Femmes hors contrôle

Bernadette Dubus

huit femmes, venues d'horizons totalement différents et ne se connaissant pas pour la plupart, vont s’unir et mettre les pieds dans le plat en enquêtant en marge de la justice.

 "Femmes hors contrôle" édition Clair de Plume 34 

Une partie du premier chapitre pour vous donner une petite idée du roman 


Résumé : 

Dans un Paris déjà en ébullition - crues de la Seine, manifestations, état d'urgence - un étrange criminel sème la panique chez les cover-girls et se joue des meilleurs éléments du 36 quai des Orfèvres en mettant ses victimes bien en vue dans des jardins de la capitale : parc Georges Brassens, square Vert Galant, parc Monsouri, jardin japonais Albert Kahn,square Saint-Gilles Grand Veneur Pauline Rolland, jardin Anne Frank, Clos des blancs manteaux.

De l'hôtel des Anges où cohabitent familles africaines et prostituées au musée des Arts Primitifs, huit femmes, venues d'horizons totalement différents et ne se connaissant pas pour la plupart, vont s'unir et mettre les pieds dans le plat en enquêtant en marge de la justice. Un thriller qui révèle l'intimité de chacune d'entre elles concernées de près ou de loin par les victimes, et la capacité qu'ont les femmes à s'unir lorsqu'on touche à l'une d'elles.




Chapitre I

 

« Les femmesrougissentd'entendre nommerce qu'elles ne craignent aucunement faire. »

 Montaigne

 

1

 

Arlette… Hôtel des Anges

 

***

 

J'arpente le trottoir sous une brume glaciale qui refuse obstinément se retirer. Elle m'enveloppe comme une deuxième peau. Avril se termine et je ne me suis pas encore découverte d'un fil. Après un hiver très doux et humide, voilà le froid qui s'invite à Paris. Même le ciel se fiche de nous. Ce soir, Il fait sombre, froid, sinistre. Le lampadaire devant l'hôtel est toujours en panne depuis qu'une bande de casseurs l'a fracassé à coups de jets de pierres. C'était pendant une manifestation pour la défense des droits des homosexuels. C'est vous dire depuis combien de temps nous n'avons pas d'électricité dans la rue ! On ne peut pas dire que nous sommes sur les champs Elysées ici, ou place de la République, mais il se trouve toujours des bandes de cinglés cagoulés pour déborder jusque chez nous. Ça les amuse d'emmerder les putes, ce qu'on ne dit pas aux informations bien entendu. Souvent, ce sont des types payés pour faire croire à la population que les jeunes non violents s'éduquent à la violence, parfois des flics qui canardent histoire de semer la panique. Ça c'est déjà vu, et depuis longtemps. Mais la plupart du temps, ce sont des jeunes en mal de vivre qui cassent pour le plaisir de casser. Ceux-là, ils y mettent tout leur cœur.  Après mai 68, la CGT a créé son propre service d'ordre pour éviter tous ces débordements. Sous les cagoules, c'est comme sous la burqua, tu ne sais pas qui s'y planque. Vous savez, moi, elles ne me gênent pas les filles qui portent le tchador, ma grand-mère avait bien son fichu, elle, et ce n'était pas mon grand-père qui l'obligeait à le porter. Ce débat-là n'en finit pas  de diviser les femmes. Maintenant que la religion s'est emparée de notre couvre-chef, tout est bon pour nous emmerder. Même parmi nous il y a les « pour » les « contre » et les « je m'en fiche ». Mais la burqua, ça, je ne supporte pas, une prison déambulatoire à laquelle il ne manque que les barbelés. Remarquez que je ne supporte pas plus les cagoules qui peuvent cacher des casseurs, terroristes, et flics ! Quelle époque on vit, mon Dieu !

Je souris en pensant au mot « canarder », une expression bien de chez moi. Pourtant c'était il y a longtemps, chez moi, et j'aurais mieux fait d'y rester. Un petit village paumé des Cévennes : à l'automne, les châtaignes ; l'été, les touristes ; l'hiver il neigeait. Je ne vais pas vous raconter les journées au bord de l'Orb aux beaux jours, les baignades dans l'eau fraîche de la rivière, les cailloux qui glissaient sous nos pieds, nos éclats de rire de l'enfance. A l'adolescence, je m'y ennuyais à mourir. Nous nous y ennuyions tous. Les copains et copines sont partis, à part Gilbert, le seul qui a repris l'exploitation familiale. Certains ont retapé la maison de leur enfance pour en faire une résidence secondaire. Je sais qu'ils se retrouvent tous les étés comme dans « La Gloire de mon père ». Un genre de truc « anciens combattants »… Je n'y suis jamais allée, et pour cause. Vous me voyez au milieu d'eux ? Je ferais tache, comme un encrier renversé sur un beau poème calligraphié. Enfin, on ne refait pas l'histoire, n'est-ce pas ? Gilbert, il ne s'est pas marié. Trop timide. Je le voyais souvent me regarder, l'air de rien, mais je ne savais pas s'il avait des sentiments pour moi ou s'il me trouvait tellement moche qu'il ne pouvait détourner son regard fasciné par ma laideur. C'est si loin… Et c'était hier. C'est vrai, j'étais moche. Grande, plus grande que la moyenne, maigre comme une aranguette[1], plate comme une morue (je parle du poisson là, pas de mon boulot), un nez disproportionné. Sans lui, j'aurais pu être jolie avec mes grands yeux noirs et des traits de visage délicats, une bouche bien faite. Mais avec ce tarin comme une péninsule… Je ne me souviens plus qui disait ça. C'était dans la littérature, mais il y a tellement longtemps que je ne lis plus ! J'ai rêvé de chirurgie esthétique. Ce fut le rêve de ma vie, sans compter les autres dont je ne vous parlerai pas. Si j'avais été jolie, cela aurait-il changé le cours de mon existence ? Pas si sûr. J'ai connu des putes belles comme une nuit sous les étoiles. Ce n'est pas ce qui a permis aux hommes d'avoir des égards pour elles, au contraire… En plus, pour arranger le tout, jamais je n'ai pu attraper ce fichu accent parisien. J'ai gardé le mien, celui de mes quinze ans, et il n'est pas né celui qui me fera en changer ! C'est la seule chose qu'on ne peut pas me piquer, mon accent du Midi et l'éducation verbale de ma mère, avec les « s'il vous plaît, merci, je vous en prie, excusez-moi ». Vous croyez que parce qu'on est pute, qu'on arpente le trottoir à longueur de nuit, on ne peut pas avoir gardé un brin d'éducation ? Ma mère me conseillait toujours de fermer ma bouche. Elle avait raison, je ferais bien de fermer ma bouche, et je la ferme. Si on me demande qui a cassé le lampadaire, je dirai que ce sont des jeunes. C'est tout. Ce mensonge, en se glissant hors de mes lèvres, aura un goût de bile. Mais une pute, elle a tout intérêt à se taire. Côté flics, côté mac, côté journaleux. Pour en revenir au lampadaire, ça me rend dingue ce coin d'obscurité. Des ombres se faufilent, pernicieuses. Je les vois. Il paraît que c'est la brume qui monte de la Seine, mais moi je vous dis que ce sont des fantômes de maquereaux assassinés revenus pour se venger. Ce n'est pas que je sois trouillarde, mais je préfère la lumière. Sans compter qu'avec tout ce qu'on lit dans les journaux… Et je ne vous parle pas du terrorisme ! Tenez, pas plus tard qu'il y a trois jours, on a trouvé une gamine de quatorze ans dans une allée du square du Vert-Galant. Son assassin, après l'avoir poussée sur un coin de muret, l'a étranglée et a eu la délicatesse de mettre une fleur blanche sur son ventre. Morte sur le coup, disent les médias. Sur le coup de quoi ? La chute ou la strangulation ? Ils ne le disent pas. Pour le moment, ils ne révèlent pas non plus si elle a été violée ou pas, mais quand même, ça me met les jetons. Les copines me disent « te biles pas, tu ne risques rien, t'es trop vieille ma poule ». Une vieille poule. Voilà ce que je suis. Une vieille poule de cinquante-cinq balais, bonne pour la casse. Une poule qui ne pond pas des œufs. Je suis stérile suite à un avortement clandestin. Et pourtant Madame Simone Veil les avait autorisés, les avortements… Elle est belle cette femme. Elle est intemporelle comme une madone du Moyen Age. C'est la madone des femmes. Mais quand tu n'as pas la sécu – à l'époque la CMU n'existait pas - quand tu tombes sur un toubib contre l'avortement qui te traite de meurtrière, des infirmières qui te regardent comme une pestiférée, tu n'as pas beaucoup de chance. On te fait poireauter jusqu'à ce que ce soit trop tard. Alors tu vas en Hollande ou tu le gardes, ou tu trouves une « faiseuse d'anges » comme on disait dans le temps. Figurez-vous qu'il y en a encore. Mais, le plus souvent, on faisait ça entre copines. Finalement, ce n'était pas plus mal. Je ne voulais pas être mère, ça tombait bien. C'est ce que je me dis pour oublier que j'aurais voulu fonder une famille à une époque si lointaine qu'elle me semble faire partie d'une autre vie. Le trottoir, je ne l'ai pas choisi. Je l'ai mangé à coups de poings et je m'y suis cassé les dents. Bon, le lampadaire. Je ne sais pas pourquoi j'angoisse. C'est ce type. Mon client quotidien. Depuis une semaine, il vient tous les jours, y compris le dimanche. Pour quoi faire ? Vous allez rire. Que vient faire un client chez nous ? Eh bé le mien, il vient parler. Croyez-le ou pas, ça me colle une frousse bleue. Ponctuel, le type. C'est son heure, vingt-deux heures quarante-cinq. Que j'aimerais qu'un client normal se pointe ! Un normal, qui veut baiser, quoi. J'ai le ventre à l'envers et des nausées.

