Femme se coiffant - Victoire
Diane Frost
La chambre, orientée vers l'est, est éclairée par le frais soleil du matin dont les rayons allument des tons fauves dans les longs cheveux de Victoire. Elle arrange son chignon, lissant une mèche brune qui fuit entre ses doigts.
Son mari admire toujours sa chevelure lorsqu'elle la monte en bandeaux. Cela devrait la combler. Mais loin de la combler cela l'irrite. Enfin parfois... Souvent! Comme aujourd'hui! Elle hausse les épaules et la Victoire dans le miroir les hausse à l'unisson. Elle voit sans les voir les meubles de la chambre derrière elle : Son lit à une place, peint et tendu de vert, les murs rouge, l'horloge Empire sur la cheminée, et de l'autre côté du lit un coin de table où le plateau d'argent du courrier, qui contient ce matin une lettre, attend.
Depuis son mariage, sa chambre est son domaine; mais n'était-ce pas le cas aussi de sa chambre de jeune fille? N'a-t-elle fait qu'échanger une chambre contre une autre? Un père pour un mari? Un devoir pour un autre? Elle scrute son propre visage, comme pour y chercher une réponse. Le sourire dans la glace se fait rassurant - n'est-il pas teinté d'un peu de pitié aussi?... Son long visage, à 36 ans, n'a pas de rides et l'épaisseur de ses cheveux sombres n'est éclairée d'aucun fil blanc. Allons, elle en est fière, tout de même! Sa mère à son âge était déjà grise et avait perdu 4 enfants sur les six qu'elle avait mis au monde.
"A chaque enfant, c'est un cheveu blanc de plus", a-t-elle l'habitude de dire.
Tout en se coiffant, elle oriente presque involontairement le visage vers la lumière. Une lettre de Londres est arrivée tôt ce matin. Bordée de noir et cachetée de rouge. Le soleil d'avril est si doux sur son visage et sur ses mains; les marronniers du parc sont couverts de leurs plus belles grappes roses, pyramides de fleurs délicatement balancées au bout de chaque branche. Elle ne veut pas recevoir de mauvaises nouvelles ce matin. De la fenêtre, elle peut voir des nourrices en uniforme poussant devant elles leurs lourds landaus noirs mais une gamine cachée sous un chapeau de velours passe soudain en chassant un canard du bout de sa baguette.
"Pauvre petite insouciante, pense Victoire, elle ne sait pas qu'elle vit là la période la plus libre de sa vie... Que le périmètre de sa liberté d'enfant va peu à peu se resserrer autour d'elle comme une peau de chagrin ; que passé l'adolescence, les histoires d'aventures, de voyages, dont on l'aura bercé trompeusement, seront en fait le destin de ses frères..."
Les petites filles l'émeuvent. Elle se sent parfois au bord des larmes en les regardant. Il y a tant de force à la fois et de fragilité dans ces enfants. Mais elle n'a que faire d'en élever une... Pour quoi? Pour qu'elle n'ait d'ambition que de faire un bon mariage et de gros enfants? Pour que son seul souci soit de tenir son rang et de garder son époux?... Plutôt renoncer à la maternité que de faire le malheur d'une fille de plus!
Elle ouvrira la lettre plus tard: Inutile de gâcher cette belle matinée. Pourtant cette lettre pourrait contenir un mot propre à changer sa vie! A cette idée son pouls s'accélère:
" Est-ce que je m'ennuie tant que cela? Je m'en remets à un coup de dé du destin pour aiguiller ma vie... ". Mariée tardivement mais depuis peu, n'a-t-elle pas choisi ce mariage? Ne l'a-t-elle pas contracté avec joie et même trépidation?! Et son mari, ne s'est-il pas avec galanterie et bonne foi, accommodé d'une relation qui aurait déplu à beaucoup d'autres? N'a-t-il pas par exemple respecté son désir de ne pas enfanter?! Qu’attend-t-elle de plus ?
Elle sonne: Un thé anglais et des brioches lui feront du bien avant de déjeuner.
La conversation guillerette et facile de sa chambrière est un antidote à la mélancolie.
Accorte et blanche comme le lait, Germaine entre avec un plateau sur lequel une tasse, sa soucoupe et une théière argentée s'entrechoquent gaiement. Elle pépie tout en arrangeant la collation sur la coiffeuse:
"Madame n'a pas ouvert sa lettre encore? Tenez! Je ferme la fenêtre? Ah, on a bien assez de mauvaises nouvelles depuis que monsieur vot' père s'en est allé... Madame va prendre froid!... La nouvelle cuisinière se plaint encore..."
Victoire prend la lettre entre ses doigts et considère son timbre... Probablement dictée car l'écriture en est très emphatiquement ouvragée, la lettre a été postée de Londres il y a deux semaines. Elle est signée Eliette Austen.
