatique critique, et que je voulais parler à un responsable. Le capitaine s'est pointé, et je lui ai montré la vidéo. Et lui aussi, il a posé son cul au sol, et tous ses gars avec lui, et il a créé son syndicat policier.

- Vous avez fait la une alors...

- Oui, et pendant deux ans, on a dû se battre pour faire changer les lois, et faire abroger les plus liberticides.

- Et la place du cardinal Sarkozy ?

- Ah ça... Je le voulais pas... Je pensais pas que les militaires ouvriraient le feu... Vous comprenez... Y'avait eu deux guerres nucléaires, et y'avait la guerre avec les mutants... Alors, quand la marine supérieure s'est pointée, je me suis dit "bon, ils vont taper", mais là...

- C'est après que ça a changé ?

- Oui mon garçon. Deux cents morts plus tard, on était enfin libre de gueuler. Et ça fait du bien. Maintenant, tout ça, c'est fini. Et moi, après toutes ces années, je vais aller me reposer un peu, si vous n'y voyez pas d'inconvénients...

- Non, bien sûr. Je vous laisse. Merci à vous. Vous êtes un héros. Nous vous honorerons pour longtemps.

- Hein ?

- Vous ne savez pas ? Ils viennent de voter une nouvelle loi, pour limiter la population improductive...

Je réalise alors que j'avais plus de télé depuis un mois, parce que ma boite avait "par erreur" coupé un flux et devait le réparer... Salauds ! M'éjecter dehors, et tout détruire...

- Vous en faites pas mon garçon, y'aura toujours un Gobin pour reprendre le flambeau. N'est-ce pas ?

- ... Je... 

- Laisse tomber. 

J'ai presque envie de pleurer. Se battre toute sa vie, pour tomber sur un trouillard qui tiens à sa place, alors qu'il en a pas ! Putain dhumanité...

Signaler ce texte