Il commence à pleuvoir. Des voitures passent à vive allure, ce n'est pas la limitation de vitesse qui les gêne ni notre présence. Nous faisons partie du décor et les flaques d'eau sont pour notre pomme. Vingt-deux heures quarante-cinq, pas une minute de plus, pas une de moins, je le vois arriver dans la pénombre. Merde ! Et Marcel, cette andouille qui ne comprend rien aux femmes ! Il pourrait se plaindre à la mairie ou chez les flics ! C'est la meilleure, tiens ! J'aurai tout imaginé comme fantaisie ! Je voudrais que le mac du coin, le mien, le nôtre, aille chez les poulets demander qu'on répare le lampadaire qui éclaire ses putes. Marcel, finalement, nous nous y sommes faites. Cela fait plus de quinze ans que l'on bosse pour lui. Il nous a rachetées avec l'argent de l'assurance lorsque son épicerie a brûlé. Il faut croire que nous ne devions pas valoir grand-chose pour que notre ancien mac nous libère pour si peu. Eh bien oui, mesdames, il n'y a pas que dans les PME que l'invalidité des employées pose problème ! Marcel, c'est un vieux, lui-aussi. Soixante-dix balais ! Il a du respect. Oui, oui. Pas de Roumaines, pas d'Africaines, il travaille pour la France. « Restons français, dit-il. Faisons travailler notre pays. »  Il loge des Africaines auxquelles il fait payer très cher une chambre pourrie et vote au Front national. Je me demande bien ce qui motive son choix. Moins raciste que lui, il n'y a pas. En fait, il préfère son business personnel. Pas de réseaux, pas de chef au-dessus de lui. Il ne prend que des vieilles putes bonnes à recycler comme les bouteilles d'eau. Cool. Tu parles ! Qui voudrait de nous à présent chez les macs modernes ? Quatre, nous sommes quatre, nous avons toutes passé la cinquantaine. Des putes décomposées, pas chères. Avec nous, il arrondit ses fins de mois et sa petite retraite d'épicier. Marcel, il n'est pas violent. De temps en temps, l'une d'entre nous se prend une baffe, pour la forme, mais c'est parfois pire chez certains gens mariés, petit peuple ou bourgeois et même dans la Haute. J'en ai rencontré une de ces victimes silencieuses et nous sommes devenues amies, alors, je sais de quoi je parle. Donc, nous ne sommes pas plus malheureuses que les mémères obligées de vivre avec un gros salaud qui les cogne et qui restent avec lui parce qu'elles ont des mômes et rien pour les faire croûter. En plus, du haut de ses soixante-dix balais, il ne fait pas le poids, le Marcel, c'est un gringalet et on reste avec lui parce qu'on n'a personne d'autre. Moi je n'ai pas choisi ce métier, je suis tombée dedans par amour il y a presque quarante ans. Comme les autres femmes, celles qui sont mariées. Comme Obélix dans la potion magique. Pas magique du tout celle-ci ! Et je m'y suis cassé les dents. Je vous l'ai déjà dit, me semble-t-il, non ? Enfin, faut bien bosser, n'est-ce pas ? Marcel, il n'est pas chien. Il paye bien ; réglo, le bonhomme, protecteur, tout ça… Logées, nourries… Ça fait familial. Mais pour la clientèle, tu parles de riches héritiers ! Les passes de vieilles, ça ne va pas chercher bien loin. C'est pour les fauchés. On fait dans l'humanitaire…

 

Toutes ces pensées se bousculent en un éclair dans mon esprit tandis que le cinglé s'approche, visage impassible. Petit, blondinet, yeux bleus candides avec d'énormes lunettes, maigre comme un coucou… Costard vert bouteille impeccable et cravate rouge, des godasses des années cinquante, bien cirées, avec le bout pointu. On le croirait sorti d'un vieux film. Pourtant, il doit friser la cinquantaine. Je suis prête à parier qu'il habite chez sa mère. A tous les coups, ce costard c'est celui que portait son père à son mariage. Il ne m'adresse pas la parole dans la rue, s'arrête seulement devant moi et me regarde droit dans les yeux. C'est un rituel immuable. Son regard me glace. On dirait deux icebergs flottant sur l'océan Arctique.

 

Nous montons les escaliers de l'hôtel qui nous sert de refuge et de logis. « Home, sweet home ». Coquet, l'hôtel, il n'y a pas de punaises dans les lits et l'eau coule au robinet. Pour le reste, il ne faut être trop regardant. On y rencontre des touristes égarés qui s'enfuient en courant à peine arrivés, et des familles d'émigrés clandestins qui vivent à plusieurs dans une chambre pour un prix exorbitant. Notez que c'est bien organisé : les familles sont au second étage, nous au premier. Il nous arrive de garder les enfants et de les conduire au parc le mercredi après-midi… Quand je vous dis que c'est familial ! Donc, je passe devant lui, je suis persuadée qu'il ne regarde même pas mes fesses qui tombent. Et je gage qu'il n'est pas homosexuel. En fait, il n'est rien, ni un mammifère, ni un poisson, ni un reptile. Avec ses couleurs chatoyantes, il serait plutôt… un insecte. Voilà, un insecte. C'est le terme que je cherchais depuis des jours. Je pourrais l'entendre crisser comme les cigales chez moi. Une cigale, c'est une cigale !  Un de ces jours, il va me pousser la chansonnette. Toutes ces pensées en quelques secondes, le temps d'arriver à la chambre. Au passage, je fais un signe à Valérie la sœur de Marcel, la gérante de l'hôtel. Elle sait. Elle n'est pas tranquille elle non plus.

J'introduis ma clé dans la serrure. Ce geste répété tant de fois me semble incongru dans le contexte actuel. Je referme derrière moi. Pas de verrouillage de porte, c'est interdit.

- Fermez la porte s'il vous plaît. A clé.

