Faide ce que vous voulez

petisaintleu

Suite d'Honoré Vidocq : où c'est un peu tiré par les cheveux.

Vous est-il déjà arrivé d'avoir des rêves troublants ? Ils sont tellement réels que l'on pourrait jurer qu'une vie passée les avive. D'ailleurs, les platoniciens croyaient que toutes les connaissances que nous acquérons ne sont que des souvenirs de ce que nous savions avant notre naissance.

Pour ma part, je revécus, adolescent, une existence antérieure. Je portais des braies, un large pantalon, resserré aux chevilles par un lacet. Une tunique couvrait mes genoux, serrée à la taille par un gros ceinturon en cuir à plaques-boucles. Pour me protéger, un scramasaxe pendait sur le côté alors, qu'à l'opposé, une sacoche contenait sans doute un briquet, un silex et quelques provisions.

 

Pour vous faire une vague idée du paysage qui m'entourait, je vous invite, si vous êtes Francilien, à vous promener un jour dans un massif forestier du nord de l'Île-de-France. Découvrez ceux de l'Isle-Adam ou de Montmorency. Vous pouvez pousser en Picardie pour découvrir ceux d'Ermenonville et de Compiègne. Le mieux serait que vous vous y perdiez à la nuit tombante. N'ayez pas peur. Le projet Blair Witch, ce n'est que du cinéma. Enfin, espérons-le … Je n'oublie pas qu'en France et encore de nos jours, quelque dix-mille disparitions restent non élucidées, selon les statistiques du Ministère de l'Intérieur.

Le plus effrayant serait de découvrir des bruits inédits. Nous ne sommes que trop habitués au ronron quotidien des voitures ou du métro. Je me souviens qu'adolescent, on m'invita à passer une semaine dans la maison de campagne des parents de Franck, dans la Creuse. C'était à l'époque où nous faisions du spiritisme et nous avions décidé d'aller visiter le cimetière à la nuit tombée. Nous prîmes nos jambes à notre cou, effrayés par des souffles et des reniflements. Nous étions bien évidemment persuadés qu'il s'agissait d'un mort-vivant à nos trousses. La fille de l'agriculteur voisin nous apprit le lendemain qu'il s'agissait de la parade nuptiale de hérissons. Rajoutez-y le craquement des branches, des sangliers, des renards et de toute une faune à plumes et à poils. Non habitués à l'acoustique sylvestre, on pourrait alors vous retrouver hagards, les yeux hallucinés, le lendemain matin.

 

Quand je me rêvais Franc, c'était mon quotidien. Imaginez qu'alors, la population dans ce qui deviendra la France ne devait guère se composer de plus de trois à quatre millions d'habitants, vingt fois moins que de nos jours, soit une densité égale à ce que nous connaissons au Kazakhstan. Une bourgade de cinq mille âmes était sans doute un centre d'attraction qui drainait une population à des dizaines de kilomètres alentours. Ça paraît fou quand on pense qu'il faudrait encore patienter sept à huit siècles, une éternité, avant que n'apparaissent les grands défrichements des clairières et les villes franches.

Je m'armai d'un bâton pour accompagner ma marche et me défendre contre les brigands ou les loups. Je me comprenais, bien que je raisonnasse dans un langage bien étrange, mélange de gaulois, de franc et de latin de cuisine. Je vivais quatre siècles avant le serment de Strasbourg, premier texte existant de ce que l'on pourrait qualifier de bas français, avec ses archaïsmes de langue d'oc et de langue d'oïl.

Ce ne fut qu'à la lecture de Grégoire de Tours que je pus me faire une vague idée de ce que j'avais pu être et de mes desseins. En effet, je n'avais d'abord pas compris ce que signifiaient faide, Brunehaut ou Austrasie. Par la suite, je devinais qu'il devait être un émissaire proche de Chilpéric Ier.

Y a-t-il un lien qui nous unit ? J'aime à penser qu'il fut l'un de mes lointains ancêtres. En supposant qu'une cinquantaine de générations nous séparent et que l'âge de la paternité soit en moyenne de trente ans, je me dis que ce n'est pas impossible. C'est, bien sûr, très improbable quoique je vous invite à réfléchir sur le nombre d'aïeux que vous auriez à compter en remontant votre arbre généalogique jusqu'au sixième siècle.

 

Je savais où trouver un portrait du roi chevelu. À la Bibliothèque Nationale, rue Vivienne, se trouvait le cabinet des médailles, qui existe toujours, sous la dénomination de département des Monnaies, Médailles et Antiques. Il rassemble les collections qui remontent à des temps immémoriaux. Louis XIV, suite à une acquisition, y plaça le trésor De Childéric Ier, l'arrière-grand-père de Chilpéric.

Quand nous y arrivâmes, j'avoue que l'idée de faire le casse du siècle me traversa l'esprit. Hormis un gardien assoupi qui devait déjà y officier sous Louis XVI, aucune protection ne protégeait les raretés. Qu'aurais-je fait pour écouler ces pièces et ces médaillons qui devaient toutes se retrouver répertoriés.

