LA SUITE N° 12
Elie Milreuc
Ce dimanche soir n’en finit plus. Et demain, je commence un stage professionnel. Le doute m’envahit. Je me répète en boucle : « Les blouses jaunes, c’est pour les nouveaux pensionnaires. Les bleues, c’est pour les anciens. » Non, c’est l’inverse ! Je ne sais plus. Pourtant, lors de l’entretien, ç’était clair. Pourquoi mettent ils des blouses à leurs pensionnaires ? Ils auraient dû faire plus simple : une couleur pour les mamies, une autre pour les papis, comme à l’école ; blouse rose pour les filles, bleu marine pour les garçons.
En général, le dimanche soir, Lucile me propose toujours de regarder un film, avec toujours une bonne raison.
- De toute façon, tu ne dormiras pas.
C’est vrai, je ne vais pas dormir. J’ai regardé trop de films. A la fin, j’ai mélangé plusieurs histoires. Woody Depardieu donnait rendez-vous à Jennifer Blanchett sur le Costa Titanic, un grand bateau, quelque part entre New York et le Quartier Latin. Je n’ai pas vu la fin.
Autant me coucher, dans le silence, dans le noir, bien à plat, en espérant quelques instants de répit. Essayer de tout oublier, jusqu’à demain.
***
Ce matin, je suis arrivé à l’heure. Un instant plus tard, j’étais propulsé dans un monde que je ne connaissais pas encore. Petits déjeuners, toilettes, levers, pause, puis soins et ateliers jusqu’à midi. Même pas le temps de me questionner pour savoir si j’allai continuer dans le médical. Il le faudrait pourtant.
L’infirmière en chef m’a interpellé, en sortant de son bureau.
- Mickael, garde un oeil sur Mme de MARK, la chambre 12. Il faut la surveiller de près. Dès qu’elle le peut, elle sort promener dans le parc, dans le parc de son enfance. Elle a vécu ici avant que le château ne soit racheté par le département. Avec le froid qu’il fait aujourd’hui, à son âge, c’est la pneumonie assurée. On va avoir les enfants sur le dos. Qu’elle s’en sorte ou pas ! C’est la chambre 12. D’accord ?
Attendait-elle une réponse ? Le temps de finir sa phrase, elle avait déjà tourné au fond du couloir. Ses derniers mots se sont envolés vers le plafond.
J’arrivai justement devant la 12. J’aurais dû trouver Mme de MARK sagement étendue dans son lit, attendant les aides soignantes. Les anciennes du service, parlaient de « la suite N° 12 », de « Mme la Markise ». Mesquines, jalouses. Parce qu’une salle de bain et un salon complétaient la chambre et que, dans le temps, ces pièces constituaient le petit salon du château où vivaient les « de MARK » depuis des générations. Dans le fonds de la pièce, un grand placard subsistait. Il n’avait pas été débarrassé, à la demande des enfants.
Mme de MARK n’était pas dans son lit. Je voulais demander de l’aide, avertir les responsables. Mais, elle ne pouvait pas être loin, malgré ses envies de fugues et d’air pur. J’avais un pressentiment. J’avançai vers le petit salon, faisant glisser mes pieds comme sur des patins, tout doucement, pas à pas, pour ne pas faire craquer le vieux parquet. Elle se tenait debout, devant le placard, dont les portes étaient ouvertes. Elle m’avait entendu, malgré mes précautions.
- Marie, Marie, pouvez-vous me dire où se trouvent mes bottines bleues? J’ai rendez-vous chez le notaire en ville. Marie, remuez-vous ma fille, je vais être en retard !
Imperceptiblement, ses épaules se sont abaissées. A peine. Un léger tassement. Elle était lasse de ne pas trouver ce qu’elle cherchait. Se résignait-elle ? Immédiatement après, d’une voix enjouée, chantante : « Comme il fait beau ! Je vais faire un peu de peinture. Le printemps est doux cette année ! N’est-ce pas Félix ? Comme vous dîtes parfois : « partons en peinture », une fois encore, voulez-vous ? Vous porterez le chevalet, je prendrai les couleurs et quelques cadres. Le parc est magnifique. Il faut que je dise à Gaston de remettre des nénuphars dans l’étang du bas… Vous les peindrez lorsqu’ils seront fleuris. Mais enfin Félix, répondez-moi ! Etes-vous devenu sourd ? »
***
Essayant de ne pas la perturber, je suis allé fermer la porte de la chambre restée entre ouverte. Les aides soignantes risquaient de l’effrayer, de la ramener trop brusquement dans un présent dont elle s’absentait, à petits pas, de plus en plus souvent. Ses yeux s’égaraient, passant d’une étagère à l’autre. Ses mains voletaient au hasard, frôlaient un objet d'un autre âge, oublié, démodé, contournaient les formes d’un autre, comme ferait un aveugle, puis, caressaient l’étoffe d’un vieil habit aux couleurs pâlies. Immergée dans ses souvenirs elle semblait étrangère au temps qui continuait sa course, doucement, inexorablement. Elle s’animait par moment, la mémoire sans doute électrisée par un détail remontant en surface, pareil à une bulle d’air trop longtemps enfouie, confinée dans d’insondables profondeurs.