Sa voix de crécelle me fait l'effet d'un objet grattant sur une vitre et me rappelle la craie sur le tableau noir de l'école. Voilà qui devrait me rassurer, c'est peut-être un ancien prof. D'autant plus qu'il me vouvoie. Le vouvoiement, c'est une marque d'éducation et de respect.

Je tente l'impossible pour ne pas me trouver cloîtrée comme une none dans un monastère. Les portes fermées me donnent des angoisses.

Timidement, je me défends.

- C'est interdit. Le patron ne veut pas.

Le bruit de craie recommence.

- C'est moi qui paye, alors veuillez fermer la porte.

Il m'arrache la clé des mains et nous enferme. C'est la première fois qu'il réclame de l'intimité. J'ai la trouille.

Je me déshabille lentement et me retrouve complètement à poil sous le regard inexpressif de ses yeux vides. Il a l'air de s'en foutre de mes seins flasques et des veines sur mes jambes qui ressemblent à des tuyaux. J'ai gardé mes bas de contention, ça ne l'indispose pas. Allongée sur le lit, j'ai froid, et pourtant Annette nous bichonne, la chambre est chauffée. 

Assis dans un fauteuil, droit comme un « i », il me demande pour la énième fois d'où je viens, comment j'en suis arrivée là. Au début, j'ai cru que c'était un journaliste. Ensuite, je n'ai plus rien cru. Il pourrait se mettre à l'aise, poser sa veste, s'affaler dans le fauteuil, non, non, rien de tout ça. Pas un bouton déboutonné.

- Racontez-moi votre dernier client. C'était bien ?

Bien ? Tu parles si c'était bien ! Le pied, tiens ! Toujours la même chose. Il me demande s'il me prend par derrière, si je le suce, et plein d'autres horreurs que je fais mais dont je ne parle jamais. J'ai horreur d'en parler, ça me salit la bouche. Lui, il reste de marbre, on dirait que ça ne l'intéresse pas. Ou alors, il cherche des idées pour le faire avec sa copine. Je lui conseillerais bien de lire le Kâma-Sûtra mais je ne pense pas qu'il apprécie.

- Habillez-vous.

Je me dépêche de remettre mes fringues. J'ai honte de ma nudité. Alors, ça ! Il faut le faire.

C'est un psy ! Voilà, un psy ! Il psychanalyse les putes gratos. Il se dit qu'ici, au moins, il y a de la matière, de la vraie.

Enfin, gratos, façon de parler car c'est lui qui paye, et il paye bien. Deux cents euros qu'il me glisse dans la main. Tu parles que Marcel apprécie. « En plus, t'as même pas à ouvrir les cuisses », me dit ce poète né. Cent cinquante euros pour Marcel, cinquante euros pour moi. La classe. Il faut dire que Marcel a la pétoche. Il préfère partager, on ne sait jamais qui pourrait être ce type. Marcel, il a le sens du partage, un sens bien à lui, inné.

Ma cigale s'en va sans un au-revoir, un peu moins droite qu'en rentrant comme si elle portait ma vie sur ses maigres épaules. Mais je sais qu'elle sera encore là demain droite comme un « i ».  Qu'a-t-elle fait de ma vie entre temps ? Mystère. La vie d'Arlette a-t-elle une quelconque valeur aux yeux du monde ?

 

 

 

 

 

 

2

 

Violette Barbieri

 

Un petit nid douillet ce studio près du parc Georges Brassens. Cher aussi. Minuscule. Un coin cuisine pour lilliputien, un coin bureau, un coin dodo. Violette l'a aménagé elle-même à part la cuisine intégrée faisant partie de la location. Pas besoin de tonnes de meubles. Un bureau, quelques étagères, un fauteuil, un canapé transformable. Des murs vieux rose pâle et vert amande. Des couleurs tendres propices aux rêves. Comme décoration, ses dessins et peintures. Cela fait deux ans qu'elle est inscrite à l'Institut supérieur des Arts appliqués cycle « architecture intérieure » où elle « cartonne » et se classe parmi les meilleurs. « Un avenir tout tracé » aux dires de ses professeurs. Mais quand elle a encaissé les aides de l'État, elle n'a plus rien pour manger, ni pour payer son loyer, et moins encore pour les transports. Après six mois de ce régime, elle avait perdu quelques kilos, reçu l'huissier qui l'a menacée d'expulsion. La vie à Paris, monotone, triste, solitaire, sans aucune sortie, ni diurne ni nocturne. Évidemment, hors de question de demander de l'argent à ses parents. Ils ont déjà payé l'école, pas question d'en redemander, et surtout pas de se planter. L'ordinateur ronronne doucement. Son devoir est terminé, il est près de six heures du matin. Le soleil va se lever et éclairer le parc Georges Brassens. Le ciel rosit du côté de l'est. On dirait qu'il va faire beau. En fermant les yeux, elle pourrait voir la mer. Ironie du sort, moquerie de la vie. Violette, la Sétoise, habite à Paris près du parc Georges Brassens. La ressemblance s'arrête là. Elle ouvre les rideaux, puis la fenêtre. Une bouffée d'air froid et malodorant pénètre dans son nid. Elle cherche l'odeur de l'iode, le parfum de Sète et soupire. Comment a-t-il fait Georges pour survivre ici ? Les copains d'abord. C'était ça son secret ? Pauvre, mais tellement de copains ! Au lieu d'aller à l'école elle aurait mieux fait de s'installer à Montmartre pour peindre et dessiner. Ce ne serait pas le Pérou, mais au moins elle ne ferait pas semblant. C'est ça, son problème. Sauver les apparences. Pour que sa mère puisse dire à Sète en vendant ses tielles « Ma fille ? Elle est dans une grande école parisienne ». Ça fait bien, mais les clientes haussent les épaules. Une fille de pêcheur, ça restera toujours une fille de pêcheur, même si papa Barbieri n'est pas à proprement parler un « pauvre pêcheur ». Bref, il paraît qu'elle a de la chance aux yeux des Parisiens ! Un appartement près du parc ! Avec un peu d'imagination, elle pourrait apercevoir quelques joggeurs matinaux du samedi dans l'allée qui conduit au bassin, les voir passer devant la statue de Georges sans un regard pour lui. Elle ferme la fenêtre. La fraîcheur est rentrée. Un peu de chaleur lui fera du bien. Elle allume le radiateur. La machine à café clignote et le liquide noir comme de l'ébène répand dans le studio son arôme « robusta » revigorant. Une cuillère pourrait tenir dedans. Le besoin de caféine tourne à l'obsession. Premier rendez-vous à dix heures. Sous la douche brûlante, le gel crème à la vanille complète l'odeur de gâteau. Puis, une crème au lait d'ânesse bio pour adoucir la peau. Ce savon, c'est son amie qui le lui envoie du Larzac où elle élève des ânesses et manifeste avec la confédération paysanne. Des fois, quand son moral dégringole en dessous de zéro, elle se dit qu'elle aurait mieux fait d'élever des chèvres, faire du fromage et aller jeter des tonnes de crottin devant la préfecture de l'Hérault. « Ne réfléchis pas, ma fille, continue tes ablutions. » Un bon shampoing et un séchage à la va-vite pour donner l'idée d'une échappée de lit. Mais tout est impeccablement programmé. Même la sortie de bain en soie de Chine. Une cascade de fleurs de cerisiers descend le long du tissu moiré. Un peu d'encens, à peine, juste une légère fragrance à la vanille. Vite, changer les draps. Elle fourre ses draps ordinaires en coton dans le coffre de la salle de bain, met des draps de soie. Les noirs. Avec le rose des murs le mariage est parfait. Ensuite, le maquillage. Léger, discret. Deux tasses en porcelaine de Limoges sur un plateau en nacre qui lui a coûté les yeux de la tête… ainsi que tout le reste. Plus rien ne ressemble au petit studio d'étudiante assidue. L'ordinateur est fermé. Un peu d'appréhension quand même. Aujourd'hui elle reçoit un « nouveau », mais un nouveau pas comme les autres. Il n'a pas été recommandé par Victoria, la directrice de la galerie d'art contemporain « Message en ligne » où elle fait des extras lors des vernissages. La dame n'est pas n'importe qui. C'est elle qui lui a trouvé ce « job » pour arrondir ses fins de mois. Arrondir n'est pas le mot, ou alors c'est arrondi comme le ventre d'une femme enceinte. Son banquier est ravi, le propriétaire aussi, et ses parents croient qu'elle bosse dans un fast-food près de la tour Eiffel. Elle peut leur raconter n'importe quoi - ils ne sont jamais venus à Paris - un fast-food près de la tour Eiffel, le nec plus ultra, elle est payée comme une princesse. Tu parles ! Ils croient tout. Ils la croient. Débrouillarde la fifille, comme son père. Pourvu qu'aucune de ses copines de Sète n'émette jamais l'idée de venir lui rendre visite ! Donc, ce petit nouveau ne vient pas de la part de Victoria, elle a fait sa connaissance sur un site de rencontres un peu spécial, sur un internet encore plus spécial.