Victoire avait aimé Londres pour le vent de liberté qui y soufflait: Ce vent qu'elle associait depuis à certaine traversée de la Tamise, enveloppée dans sa pelisse neuve, suspendue au bras de son père. Elle revoit les eaux gris de plomb du fleuve, les longues péniches chargées de bois et de charbon qui en labouraient poussivement la surface; l'aiguille égyptienne plantée sur l'Embankment ; la coupole de St Paul; les rives bucoliques de l'autre côté.
L'air glacé lui pique les joues mais elle se serre contre son père et lui, il sourit dans sa barbe.
Elle a oublié le but de cette promenade hivernale mais elle se souvient de la chaleur que dégageait la main de son père et du chatouillement du col de fourrure sur son menton... Les pas des rares passants résonnent sur les lattes de fer et Victoire se sent soudain, frissonnante dans sa pelisse, comme sur le pont d'un bateau. Londres était une ville de transit, une ville de voyageurs, une croisée de tous les possibles...
Il lui avait toujours semblé que les possibilités ouvertes à ses soeurs étaient plus nombreuses dans cette ville. Les femmes y demandaient même le droit de vote !..
Sur papier bleuté, Eliette lui annonce en longues phrases ampoulées et malhabiles la mort de son mari, Anthony Austen, survenue le 5 Mars 1902. A peine quelques jours après celle de son père, songe Victoire.
Anthony est décédé à l'hospice, des suites d'une chute d’échelle. Il laisse outre sa veuve, quatre petits enfants.
Victoire se souvient: Au bout du pont ce jour-là, se tenait un homme jeune et voûté, un chapeau à la main. Sa haute silhouette et la simplicité toute militaire de sa mise attiraient le regard et arrivés à sa hauteur, son père s'était arrêté. Il l'avait interrogé sur la médaille qui ornait le revers élimé de sa capote.
"La Victoria Cross?! Mon ami! Voilà une sacrée décoration! Ce serait plutôt à moi d'ôter mon chapeau devant vous..." Son père avait alors joint le geste à la parole et c'est ainsi qu'Anthony Austen, soldat de L'Empire Britannique, décoré par la reine Victoria, rescapé de la bataille d'Isandlwana et blessé à Rorke's Drift, était entré dans leurs vies. Ayant perdu un bras dans les collines africaines, il n'avait pas pu reprendre son métier de "cabbie"; si bien que malgré la modeste pension militaire attaché à sa médaille, il en était réduit à la mendicité.
Anthony était resté à leur service durant une douzaine d'années et puis, après avoir amassé de quoi se marier et louer une petite maison, il était rentré à Londres. Le temps d'y rencontrer Eliette, de faire quatre marmots en autant d'années, de perdre sa pension lorsqu'il avait été accusé à tords d'avoir vendu sa médaille et de mourir enfin dans le plus grand dénuement. Victoire sent les larmes picoter ses yeux en lisant ce récit de la main d'Eliette. Elle les essuie furtivement en surveillant les allées et venues de Germaine qui secoue le dessus de lit, tapote le gros coussin de la bergère, arrange les rubans et parures dans le chiffonnier qui en déborde et enfin furète dans le placard.
Une paragraphe soudain prend Victoire à bras-le-corps et la fait frémir jusqu'aux entrailles:
"J'implore Madame de bien vouloir soustraire l'un de mes pauvres enfants à la misère de la "workhouse" et de choisir lequel elle aura la bonté d'élever comme son propre sang, selon la volonté exprimée par mon brave Anthony durant sa longue agonie. Je mets aujourd'hui mes filles et mon fils à sa disposition et je prie qu'elle ait la bonté de venir au plus vite pour sauver l'un de ces malheureux et m'enlever la douleur de le voir mourir de faim et de privations sous mes yeux. Que l'un d'eux soit sauvé, c'est là mon unique souhait."
Voilà l'appel que Victoire attendait: Elle y répondra. Elle se sent prête.
Demain elle s'embarquera pour Douvres. Elle ira chercher cet enfant que le destin lui offre, elle qui refusait celui qu'elle aurait pu avoir. Elle sauvera ce garçon- car c'est un garçon qu'il lui faut choisir.
xxx
Germaine est sur le perron pour accueillir la voyageuse et ôte sa fourrure. Sous la chaude pelisse, un petit être tout pâle et menu se tient collé à Victoire. Plusieurs servantes font cercle ; Victoire est au centre comme un soleil. Penchée sur l'enfant effaré, elle voit une ombre s'étendre autour d'elle.
-"Quelle signe avait-elle donc cette enfant-là pour que vous ayez cru en sa rédemption?!
- Elle n'en avait aucun ! Victoire lève un long sourire tendre vers son mari: Mais elle m'a fait comprendre qu'il suffit parfois qu'une seule personne croie en vous pour que vous ayez accès au bonheur."