Femme se coiffant, à Czestochowa

menzao29

Lundi de Pâques, Czestochowa, les cérémonies religieuses de l'aube s'achèvent. Halina s'apprêtent à recevoir ses visiteurs pour le petit déjeuner traditionnel. Celui-ci sera restera dans les mémoires.

Czestochowa, lundi de Pâques 1903

 

Le petit rituel était respecté, malgré tout. Halina Modjeska s'était retiré dans sa chambre pour changer de vêtements, se maquiller, se coiffer, se parfumer, s'enduire les mains d'une crème rafraichissante. Après deux heures dans la cuisine, occupées à préparer méthodiquement chaque élément du petit déjeuner de Pâques, quelques minutes de calme pour elle-même. Une respiration avant d'affronter les questions et les prévenances, toujours les mêmes : "vous allez bien, Halina ?" , "Maman, tu n'aurais pas dû, tu aurais pu te faire aider, tu ne crois pas ?", "c'est magique, Madame Modjeska, exquis, vous m'apprendrez un jour ?" Combien seront-ils cette année ? Trente ? Trente-cinq ? Il faut espérer qu'Andrzej n'aura pas trop de visiteurs. Elle ne pourra être partout à la fois: auprès de lui, avec les convives et à donner les consignes en cuisine aux deux sottes supposées lui prêter assistance, les épouses des garçons.

C'était elle qui avait insisté pour célébrer Pâques comme à l'accoutumée. Non, elle n'irait pas à la cérémonie. Elle n'y allait pas habituellement, aucune raison de changer cette année, précisément dans ces circonstances. Les petits enfants seraient là et c'était le principal. Ils ne seraient pas autorisés à aller voir leur grand-père et les ainés y veilleraient. Chacun avait l'un d'eux sous sa responsabilité. Halina avait promis une récompense, sans plus de précision.

La distance était importante entre la véranda, qui donnait à l'est et serait sous le soleil à cette heure matinale, et le bureau dont les meubles étaient poussés contre les murs pour recevoir Andrzej. Il serait le grand absent autour de la table familiale. Sa place serait symboliquement inoccupée et les enfants poseraient probablement des questions. Halina l'espérait. Elle voudrait qu'Andrzej les entende demander après lui, s'étonner que personne ne touche à son assiette ou encore se plaindre que la chaise la plus confortable reste vide pendant qu'on leur réservait des bancs sans dossier. Qu'ils crient et chahutent autant qu'ils le souhaitent ! Comme ça leur vient. Ils ne crieront jamais assez fort.

Samedi, la veille de Pâques, Andrzej ronchonnait comme il aimait le faire depuis qu'il ne marchait plus. Quelle idée stupide elle avait eu de solliciter son jugement sur les oeufs décorés, préparés, probablement en dilletante, par leur deux fils ! Le résultat ne lui convenait pas. La couleur était trop grossière, mal répartie et pas assez vive. Bref, rien n’allait. Il râlait comme le ferait un ivrogne en fin de soirée. Impuissant à agir, il était résigné, malheureux. Quelques mois auparavant, au tournant du siècle, le colosse Andrzej semblait encore dans la force de l'âge. Il était autant redouté qu’adoré, pour son jugement plein d'esprit et de sagesse. Ses colères étaient puissantes et volcaniques et il ne fallait pas, à l'instant de l'éruption, lui tenir tête, sous peine de subir une de ses rancunes au long cours. Les plus proches de ses amis, sa famille et même les voisins avaient appris à laisser le vieil homme s'emporter, faire son numéro de patriarche et laisser gentiment retomber la colère, quitte a revenir nuancer l'argument quelques heures ou quelques jours plus tard. Parce que paradoxalement Andrzej savait aussi écouter et gratifier son interlocuteur d'un tardif mais sincère "pourquoi pas après tout!" qui passait comme l'acte majeur de conciliation. Ces derniers temps son expression se limitait à un petit grondement où se glissaient quelques syllabes mal formées. C’était désormais la seule forme de communication possible, à peine compréhensible et surtout inoffensive aux yeux du monde.

Les oeufs de Pâques ! Halina avait bien tenté de défendre leurs deux fils, Krystof et Jan, tout deux proches de la quarantaine et malgré tout totalement novices dans la discipline. Mais il n'y avait, semblait-il, pas la moindre circonstance pour atténuer le jugement du père. Le son monocorde et grave qui sortait de sa bouche ne variait pas.