Neuf heures quarante-cinq. Comme un soupçon d'angoisse. Normal. Un nouveau.

Dix heures. On sonne. Ponctuel. Un réglo. Elle attache son déshabillé. Cela ne se fait pas d'aguicher dès l'entrée. Il est toujours possible qu'elle ne lui plaise pas.

Elle ouvre la porte. Charmant. Un brun, taille moyenne, bien fait, des yeux noirs comme le café qu'elle va lui servir. Habillé décontracté. Il ne faut pas avoir de préjugés, les hommes d'affaires ne portent pas de costard le week-end. Séduite. Mais il ne faut pas s'attacher aux clients. Surtout pas. Celui-là, elle sait qu'elle pourrait en tomber amoureuse. Mais des aventures comme dans « Pretty woman » il ne faut pas en rêver. Cela n'existe pas.

- Entrez, excusez-moi, je n'ai pas eu le temps de m'habiller.

Toujours le même scénario et cette phrase idiote qui le fait sourire.

- Vous êtes très belle.

Elle est persuadée d'avoir rougi.

- Un café ?

- Un thé, plutôt. Vous avez ça ?

Bien sûr qu'elle en a ! Elle sort le service marocain qu'elle a acheté à Fez il y a deux ans, fière de s'en servir pour une fois. Rares sont les hommes qui réclament du thé.

- A la menthe ?

- Va pour la menthe. Vous vous y connaissez en thé ?

- Ma foi…

Il sourit. Encore.

La bouilloire siffle. Brassens chante discrètement « un p'tit coin de parapluie ».

- Vous aimez Brassens ?

- C'est mon compatriote, croit-elle bon de rajouter.

- Je me disais, avec votre accent, vous n'êtes pas parisienne, fait-il remarquer d'un ton moqueur.

- Ça se voit tant que ça ?

Il rit. Elle se vexe. Une envie de le gifler la démange. Cela doit se voir sur son visage.

- Je vous taquine, dit-il en souriant.

Puis, il redevient sérieux. Une ombre passe devant ses yeux.

- Puis-je vous demander un service ?

Ho, qu'elle n'aime pas ça !

- …

- Auriez-vous un Doliprane ?

Pour le coup, c'est elle qui a envie de rire. Il va lui servir le coup de la migraine comme une femme qui n'a pas envie de faire le « devoir conjugal » et n'ose pas le dire à son macho de mari.

- Je dois avoir ça dans ma pharmacie. Je vais vous en chercher un.

Dans la salle de bain, elle se regarde dans la glace. Qu'est-ce qui cloche ce matin ? Elle ne le sent pas, ce type. Trop gentil. Le coup du Doliprane, énorme. Victoria lui a dit de se méfier car un train de vie comme le sien ne peut que susciter des interrogations et des jalousies. D'ici que le fisc lui ait envoyé un inspecteur ! Sur le blog Internet, il s'était présenté comme un dirigeant de PME à la recherche d'une compagne pour les cocktails mondains. Rien d'anormal. Elle devait être jolie, cultivée. C'est son côté artiste qui l'a séduit parmi des dizaines et des dizaines d'autres filles plus attirantes. Aujourd'hui, il est là pour la tester. C'est un peu comme passer un examen, à part qu'il finit inévitablement dans le lit. Elle n'est pas stupide. Il doit en tester plusieurs des nanas comme elle avant de faire son choix. N'aurait-elle pas mieux fait se contenter des hommes envoyés par Victoria au lieu de travailler en free-lance ? Mais peut-être, aujourd'hui, a-t-il seulement la migraine ?

Il l'attend sagement devant son petit verre fumant. Il s'est servi le thé. Pas très raffiné tout ça.

- Je me suis servi et je vous ai servie, dit-il gentiment.

Finalement, pas si mufle qu'elle l'avait imaginé, bien qu'il bouscule tous les codes de la bienséance. Pourquoi a-t-elle l'impression de l'avoir déjà vu quelque part ? Des hommes comme lui il doit y en avoir des tas dans Paris. Quelle importance ?

Plus un mot. Ils sirotent le thé à la menthe.

- Vous connaissez le thé touareg et ses rites ?

Bien sûr qu'elle connaît ! Pour qui se prend-il ? C'est à son tour de sourire.

- Attendez ! lui dit-elle. Je n'ai pas de cornes de gazelle pour grignoter avec, mais j'ai mieux.

Elle pose triomphalement sur la table une boîte de « Zézette de Sète ». Une jolie boîte décorée d'un paysage marin.

- Ça, c'est de chez moi. C'est à l'anis.

La conversation s'éternise. Il veut tout savoir. Si ça continue, elle va lui taper son CV, ça ira plus vite, et une lettre de motivation. Est-ce cette conversation insipide qui la met si mal à l'aise ? Ça gargouille dans sa tête comme dans un estomac vide.

- Vous aimez les zézettes ? lui demande-t-elle en éclatant d'un rire nerveux devant la bêtise de sa question. C'est à l'anis, comme le pastaga.

Elle s'engouffre sans vergogne ses gâteaux préférés.

Mon Dieu ! Qu'est-ce qui lui prend ? Sa vision est floue, sa bouche pâteuse. En face d'elle, l'autre sourit toujours. Qu'est-ce qu'il a mis dans son verre de thé ?

- Chassez le naturel, il revient au galop. Il suffit de pas grand-chose, dit-il d'un ton acerbe.

Elle a envie de crier. Appeler les voisins. Mais c'est si bien insonorisé que personne ne l'entendra. D'autant plus qu'aucun son ne sort de sa gorge. Tout juste une plainte, le murmure d'un oiseau à l'agonie. Elle n'a le temps de rien. Il lui administre une paire de gifles magistrale et la pousse sur le lit.

- J'aime les draps de soie. N'as-tu pas honte de te vautrer dans de la soie alors que les autres putes comme toi arpentent les rues et les chemins ? Pour qui te prends-tu ? Tu ne viens pas de la Haute pourtant !

Autre paire de gifles. Son cou est douloureux. Il a dû lui claquer une vertèbre. Son petit déshabillé ne survit pas à la déchirure, arraché comme le papier d'emballage d'un cadeau de Noël entre les mains d'un enfant impatient. Son beau visage d'homme chic a pris les traits d'un oiseau de proie. Elle ne lui voit plus de grands yeux noirs de velours mais les yeux ronds du vautour devant un lapin. Comment peut-on passer de la beauté parfaite à une laideur édifiante ?

Il arrache son propre pantalon, sans quitter ses chaussures et se jette sur elle.

- Tu as un beau cul et des seins de madone. Comment ose-t-on gâcher un si beau corps ? Suce-moi.

