Farcasse-lès-Mines ou Coeurs à pendre

koss-ultane

                                                 Farcasse-lès-Mines ou Cœurs à pendre

     Pol avait toujours été l’ahuri de la famille. Cancre achevé et rêveur fini, il avait eu une passion aussi subite qu’indéfectible, lors de son bref passage dans l’armée, pour le camouflage. Brève mais intense instruction militaire pendant laquelle il avait éborgné son lieutenant avec une balle à blanc et solidarisé le tendon de son coude gauche avec le cubitus du même bras après avoir essayé de dégager un poncho ciré de la ramure d’un arbre avec sa baïonnette, de l’y avoir coincée à son tour, oubliée, et réceptionnée dans sa tente à l’aplomb du-dit arbre à la défaveur d’un coup de vent plus soutenu que les autres à la nuit tombée.

     De retour à la vie civile avec les félicitations de l’état-major adressées à sa famille pour avoir survécu si nombreux, si longtemps et en ordre serré au voisinage de cet être “autre”, Pol avait gagné en latitude intellectuelle ce qu’il avait perdu en mobilité du bras gauche. Depuis toujours, dans sa chambre, il avait suspendu des images avec des fils de nylon. Il y avait de tout mais l’image avait toujours la forme d’un cœur. A l’adolescence certains de ses proches parièrent qu’il en accrocherait quelques-uns à l’envers pour en faire des culs mais non. Il resta asexué et Atlante. Un lunaire parmi les excavateurs car sa famille exploitait depuis sept générations les mines de la région. D’exploitation on avait enflé, indexé sur l’orgueil des chefs de meutes, jusqu’au consortium, employé toute la région et au-delà, trusté, soudoyé, politisé, infesté, infiltré, licencié pour faute brave les meneurs des petites gens, et imposé tout et n’importe quoi mais made in De Viserar. Les prénoms et les allures changeaient mais le nom semblait une extension locale de la langue. Tantôt préfixe prédisposant l’auditoire à une écoute attentive tantôt suffixe suffisant à remplacer avantageusement toute forme exclamative. Ce qui n’était pas De Viserar ne serait pas. Seul le Pol semblait humain au milieu de cette famille de capitaines d’industries, de politiques élus aux chambres et choisis aux portefeuilles, de sommités de platitudes, et de sangsues des sols et sous-sols de ce gros quart de France. Toutes les veines de minerais semblaient alimenter à l’infini le cœur de la région : les coffres de la banque familiale.

     En ne répondant pas à dessein aux appels de la tablée tribale, souvent Pol avait réussi le tour de force de s’adosser aux murs de sa chambre et s’y dissimuler aux yeux de celui ou celle qui avait été désigné pour aller chercher le taré jusque dans sa tanière. Alors on dînait ou déjeunait sans lui et il filait par la fenêtre de sa chambre quelques biscuits chocolatés brinquebalés entre un pack de jus de pomme et une paire de jumelles dans sa besace de fugueur nanti. On le savait déjà perdu pour la destinée familiale. On espérait juste en bout de table que cette… anomalie généalogique ne générerait aucune nuisance. Un nouvel internement ferait jaser en ville. On pouvait toujours trouver une utilité relative aux cancres mais que faire des inadaptés ? Il y a quelques décennies l’accident de chasse ou d’exploitation suppléait profitablement l’asile psychiatrique. Mais comment faire croire qu’était venu de son plein gré à la tuerie kaki un adolescent qui s’émouvait du sort des mouches sur le papier tue-mouches de la cuisine et avait, de notoriété publique, donné des prénoms à un couple de cafards auquel il s’était attaché ? Heureusement de croustillants débouchés venaient chasser des esprits forts de la lignée cette tache sur la photo de famille. En effet, l’Europe allait offrir des aides substantielles au consortium au simple motif de la relance d’un secteur sinistré depuis trente ans et qui recouvrait perspectives et prospectives avec l’explosion du marché chinois. Peu importait les richesses déjà accumulées seul comptait la redistribution d’une enveloppe européenne indécente. Pour cela, une seule chose à faire, avoir un nombre de mines déficitaires indiquées sur le bordereau. La famille décida illico de relancer un simulacre d’exploitation dans de vieilles mines afin de berner l’envoyé de Bruxelles. Ce brave chou de super fonctionnaire serait comme un coq en pâte durant son séjour.

     A l’unisson de ses ascendants sans le savoir, Pol s’était décidé à perfectionner encore et encore son art de la dissimulation. Il s’était éclipsé une fois de plus afin de tester sa dernière création. Après le loden en gravier qui lui avait permis de passer des après-midi entiers aux pieds de ses cousins prenant le thé dans le jardin, après le trois quarts en fougère et mousse, boutons en bois, et capuche-nid, et le costume en pelouse interdite, il avait élaboré une combinaison tout en boîtes à œufs grises foncées. De la tête au pied, visage inclus, il était indétectable sur les gravats bistres de son terrain de jeu favori, une ancienne mine abandonnée depuis des dizaines d’années. Une fois installé et satisfait du résultat assis sur un rocher, il se demanda, après une séance d’autosatisfaction légitime à l’observation d’un dernier cliché, ce que ces gros fils faisaient là à courir à ses pieds ?

     On ne reconnu qu’une demi boîte à œufs vide, un plombage de prémolaire, et la carte mémoire de son appareil photo digital avec lequel il jugeait de la qualité de son travail in situ. On retrouva aussi son air ahuri… sur les visages de ses consanguins à l’annonce de son décès par éparpillement nitroglycérinique. L’ingénieur artificier responsable de l’explosion larmoya de n’avoir pas remarqué une présence humaine sur le site devant une famille en pleures, durement éprouvée par un fou rire contenu. Ils s’obstinèrent à se moquer de ce pauvre garçon mort de n’avoir pas compris à temps que la nature n’était pas faite pour être contemplée ou préservée mais exploitée.

     Sans être de fervents admirateurs du Docteur Guillotin, ces bourgeois, l’enveloppe européenne en poche et l’attardé en bière, convinrent qu’ils n’étaient plus à deux coups près.

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