Femme se coiffant : le lit défait
Marie Christine Guidon
Les aiguilles de la pendule semblent avoir ralenti leur course folle et reprennent leur tic-tac binaire et nonchalant comme si rien ne s'était passé.
Elle sort de sa torpeur, ouvre les rideaux de velours grenat et une lumière presque aveuglante succède à l'obscurité. Aujourd'hui comme tous les lundis, c'est jour de repos pour les domestiques. Jour béni de la semaine car elle est seule dans cette grande demeure.
Il fait encore grand soleil mais cette belle clarté d'après-midi automnale s'estompera bientôt, masquée par l'ombre des grands marronniers du boulevard, sentinelles centenaires. Elle jette un regard furtif sur les passants qui profitent des derniers moments de douceur que leur offre septembre. L'instant suspendu parait baigné de poésie.
Engourdie, elle entrebâille la fenêtre pour laisser pénétrer un peu d'air frais. L'atmosphère semble paisible mais pourtant l'embrasement est décelable dans chaque recoin de la chambre.
A mi-hauteur, les cimaises directement exposées aux rayons encore vaillants sont recouvertes d'un voile poudreux. Des particules de poussière dansent, légères, avant de se poser doucement sur le manteau de la cheminée noire veinée de gris. Dans l'âtre se consument encore quelques braises, vestiges d'une flambée récente.
Un sursaut de lucidité la fait revenir à la réalité. Avant toute chose, se rhabiller, se recoiffer, dissimuler soigneusement toute trace, retrouver un visage neutre, une tenue irréprochable, ne pas perdre de temps.
Elle lisse du plat de la main sa robe de satin rose chiffonnée mais l'étoffe reste résolument froissée. Elle prend place devant sa coiffeuse presque machinalement, visiblement perdue dans ses pensées. Le peigne a bien du mal à dompter une mèche rebelle...rester calme, surtout ne pas céder à la panique. D'un geste précis et coutumier, elle ajuste ses cheveux à l'arrière avec quelques épingles à chignon.
Elle se repoudre par petites touches pour atténuer la rougeur de ses pommettes. Satisfaite du résultat, elle sourit. Elle ressemble à s'y méprendre au portrait de son aïeule qui trône dans le grand salon, un tableau aux lignes pures, presque une photographie.
D'un regard dans le miroir, elle aperçoit sur le fauteuil une débauche de vêtements jetés pêle-mêle et qui témoignent de la précipitation des dernières heures écoulées. Les murs tendus de toile ocre abritent encore quelques soupirs ça et là. Elle frémit d'aise en se rappelant les moments délectables qu'elle vient de connaître, l'âme chavirée.
Le lit a des allures de navire après la tempête et les draps forment des vagues où semblent engloutis des milliers de secrets. Il flotte encore dans la pièce des effluves d'écume.
Dans l'armoire aux portes entrouvertes, elle choisit une paire de draps d'une blancheur immaculée...rien ne doit entacher une vie si bien rangée, aucun obstacle ne doit surgir sur cette route si bien tracée, aucun soupçon ne doit faire basculer le plateau de la balance dans les affres du doute...elle change la literie. Passer de l'abandon le plus exquis aux rigueurs d'un quotidien sans fantaisie...Le rythme lancinant des minutes qui s'égrènent semble confirmer que rien ne s'est passé, ici.
Le soir tombe avec son lot de solitude, ses non-dits, son côté oppressant. C'est l'heure entre chien et loup où les passions s'apaisent.
C'est un jour comme tous les autres, sans drame. Tout reprend sa place imperturbablement.
La sonnette retentit. La porte claque. Elle entend des pas qui résonnent dans le corridor puis leur écho sur les marches dans une sorte de cérémonial familier.
Comme à l'accoutumée, elle est installée près de sa boîte à ouvrages, les yeux rivés sur sa broderie, l'air absorbé.
Son mari entre dans la chambre et dépose sur son front un baiser presque paternel.
Elle affiche un visage impassible : le feu sous la glace...