Oh non ! Ce n'est pas qu'elle déteste ça. D'habitude, cela fait partie des petites gâteries qu'elle offre à ses clients. C'est comme une glace à la vanille, lentement elle lèche, et l'autre ne s'imagine jamais qu'elle pense à un cornet « Suprême ». Mais là, non. Il pue. Sous le beau vernis se cache la crasse. Combien de femmes a-t-il violées sans se laver ? Elle ne peut pas, il l'oblige. Elle vomit sur son vente les zézettes de Sète mélangées au café du matin et au thé, puis c'est le trou noir, le vide intersidéral.

 

 

3

 

Palais de justice, bureau du juge Arnaud

 

Au tribunal, il règne une atmosphère surréaliste. D'abord l'arrivée de Salah Abdeslam il y a trois jours qui a donné à l'ile de la Cité des allures de déclaration de guerre. Une actualité brûlante qui n'a pas empêché le train-train : les scandales. On ne sait toujours pas pour quelle raison le juge Bastard a ordonné les écoutes de l'Elysée, directement dans les appartements privés du président. Ça, il fallait oser ! La presse s'est emparée de l'affaire, la presse française et internationale. Les partis s'accusent mutuellement. C'est le grand déballage de l'année. Pendant ce temps, au « 36 quai des Orfèvres », les affaires qui ont mis à mal la notoriété de l'institution judiciaire la plus connue de France, continuent de laisser des traces et des gens meurtris.

Le juge Arnaud, lui, a d'autres préoccupations. Edmond Arnaud est un grand sentimental et les femmes le mènent pas le bout du nez avec une telle facilité que, Maryse Alabeda, sa greffière, le plaint sincèrement. Il ressort toujours décomposé de ses aventures amoureuses, disséqué par le scalpel de l'amour. Ce matin, il a encore été largué par une de ses conquêtes. Maryse lui donnerait bien des conseils mais on ne peut pas dire qu'elle soit plus douée que lui sur ce registre. Alors elle se contente de le consoler sans s'impliquer. Il déverse sur elle toute son amertume à propos des femmes. Peut-être pense-t-il qu'elle est asexuée ? Il la prend à parti et elle acquiesce « oui, Monsieur le juge, les femmes sont toutes des garces ». Qu'est-ce qu'il ne faut pas dire comme stupidités quand on bosse ! Bon, ce matin, il est déjà de mauvaise humeur, triste à pleurer, on croirait un ado, d'autant plus qu'il n'est pas bien vieux et fait plus jeune que son âge. Alors Maryse le bichonne. Il lui rappelle son fils à quinze ans. Par contre, n'allez pas croire qu'il mène ses enquêtes comme ses aventures sentimentales. Quand il est juge, il est juge. Point. Il est le plus fort aux yeux de sa greffière.

Il a les yeux rouges d'avoir pleuré.

- Monsieur le juge, sauf votre respect, vous avez votre col de chemise de travers.

Le juge tripote son col, tire dessus comme s'il était responsable de tous ses maux et bougonne :

- Je ne sais pas faire le nœud de cravate.

C'est la énième fois que Maryse lui montre comment nouer cette horreur qu'il a autour du cou. On ne peut pas dire qu'il déborde de bon goût. Une espèce de longue langue de caméléon à rayures qui doit dater des années 50. Il a dû l'acheter aux Puces ou se la faire offrir par une vieille tata pleine de sollicitude. Dommage, se dit Maryse. Il est beau garçon pourtant. Un mètre quatre-vingts de muscle, un beau visage aux traits un peu trop anguleux au goût de sa greffière, mais de grands yeux bleus candides et une bouche charnue sur laquelle elle aurait bien posé un baiser quarante ans auparavant. Ceinture noire de judo, monsieur le juge, et l'air fragile. Comme quoi les apparences sont trompeuses.

Le téléphone sonne.

- Vous devriez changer de cravate, lui dit-elle en se précipitant sur l'objet bruyant.

Puis elle rajoute :

- Monsieur le juge, c'est le commandant Lebosc au sujet de l'affaire de la gamine. La garde à vue du suspect principal est terminée. Il voudrait vous le refiler.

Le juge soupire en tapotant d'énervement les dossiers sur son bureau. Il se lève, se rassoit, ouvre ses tiroirs. C'est toujours la même chose quand Lebosc appelle. On croirait que le juge est assis sur un coussin d'oursins. Il ne tient pas en place. Chaque fois, Maryse a envie de lui crier dessus et de l'envoyer au coin. Il a l'air d'un gosse qui s'ennuie en classe.

- A quinze heures cet après-midi. Je voudrais qu'on fasse une reconstitution. Cette affaire ne me semble pas aussi simple que Lebosc veut bien le croire.

- Bon, mais il va gueuler.

- Il gueulera. Sait-il faire autre chose de toute façon ?

Ces deux-là ne s'aiment guère. Lebosc est un vieux de la vieille à deux ans de la retraite, et le jeune juge l'énerve. « Un petit morveux, si on lui presse le nez, il sort du lait. » Maryse l'a entendu proférer ce lieu commun plusieurs fois. Pas uniquement pour le juge. Pour tous ceux qui ont plus de vingt ans de moins que lui, commissaires, magistrats, députés… Elle ne l'aime pas beaucoup Lebosc, c'est un violent. Un crétin imbu de lui-même. Mais c'est un grand flic. Un flic propre que la colère ne quitte plus depuis qu'il se demande en qui il peut encore avoir confiance. Madame Alabeda est philosophe. Maryse la greffière a la sagesse de ses presque soixante ans et attend sereinement la fin de sa carrière. Elle ira habiter près de son fils et s'occupera de ses petits-enfants à Aix-en-Provence. Ras le bol de Paris. Marre de la capitale. Elle mettra des joggings à la place de ses sempiternels tailleurs de grande classe et ses chemisiers impeccablement repassés. Elle jettera les souliers à talons et les bas chics à la poubelle pour mettre des chaussettes et des tennis. Cependant, elle n'a pas envie d'abandonner son petit juge pour le moment. C'est trop tôt pour le laisser seul dans la jungle son Moogli !

Téléphone…

- Envoyez-le paître. Dans les prés de Normandie. Pour une vache, c'est l'endroit rêvé.

- Monsieur le juge ! s'indigne Maryse en décrochant.

Puis elle lâche un juron, elle qui ne peut jamais être prise en flagrant délit de dégradation de la langue française.

- Madame Alabeda !

- Monsieur le juge… C'est Lebosc. On a trouvé une autre victime ce matin.

- On y va, soupire le juge. Je vous laisse conduire. Je n'ai pas dormi de la nuit.

Maryse s'en doutait.

- Que vous a-t-il dit de plus ?

- D'après ce que j'ai compris, il ne s'agit pas d'une gamine cette fois-ci. Enfin, si on peut dire. Vingt ans. Par contre, celle-ci a été égorgée, éventrée et sûrement violée. Avec la même rose blanche que celle de Justine, mais dans le ventre, pas dessus. On l'a trouvée chez elle. Les voisins…

- Pourquoi m'appelle-t-il ? Il n'a pas pu joindre le procureur ?

- Ben… si, au téléphone. C'est lui qui a demandé votre présence. Il dit que… vu que c'est le même mode opératoire que pour la fillette, vous êtes déjà sur le coup…

Didier Arnaud a repris du poil de la bête. Oubliés ses déboires amoureux ! Se tapotant la tempe avec l'index il déclare :

- On marche sur la tête ici !

 

 

 

4

 

Il leur a fallu plus de trois-quarts d'heures pour rejoindre Lebosc. Celui-ci fulmine dégoulinant de mauvaise foi.

- Vous voilà. Pas trop tôt. Nous allions partir.

- Je vous dispense de vos commentaires insolents. Moi je n'ai pas de gyrophare et je ne prends pas les sens interdits. Qu'avons-nous ?

Lebosc se dit qu'il aurait pu prendre sa moto, mais comme il a toujours madame Alabeda avec lui, pas facile, la moto. L'idée de la greffière sur la moto du juge fait sourire Lebosc. Ça lui fait du bien de temps en temps de se faire des films à la Louis de Funès, avec des personnalités comme acteurs. Cependant, pour oublier l'actualité, c'est plus que des films comiques qu'il lui faudrait.