Il maurigénait encore, samedi dans la soirée, quand Krystof, l'ainé, était passé à la maison prendre la liste des courses pour le lundi. Halina la lui avait tendue en chuchotant que son père dormait problablement et qu'il ne fallait pas le réveiller. Mais, il tenait à le saluer. "Ce serait bien la première fois !" s'était-il exclamé tandis qu'il traversait le couloir pour rejoindre son père dans la véranda. Halina, immobile dans la cuisine, observait la scène de loin. Le long coridor s'illumina instantanément quand Krystof ouvrit la porte sur son père. Le vieil homme, abruti de sommeil, sursauta et dodelina de la tête en se redressant. Quelques secondes lui furent nécessaires pour reconnaître son fils. À distance, Halina comprit immédiatement ce qu’annonçait la posture de son mari - la bouche de travers, le regard grave et le cou raide – qu’elle avait plusieurs fois observée ces derniers temps. Le vieil homme était en colère – les oeufs - et il fallait que ça sorte !

Mais, Krystof, sans doute pour rassurer sa mère et écourter l’intrusion, eut un comportement qui ne lui ressemblait pas. Il se pencha vivement sur la tête de son père, lui embrassa le front avec tendresse, lui mit une main sur l'épaule avec douceur comme le ferait un prêtre sur celle d'un malheureux venu mendier un quignon de pain et lui lança avec gaieté : "j'ai la liste ! Tout sera parfait lundi, tu verras. Maman a sa petite routine et nous, nous nous occupons du reste." La phrase déclamée, elle le vit tourner les talons, planter son père sans autre manière, sortir de la maison et disparaître.

Un instant, les regards d'Halina et d'Andrzej se sont croisés; elle interogative, debout, la hanche contre la table de la cuisine, lui livide dans son fauteuil. Immédiatement, elle détourna les yeux, fit claquer le torchon comme un fouet pour chasser le chat de la table, remplit un verre d’eau et clama quelques banalités sur le printemps tardif et les bourgeons des rosiers. La diversion était grossière, sans doute mal venue, et l’expression d’une forme de panique. Ce qui venait de se jouer, elle pouvait le lire dans le regard de son mari. Halina n’aurait pas supporté que lui aussi puisse lire en elle.

Le dimanche matin, dimanche de Pâques, il ne s’était pas réveillé.

Depuis sa chambre, Halina entendit la porte d'entrée, dont le bruit était si particulier, annoncer le premier visiteur. Traditionnellement, c'était son frère cadet, célibataire, d'une ponctualité maladive, qui arrivait le premier. C'était probablement lui. Il lui avait promis de venir plus tôt encore pour "jouer le majordome". La véranda était prête à recevoir toute la famille. Les bancs de la remise installés, la table de la cuisine en renfort, la nappe en tissu pour l'apparat, les assiettes et les couverts en attente de convives. Il saurait parfaitement se débrouiller. Elle prendrait quelques minutes de plus.

En l'entendant crier "c'est moi, Tadeusz !" elle sourit.

Il lui fallait encore quelques minutes, une dizaine au moins, pour finir de se préparer et, d’abord, changer cette robe rose qu'elle aimait tant mais qui ne conviendrait pas devant tout ce monde. Elle passerait une robe noire avant de descendre pour se plier au rite du deuil. Peut être ses belles filles seraient-elles aussi en noir? D'ici quelques minutes, toutes ces silhouettes sombres produiraient un drôle de ballet, à passer d'une pièce à l'autre lentement pour ne pas égratigner la tristesse collective, à se relayer devant le lit de mort après avoir fermé la porte doucement, à engouffrer quelques kilogrammes de nourriture en veillant à ne pas heurter l'assiette avec les couverts. Ce sera un lundi de Pâques du silence. Sauf si les enfants, les plus petits, se laissent aller à être eux-mêmes. Mais comment feraient-ils autrement ?

La porte d'entrée s'ouvrit une nouvelle fois. Des mots étaient chuchottés, impossible à distinguer de la chambre. Quelqu'un était entré dans le bureau pour veiller le mort. Et puis, enfin, un tonnerre de pas qui cavalcadent sur le parquet, des petits cris "les oeufs ! les oeufs !" Une voix d'adulte tentait bien de stopper le vacarme, dans un chuchotement ferme qui se voulait autoritaire. En vain.

Quelle belle idée d'avoir insisté pour que la tradition du lundi de Pâques fut respectée dans cette circonstance, se dit Halina, esquissant un sourire pour elle-même à travers le miroir.

La robe noire. S'habiller d'abord, se coiffer, se maquiller ensuite, ajuster les vêtements si besoin, puis le parfum. Il n'y avait que des sages raisons à respecter cet ordre.

Malgré tout, Halina, toujours dans sa robe rose, prit délicatement la brosse ornée de deux lys que lui avait offert Andrzej lors d'un voyage à Cracovie. Le dos de la brosse était en os sculpté : les deux lys s'entremêlaient dans un mouvement parfaitement symétrique. Elle prit la brosse et décida de se faire un chignon.

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