Faut pas croire, c’est du travail !

Perrine Piat

Comme tous les matins, je n'ai pas envie de me lever, je laisse sonner, sonner le réveil jusqu'à ce qu'une once de courage réussisse enfin à m'extirper de mes draps. Il est tellement bon ce lit, tellement accueillant et enveloppant, que je n'ai pas envie de le quitter. Parfois, la journée, alors que je travaille, répondant encore et encore à des questions inintéressantes de quelques intéressés, je pense à mon lit, à dormir, encore. Et pourtant, chaque soir, rattrapé par une fête privée, par les bulles du champagne, je fais durer ma journée, jusqu'au petit jour.

Je n'ai pas eu le temps de dormir, j'ai passé la journée à travailler et ce midi, dans ma chambre d'hôtel vue sur mer, j'ai à peine le temps de respirer. La beauté, toujours la beauté. Une coiffure parfaite, un maquillage sublime. Et puis, l'habillage. Mes pieds sont usés par les talons aiguilles, mes talons sont meurtris par ces satanées chaussures de filles. Aujourd'hui, j'enfile la robe verte, celle que tout le monde regardera mais qui, dès que je l'enfile, fait de moi une poupée rigide et mal articulée, coincée dans son corset, opprimée par des coutures féroces.

Il fait déjà chaud dans cette chambre climatisée, et j'enfile, comme chaque jour, l'un de ces costards trop petits, « cintrés pour vous mettre en valeur » m'avait dit Valério. Le pantalon, la ceinture qui serre ce qui me reste d'abdos, les chaussettes, les chaussures en cuir, rigides comme ce qu'elles représentent. Et la chemise, bouton après bouton, jusqu'en haut, cintrée encore par une cravate nouée. J'ai la sensation d'être un produit alimentaire emballé dans du film plastique.

Me revoilà en train de faire mon métier, encore et toujours. Il s'en sort bien lui, mieux que moi on dirait. Il a de la chance d'être si à l'aise, je déteste tellement tout ce cinéma.

Je peux à peine respirer mais je sais encore sourire, marcher élégamment, m'arrêter et balancer tous mon corps sur l'une de mes hanches, pour tenir une allure naturelle. Ils adorent ça. Je vois bien qu'ils me détestent d'être sur le rouge du velours alors qu'ils s'agglutinent contre la barrière. Je les remercie d'un sourire qui en dit long. A la fois « merci » et en même temps « chacun sa vie mec ». J'ai chaud, j'en ai marre. Ils guettent le moindre faux pas. J'ai toujours voulu enfiler le costume d'un autre pour ne pas porter le mien, je me suis caché derrière les autres pour qu'on ne me voit pas. Il faut en avoir du métier pour avoir l'air à l'aise alors qu'on est pétri de peur, alors qu'on se fout de tout ça. Je me dis que ça fait partie du job, sorte de service avant-vente du produit.

Comme d'habitude, j'ai la sensation que je n'ai rien à dire puisque tout le monde trouve plus intéressant de me regarder. N'en ont-ils pas assez de me dévisager, de se demander quels sont mes secrets de beauté. Je suis fatiguée, j'ai envie de retrouver le lit de cet hôtel qui me réconforte  si bien dans ses draps.

Répondre aux questions sur une œuvre à laquelle j'ai participé il y a un an et demi, sourire, encore et toujours, dire des choses intelligentes, devenir le roi du bon mot, de LA phrase pseudo-philosophique qui sera reprise partout , dans tous les journaux. Elle est belle, elle est jeune mais je sens au fond de son regard qu'elle souffre autant que moi.

Travailler, toujours et encore. Je pense à mon lit. Je pense à lui. Je pense à nous.

J'ai envie de partir loin, tout de suite, disparaitre, n'être qu'une dans toute cette foule qui me regarde. Il est beau dans ce costume noir, ile me regarde. Nous sommes dans le même bateau, salarié des carpettes branchées, freelance de la représentation, intérimaires des journaux people. Intermittents, interchangeables finalement. Serre moi dans tes draps, échappons-nous. J'en ai assez de travailler. 

Cannes, c'est vraiment du travail.

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