Ils pénètrent dans un appartement luxueux. Visiblement, toute cette agitation n'est pas du goût de tous les locataires. Certains râlent en pensant à la mauvaise pub qui va en découler. Les amis qui ne voudront plus venir leur rendre visite, les femmes qui ne s'aventureront plus dans le quartier sans mourir de peur. Un secteur si tranquille ! Celui qui a trouvé la jeune fille gît prostré sur une marche d'escalier, prêt à défaillir, autant de fatigue qu'en raison de l'horreur du spectacle qui s'est offert à ses yeux en poussant la porte. Personne n'est prêt à affronter une telle abomination. Même si on a l'habitude de le voir à la télé, c'est autre chose de se trouver piégé dans un tel décor. Personne n'a songé à le faire boire. Maryse demande un verre d'eau et le lui tend. « Voulez-vous un sucre ? ».Son regard absent en dit long sur son état d'esprit. Après les questions pas très délicates de la police, après s'être demandé s'il allait être accusé de meurtre, on l'a laissé tomber comme une serpillière avec l'eau sale, le seau et ses visions apocalyptiques. Il attend. Maryse aperçoit une femme policière et lui demande de s'occuper du jeune homme. Un sourire, un mot gentil, c'est ce qu'il attendait pour se mettre à pleurer comme un enfant.

- Pourtant, c'est tranquille ici, dans cette rue. C'est peut-être la proximité du parc.

- Le parc Montsouris n'a pas la réputation d'être un bouge où on assassine à tour de bras. Il est plein de touristes, de familles avec des enfants, ce sont les vacances scolaires. Il n'y a pas de prostituées qui s'y baladent la nuit.

- Madame Alabeda ! Vous pouvez venir ?

- Désolée, le juge a besoin de moi. Dès qu'il vous aura interrogé, vous pourrez rentrer chez vous.

De ça, elle n'en est pas certaine. Avec Lebosc, il risque de se retrouver au quai des Orfèvres plus vite que prévu pour un interrogatoire en bonne et due forme. Après tout, c'est le principal témoin, il a peut-être des accointances avec la victime. Elle devait le connaître, impossible autrement, ainsi que tous les résidents. Obligée de l'abandonner à son sort, elle lui donne quelques petites tapes de réconfort sur l'épaule. C'est tout ce qu'elle peut faire pour lui. Le juge s'impatiente.

            - Madame Alabeda ?

Pourquoi le juge Arnaud ne peut-il pas se passer de sa greffière ? C'est une question que beaucoup se posent au Palais. D'habitude, le greffier reste au bureau et ne se balade pas en tenant la main de son juge. Pourtant Maryse est de corvée à chaque crime demandant la présence du juge et cela fait rire tout le Palais. Elle s'en moque. Elle pense que ça le rassure de l'avoir auprès de lui comme une mère. Pourtant, elle se passerait bien de cette cérémonie macabre. Les victimes hantent ses nuits plus que les assassins. Elle se réveille souvent eu sueur, terrorisée, avec l'impression que quelqu'un se balade dans son appartement. Ses rêves ne sont plus que d'horribles cauchemars et le jour ne lui laisse aucun répit. Les visages monstrueux de ses nuits s'affichent devant elle comme des posters à tout moment de la journée. Du sang, toujours du sang et cela persiste bien après que les enquêtes soient bouclées au-delà d'un temps raisonnable. Tant et si bien qu'elle est obligée de voir un psy pour continuer à travailler au palais. Poser les yeux sur le lit où gît la jeune fille, tenter de regarder en biais, de survoler le corps, essayer de ne pas voir son ventre ouvert comme une tomate trop mûre. Son visage est tuméfié, des bleus ornent ses bras. La belle rose blanche à peine entrouverte, presque encore en bouton, baigne dans le sang. Elle fut blanche, évidemment, maintenant elle a rougi comme si elle avait honte de se trouver là.

- On l'a battue à mort, dit froidement le légiste d'une voix atone. Regardez ses poignets. Des traces de cordes ou autre chose. Je vous dirai ça après l'autopsie. Violée, c'est évident, vu les hématomes ente ses cuisses, avec des protections, gants et préservatifs. Il n'y a pas de sperme. Peut-être le type n'a-t-il pas éjaculé ? Ça arrive avec ce genre d'individu. Aucun plaisir, pas d'éjaculation. La fille : violée, puis massacrée. Puis il lui a ouvert le ventre. Pourquoi la rose ? Ce n'est pas moi qui vais vous le dire.

Le juge tient une piètre vengeance envers Lebosc.

- Vous pouvez relâcher votre suspect, à présent. A moins qu'il ait des dons d'ubiquité.

- On va attendre de savoir quand elle a été tuée. En plus, ce n'est pas tout à fait le même mode opératoire, grogne le commandant.

Pour rien. Pas la peine d'être un grand flic pour savoir que, pendant les quarante-huit heures de garde à vue du suspect, la jeune femme a rencontré son meurtrier. Sûrement pendant la nuit. C'est à neuf heures du matin que le jeune homme a aperçu la porte entrouverte en allant faire son jogging. Un couple a pu affirmer qu'en rentrant à vingt-trois heures passées la veille au soir la porte était fermée. Aucun bruit ne venait de l'appartement. Pour eux, elle n'était pas chez elle.

- Lebosc et Arnaud, vous restez sur cette affaire bien entendu. Je compte sur vous pour que ce malade ne recommence pas.

Le procureur Paul Sanghier s'adresse à eux sans un mot d'excuse pour son retard d'au moins une heure. Pas un bonjour, pas un serrement de main. Plus personne ne s'en offusque. Il est comme ça, croyant que son charme fou qui fait courir les femmes le dispense de courtoisie envers les hommes.

Le commandant est plus que de méchante humeur. Avec la colère, l'inquiétude s'installe.

- Il faut faire surveiller tous les parcs, dit-il au juge Arnaud. La petite Justine a été trouvée square du Vert-Galant. Ici, c'est le parc Montsouris. Vous voyez le rapport ? S'il frappe encore ce sera dans ou près d'un parc, un square, une place isolée avec de la verdure, un jardin public… Combien dans Paris ? Je vous laisse juge… D'ailleurs, c'est votre métier.

Personne ne rit ni ne sourit, pas même Lebosc de sa propre blague.

Il rajoute :

- Je ne sais pas s'il y a assez de flics dans Paris pour les surveiller tous ainsi que les rues avoisinantes. Avant qu'on les ait répertoriés, il y aura peut-être une nouvelle victime.

- Je vous fais confiance, dit le procureur. Prenez tous les flics que vous voulez, et tenez-moi au courant.

Puis il repart aussi vite qu'il est venu. Un rendez-vous au palais. Tout le monde le connaît son rendez-vous. Il a les yeux bleus, des cheveux noirs frisés coupés courts, un petit tailleur chic acheté sur les champs Elysées. Il se nomme Carine. Madame Carine Giordano, juge aux affaires familiales.

Lebosc et le juge se regardent. Finalement, ils ne se trouvent pas si différents tous les deux.

- Putain le con ! s'exclame le commandant.

- Je ne l'aurais pas dit ainsi, assure le magistrat, mais je partage. Au boulot. Je suis à votre disposition, même en pleine nuit.

L'équipe scientifique a fait son job. On emporte le corps de la jeune femme. Sur son ventre, il ne manque que la rose blanche partie au labo avec les quelques indices susceptibles d'aider. Pas grand-chose : des cheveux longs, ceux de la victime, des feuilles sèches sur le tapis, entrées peut-être par le vent, le jeune homme qui a découvert le corps, allez savoir… Rien d'autre. La scène du crime a été souillée et dehors, avec le monde qui passe toute la journée, aucune chance de découvrir un quelconque embryon d'indice pouvant les conduite au coupable.

- Si ça continue on va bientôt pouvoir faire un bouquet, fait remarquer Lebosc qui, décidément, a un humour très particulier.