La médaille en bronze ne datait pas du haut Moyen Âge. C'est le médailleur Jean Dossier qui l'exécuta 1720. Nous nous y adossâmes pour franchir les siècles qui nous séparaient du petit-fils de Clovis.

 

Je ne m'étonnai pas que nous débarquions dans une futaie. La Gaule sylvestre, décrite par César, n'avait pas changé. Nous n'en étions pas encore à l'époque des défrichements. Les chênes qui se dressaient n'étaient en rien les essences majestueuses et régulières de la forêt de Tronçais que j'aimais retrouver adolescent, quand nous habitions Saint-Amand-Montrond. À leur allure torturée, on comprenait que seule la sélection naturelle agissait encore, la loi du plus fort qui écrasait les autres pour se tailler un chemin vers la lumière.

« Ça sent la mort par ici » remarqua Arthur. Henri acquiesça. Je pouvais faire confiance à ces spécialistes de la Grande Faucheuse. Ils en avaient connu des cadavres, charriés par tombereaux, les crânes amoncelés comme des choux qui prenaient la direction du ventre de Paris. Arthur, en fin limier, remonta la piste. Nous parvînmes à une sorte de hutte à peine améliorée. Qui y découvrions-nous ? : Peau d'âne, Blanche-Neige ou le Petit Chaperon rouge ? De la boue – de la bouse peut-être – séchée recouvrait des murs en bois tressé. Du jonc formait la toiture, le haut du toit recouvert de terre. Des iris y avaient élu domicile. Devant la maisonnée se trouvait une cabane à deux piliers dont les pans descendaient jusqu'au sol et servaient sans doute au séchage des moissons.

Le périmètre s'enveloppait d'un silence angoissant, à peine  perturbé du chant d'un coucou, par le craillement d'une corneille de mauvais augure. Henri prit l'initiative de s'aventurer à l'intérieur. Après une rapide inspection, il nous fit signe de le rejoindre. L'état des lieux se fait d'un seul coup d'œil. Dans un coin, une table en bois, avec des ustensiles en terre ; deux bancs, recouverts de peau et accolés à la table servaient sans doute de couche. Deux paniers en osier reposaient sur le sol en terre battue. Le mobilier le plus massif consistait en un métier à tisser. On saisissait de suite que, depuis la chute de l'Empire romain, la vie s'était organisée de manière quasi-autarcique.

 

En sortant, mon oncle nous indiqua des traces de pas. Il précisa même que certains d'entre eux venaient de la forêt, tandis que d'autres provenaient de l'habitation. Jusqu'où nous mèneraient-ils ? En Australie, les Aborigènes peuvent suivre une piste sur des centaines de kilomètres. Cinq mètres suffirent. Et là, même un bigleux put y voir les traces sur le sol. Pour ma part, je m'attardai sur une mèche de cheveux. Les racines ensanglantées laissaient présager l'horreur.

Après avoir contourné la bâtisse, je chancelai contre un corps. En me relevant, je vomis dessus. Arthur haussa les épaules. Puis, se souvenant sans doute que nous ne venions pas du même monde, il me posa la main sur l'épaule pour me congratuler d'un : « Ça va aller gamin. »

Quatre corps gisaient, deux adultes, un garçon dans les huit ans et une adolescente. Ses vêtements déchirés indiquaient, à n'en pas douter, le sort réservé avant son trépas. Henri, tout comme aux Sentinelles, joua son rôle de légiste. Je m'assis, le dos tourné à la scène, chassant les mouches.

Il nous décrit des membres écartelés, certains se trouvant à une dizaine de mètres de leur tronc. Les traces de sabots expliquaient le mode opératoire. Je fis tout de suite le rapprochement avec la fin de la reine Brunehaut. Après trois jours de supplices, elle termina attachée par les cheveux, un bras et une jambe à la queue d'un cheval sauvage. On brûla, enfin, son corps démantelé.

 

Je ne comprenais pas. Le sort de Brunehilde terminait des années de déchirements entre la Neustrie et l'Austrasie. Pour quelle raison, ces paysans subirent le même sort ? Ces subtilités restaient l'apanage des puissants, l'ordalie, le jugement de Dieu, étant la règle pour la plèbe.

Alors que je réfléchissais à en comprendre tout en m'interrogeant aux rebondissements qui semblaient ne devoir jamais se terminer, je finis par émerger de mes pensées. Sans que je ne m'en aperçoive, je me relevai et je déambulai entre les carcasses. En ouvrant les yeux, je me retrouvai face à un visage. Il semblait me fixer avec insistance, comme si, à travers ce carnage, il me suppliait de venger cet outrage.

 

Au-delà de l'effroi ressenti, je le reconnus. Après l'avoir rêvé tant de nuits, alors que mes camarades voguaient vers des phantasmes priapiques, nous nous retrouvions. J'arrivai après la bataille, pour constater qu'il me ressemblait comme un frère.

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