Revenu dans le petit salon, je l'observai, appuyé au dossier d'un fauteuil, au bord de ce tableau dans lequel je n’avais pas de place.
Légèrement penchée en avant, elle tirait l’un après l’autre des tableaux rangés tout au fond du placard. Avant d'en repousser la plupart, après un regard rapide, comme on passerait d’un livre à un autre, sur le rayon d’une librairie. Pourtant, elle en sortit un, avec beaucoup de précautions, émue. Elle l'observa un grand moment, intensément, minutieusement, et dit, dans un soupir : « Je l’avais oublié celui-là. Il l’avait peint de mémoire, je crois. Un jour, il était entré dans cette pièce. Nous allions sortir. J’étais debout, devant ce placard. Je cherchais … je ne sais plus ce que je cherchais. J’avais ma robe bleue, celle avec le large col brodé de dentelle blanche. Il m’a dit, d’un ton impérieux : « Chérie, ne bougez plus. Un instant encore, s'il vous plaît; je dois m’imprégner de vous, de la pièce, de la lumière qui vous inonde. Oui, c’est ça, penchez un peu votre tête sur le côté. Parfait, magnifique ». Comme s’il avait pris une photo. Il avait ajouté : « votre robe ressemble à une cascade d’eau vive, elle jaillit telle une source, à flanc de montagne, de sous la frondaison de votre chevelure. » C’était la source de la vie, de notre amour, de la beauté. La dentelle figurait l’écume, blanche, pure, originelle. » Et puis, baissant les yeux, baissant la voix, scrutant ce qui n’était qu’une blouse, elle ajouta : elle est un peu passée de couleur…
Elle se tenait là, immobile, silencieuse, perdue dans ses souvenirs. Ecartant son bras, elle s’est appuyée à l’autre porte du placard, pour rétablir son équilibre, pour ne pas chavirer, ne pas sombrer.
- Madame, voulez-vous que j’approche votre fauteuil ?
- Je vous remercie, Edouard. Après, je voudrais consulter mes vieux cahiers, tout en haut, dans ces boites en carton. Ils datent de mon école primaire. Il faudrait que je rende visite à mon vieil instituteur.
***
Reposée un moment, elle se releva doucement, tendant ses bras, ses mains vers l’une des boites dont elle souleva le couvercle. Le soleil entrait par le côté de la pièce, révélant mille et mille grains de poussière, galaxie spontanée poursuivant sa course dans cet univers confiné.
- Louise, regardez, n’est-ce pas une merveille ce chapeau ? Des fruits exotiques, des plumes de faisans, de la dentelle fine, des fleurs en bouton. Quel ravissement. Je l’avais acheté pour le mariage de mon pauvre frère, il me semble. Elle s’est redressée, tout d’un coup. Agitée, en colère.
- Juliette, je ne suis pas contente ! Jacques est encore parti à l’école tête nue. Son bonnet est là, ses moufles aussi. Avec le temps qu’il fait ! Lorsque vous irez le chercher à l’école, n’oubliez pas de le gronder. Il finira poitrinaire !
Puis, d’une voix redevenue douce, une voix de maman : « Pauvre amour, pendant son service militaire, à chaque permission, il revenait enrhumé. Il est si fragile.»
Elle avait soufflé la fin de sa phrase. Elle était épuisée.
- Madame, voulez vous venir pour votre toilette ?
- Oui, Juliette, je viens. Faites-moi couler un bain. N’oubliez pas les sels. Le docteur PETILLO me le répète à chacune de ses visites. Cet été j’irai prendre les eaux à Vichy !
Passant mon bras sous le sien, le plus délicatement possible, nous sommes revenus à petit pas, comme après une très longue promenade. Traversant la salle de bain, j’ai remarqué que les robinets restés ancrés au mur, étaient dépourvus de tuyauterie. Cruel symbole ! Arrivée près de son lit, elle voulait s’étendre un peu. Elle était lasse.
- Je crois que je vais faire une petite sieste. S’il vous plaît, mon bon Félix, réveillez-moi vers quinze heures. Madame de BOIS GENTIL et sa sœur doivent venir pour le thé. Peut-être après, jouerons- nous aux cartes ...
La sachant tranquille, j’ai quitté la pièce, ignorant encore à qui sont destinées les blouses bleues, tellement ce moment passé avec Mme de MARK, hors du temps, m’avait bouleversé.
Très beau texte: fin et sensible. Bravo!
· Il y a environ 11 ans ·Diane Frost
Ravie de découvrir la fin de ton texte et de retrouver ce placard à souvenirs!
· Il y a environ 11 ans ·Marine Mazel
Le placard était très profond! Beaucoup de mal pour en retrouver la sortie. Bonne soirée;
· Il y a environ 11 ans ·Elie Milreuc