Maryse Alabeda se dit que, la nuit prochaine, elle éteindra son téléphone. Ce n'est pas qu'elle va dormir sur ses deux oreilles, les miracles elle n'y croit plus. Mais une certitude l'a gagnée : ça va recommencer encore et encore.

 

 

 

 

 

 

 

5

 

Appartement de Jeannine Perrier

 

Ce que renvoie le miroir de la salle de bain à Jeannine pourrait bien lui démonter le moral pour la journée. « Miroir, gentil miroir »… Elle préfère ne rien demander. Au cas où la magie fonctionnerait, sait-on jamais. Après tout, à soixante-cinq ans, elle n'est pas si vilaine. Depuis qu'Edgar est mort, Jeannine a perdu du poids. Elle qui dit toujours « il vaut mieux une vieille grosse qu'une vieille maigre, à cause des rides », la voilà avec dix kilos en moins. Au coin des yeux, des pattes d'oie ont fait leur apparition. Autour de la bouche, elle les voit les sournoises fendiller lentement ses lèvres ! Pas de rides sur les joues, mais elles tombent inexorablement. Près des oreilles, elle voit des plis. Et le cou… Ah, le cou ! C'est le plus vicieux. Ronde ou filiforme, tu n'y coupes pas au cou comme les poules. Les poules de poulailler, s'entend. Elle se tire la langue dans le miroir et fait « cot cot cot »… Puis, elle éclate de rire. C'est encore heureux qu'elle n'ait pas perdu son sens de l'humour. Une vraie gamine de quinze ans.

La vie ne l'a pas épargnée. Pas question finances. Edgar avait une bonne place dans une entreprise de la région marseillaise et il lui a légué non seulement les parts qu'il avait dans l'usine et dont elle ignorait l'existence, mais la villa familiale, celle des vacances, sa pension de réversion, de l'argent placé. Unis pour le meilleur et pour le pire. Pauvre Edgar. La maladie l'a emporté six mois après la retraite. Non, de l'argent, elle n'en manque pas. Mais toute sa vie elle a dû supporter les frasques de son mari, les maîtresses multiples et même les enfants illégitimes. Oui, Mais… Ils avaient fait le « don au dernier vivant » et ses enfants illégitimes il ne les a jamais reconnus. Alors, un peu d'argent à sa fille unique ainsi que la villa à Palavas les Flots, et elle, Madame Perrier, a vendu la villa familiale et acheté un petit appartement à Paris. Elle est née Parisienne, elle mourra Parisienne. Les musées, le théâtre, les bistrots… Tout ce qui grouille, qui bouge, tout ce qui se paye ou est gratuit. Elle mange la vie mondaine. Et elle va danser. Ah danser ! A l'âge de dix ans elle a gagné un championnat de danse classique. Puis, elle a continué jusqu'à ce qu'elle rencontre Edgar. Finie, la danse. A cette époque, il y avait encore beaucoup de femmes qui restaient au foyer pour élever leurs enfants surtout lorsqu'un seul salaire pouvait faire vivre le ménage. A la mort d'Edgar, elle s'est jetée dans la valse comme un enfant sur un manège. Près de Paris, ce n'est pas ce qui manque les guinguettes pour danser. Une fois par mois, le samedi soir, elle se met sur son tente et un, se maquille, et met ses chaussures à talon. Avec Maryse, son amie, elle va à Champigny-sur-Marne, à la « guinguette du Martin pêcheur », et comme autrefois à la grande époque, elles dansent au son de l'accordéon. Elles ont souvent le même partenaire d'un samedi sur l'autre mais seulement partenaire. Elles n'ont jamais voulu donner leur adresse ni un quelconque rendez-vous en dehors du samedi soir, une fois par mois. Là, les tables sont recouvertes de nappes à carreaux rouges qui lui rappellent la cuisine de sa grand-mère il y a bien longtemps. Pour elle, les carreaux rouges sont comme la madeleine de Proust. Alors, pour un soir seulement, elle se replonge dans les années cinquante quand elle allait en vacances au Puy-en-Velais et les bals de l'été sous les étoiles. Sa grand-mère était dentelière. Jamais elle n'oubliera les petits fuseaux, le fil blanc et les mains de sa mamé d'une dextérité approchant de la perfection dont elle n'a pas hérité. « Laissons tomber la madeleine », se dit-elle. Ce midi, elle a décidé d'aller au restaurant et pas pour manger une confiserie. Du temps d'Edgar, le resto c'était pour ses maîtresses. C'est sa vengeance posthume.

Un peu de maquillage, pas trop, pas en plein jour. Elle ne veut surtout pas ressembler à une cougar. C'est très à la mode, mais ce n'est pas pour elle. Une petite laine, il fait froid pour un début du mois de mai, son petit chapeau. Jamais sans chapeau. Certaines collectionnent les chaussures, elle, ce sont les chapeaux.

Avant de se rendre au restaurant, elle va aller faire un petit tour au parc. Elle l'aime bien le parc Georges Brassens, il est si tranquille que ça lui arrive de s'y endormir sur banc au soleil de l'après-midi. En passant devant la porte de la jeune fille du rez-de-chaussée, elle entend des voix. Elle le sait bien, allez, de quoi elle vit la petite. Aucun jugement. Jeannine n'est pas comme ça. Chacun fait ce qu'il veut, ou ce qu'il peut. Ce qu'elle sait, c'est que la petite a un sacré coup de crayon. Le reste, elle ne veut pas savoir. Chacune vend son sexe à qui elle veut… ou ne veut pas. Chacune vend ce qu'elle a pour survivre. Elle a bien partagé le sexe de son mari avec ses maîtresses, elle ! Était-ce plus reluisant ? Plus moral ? Certaines donnent leur corps par amour, par plaisir. Tant mieux pour elles. Mais si on fait le calcul dans le monde entier, le pourcentage de ces dernières doit être ridicule. Voilà pourquoi elle ne juge pas. Et même, elle envie presque les accros de l'amour. Elle ouvre la porte de l'immeuble qui couine lamentablement. Un immeuble tout neuf, avec des charges exorbitantes et une porte qu'on entend jusque dans les appartements ! C'est raté pour la discrétion. Elle se promet d'appeler le syndic dès le lundi matin.

 

***

 

Lorsqu'elle revient du restaurant après avoir fait une balade digestive dans le parc et une petite sieste au soleil, il est près de seize heures. En passant devant l'appartement de la jeune fille, elle surprend des gémissements. Pas le genre de gémissements qu'on émet en faisant l'amour, non, des gémissements plaintifs. Doit-elle rentrer ? Appeler ? Demander si la petite a besoin d'aide ? En quoi cela la regarde-t-elle ? Pourtant, elle pressent qu'il y a danger. Alors, tant pis si elle viole son intimité.

 

Du fond de son absence, Violette sent son corps meurtri. Elle n'a pas envie de le réintégrer. Elle flotte au-dessus sans jamais vouloir y retourner. Mais le temps fait son œuvre. Celui de l'oubli est fini. Elle reprend peu à peu conscience. La souffrance se jette sur elle, l'attaque, la terrasse. Son corps se tord comme un bout de plastique jeté au feu. Oh mon Dieu ! Son regard se porte sur le plafond au-dessus d'elle, toujours le même, blanc, immaculé. Il s'y attarde refusant de voir le reste. Elle a mal au dos, au ventre, au visage, au sexe. Elle est un énorme hématome sur lequel quelqu'un appuie d'un doigt vicieux. Elle s'assoie. Sa petite culotte gît à côté d'elle. Son déshabillé en soie ressemble à un chiffon. Elle a des bleus sur tout le corps et surtout… surtout… ça colle entre ses jambes. Du sperme séché. Elle en perçoit l'odeur avant même de le voir. Elle le sent, par le nez, par la peau. L'odeur du sperme et du vomi. Que lui est-il arrivé ? Elle ne se souvient de rien. Sauf qu'elle a reçu un type, et encore, c'est comme dans un rêve. Elle le voit rentrer dans la maison, puis plus rien. Le gouffre noir. Elle se lève. Il faut qu'elle se lave. Vite. Son studio est impeccablement rangé. Pourtant, elle avait sorti le service à café, ça elle en est certaine. Il a réintégré le placard comme par enchantement. Peut-être ce type n'est-il pas venu ? Peut-être s'agit-il d'un autre ? Qui a rangé le service à café ? Éteint la cafetière ? Qui l'a violée ? De ça, elle en est sûre. La douleur dans son vagin est insupportable. Quel est le monstre qui…

L'eau brûlante de la douche lui arrache la peau. Elle se frotte le sexe avec l'éponge de la cuisine côté grattoir. Curieusement, ce geste lui rappelle une pub à la télé avec un petit hérisson… Son esprit bat la campagne. C'est incroyable ce qu'il peut imaginer dans les pires circonstances !

« Quelle conne ! Quelle conne ! Quelle conne ! », répète-t-elle inlassablement sans même se rendre compte qu'elle gémit. Rouge comme une crevette, écorchée vive, elle enfile son peignoir de bain. Que personne ne sache. Jamais, jamais. Pas les flics, pas ses copines, rien, personne. Elle sait très bien ce qu'on lui dirait. Qu'elle l'a bien cherché. Qu'elle n'avait qu'à trouver un autre job. Dans un fast-food, tiens. Que des appartements moins chers on en trouve. Hors de Paris, en lointaine banlieue. Qu'il y a des colocations, plein d'autres solutions. Bref, que c'est de sa faute. Et c'est ce qu'elle pense. Que c'est de sa faute. Elle gémit encore en se servant une tasse de café. C'est à ce moment-là qu'elle entend gratter à la porte et une petite voix l'appeler.

- Mademoiselle Barbieri? Vous êtes là ? Violette ?

« C'est la voisine ! La voisine ! » Seuls des gémissements sortent de sa gorge. Elle ne peut les retenir. Ils s'échappent, hors de son contrôle.

- Violette ! Je sais que vous êtes là. Je vous entends. Ouvrez mon petit.

Violette éclate en sanglots tandis que Jeannine rentre sans aucune gêne, de toute façon, la porte n'était pas fermée à clé. En la voyant, la jeune fille s'effondre sur le lit en hurlant de douleur. Jeannine s'assoit à côté d'elle, ne demande rien, lui caresse les cheveux mouillés.

- Là, là, mon petit. Là.

Elle ne rajoute rien. Il n'y a rien à dire. Elle la caresse comme une mère jusqu'à ce que ses sanglots s'apaisent.

- Voulez-vous appeler la police ?

- Surtout pas ! Je vous l'interdis !

- Je ne le ferai pas. Soyez sans crainte. Racontez-moi, si vous voulez. Sinon, ne dites rien.

Raconter ? Raconter quoi ? Il n'y a rien à raconter. Sauf qu'elle pense avoir ouvert la porte à un homme et puis plus rien. Elle s'est réveillée, allongée sur le lit, couverte de bleus et de sperme sans en savoir ni le pourquoi ni le comment. Qui était-ce ? Quand est-il reparti ? Mystère.

- En tout cas, votre porte a été forcée. Je ne suis pas spécialiste des effractions mais c'est évident. Regardez.

En mode zombie, Violette s'approche de la porte. Elle a la nausée. Par moments, des flashs traversent sa conscience. Son inconscient lui livre les informations au compte-gouttes. Elle le voit rentrer. Un bel homme, une belle voix. Des yeux noirs. C'est tout. L'image disparaît. Quant à la serrure, le bricolage est ridicule. Personne n'a pu ouvrir une porte comme ça de l'extérieur. Simulacre d'effraction grotesque.

- Il a tout rangé ? demande Jeannine. Bon, mais il n'a pas lavé les draps quand même. Il doit y avoir des empreintes…

- Je ne veux pas les flics !

Violette devient hystérique.

- Du calme. Pas la police, je sais. Mais on peut se débrouiller sans eux.

- Vous vous prenez pour Miss Marple ?

- Non, non, susurre Jeannine d'une voix transformée. Vous savez, je connais beaucoup de monde.

 - Un privé ?

 - Pas du tout. Pas d'homme dans cette affaire. On fait tout nous-mêmes, entre filles.

Violette pousse un cri de détresse. Un cri primitif d'hominidé. Dans la canopée, des cris de ce genre il doit y en avoir plein les arbres.

- Non, on ne fera rien ! Foutez-moi la paix. Je vous interdis d'en parler à quiconque. Vous m'entendez ?

- Ne vous inquiétez pas. Je ne dirai rien. Promis.

- Personne, personne ne doit le savoir. Ce n'est pas la première fois qu'une pute, même de luxe, se fait tabasser.

- Vous allez arrêter ?

- Arrêter ? Arrêter quoi ? Mon boulot ? De toute façon, je suis violée à chaque fois. Que croyez-vous ? Que je prends mon pied ? J'ai besoin de fric, moi.

- Quand même, reprend Jeannine qui ne lâche jamais rien. Il a dû être dérangé pour s'enfuir aussi vite.

- Ah, vous trouvez, vous ? Il a eu le temps de tout nettoyer. Il est parti après, tranquillement.

Mais quelque chose gêne Jeannine. Elle ne peut pas dire quoi. Elle a l'impression que le pervers n'avait pas fini son boulot, ce pour quoi il était venu. C'est évident qu'il a drogué la jeune fille avec cette saloperie de drogue du violeur. Mais pourquoi venir le faire chez elle ? Pourquoi partir si vite ? Jeannine va enquêter discrètement. Quelqu'un de l'immeuble l'a-t-il vu partir ? Elle connaît tout le monde ici, cette pipelette invétérée. Facile de leur tirer les vers du nez sans attirer leur attention.

- Mettez le verrou à votre porte maintenant. Quoique, je serais étonnée qu'il revienne. Vous devez sortir ?

- J'ai pris un billet pour le théâtre ce soir mais je n'irai pas. Je ne veux voir personne. Je ne veux parler à personne. Je veux être seule.

- Vous ne ferez pas de bêtise, n'est-ce pas ?

Violette s'est calmée. L'hystérie a laissé place à un chagrin abyssal. Les larmes coulent sur son visage sans qu'elle puisse les retenir. Elle sait que la peur ne la quittera plus désormais. L'homme la tient par un fil invisible, comme une connexion Internet pour laquelle plusieurs facteurs participent à la communication. Ce n'est pas parce que ton ordinateur est éteint qu'il ne s'y passe rien. Les mails continuent d'affluer pendant ton absence. Tu peux laisser ton ordinateur allumé ou éteint, pendant des semaines, des mois, ils se déverseront sur toi dès que tu écriras le mot de passe.

- Non, je ne ferai pas de bêtises. Vous pouvez partir tranquille.

En fait, elle n'en sait rien. Pour le moment, elle n'est plus maîtresse d'elle-même. Elle n'est que l'ombre de Violette. Une petite fleur cachée sous les feuilles putréfiées d'une forêt.

 


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lulu.com 

6

 


[1]

                     Aranguette : anchois

 

  • J'ai tout lu d'une traite. J'aime beaucoup vos portraits de femmes, votre écriture, tout ! Je crois bien que je vais aller lire la suite. bravo ! ! :)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci, ça fait plaisir
      si vous voulez lire un livre entier, allez sur mon site. c'est gratuit http://www.livrenvol.com/un-livre--lire-en-ligne-

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Bernie aux automn'halles

      Bernadette Dubus

    • Je comptais l'acheter sur le site de l'imprimeur que vous donnez, alors oui, je vais y aller ! :) merci ! :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

    • le roman à lire gratuitement est "un mur de trop"

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Bernie aux automn'halles

      Bernadette Dubus

    • :))) femmes hors contrôle m'a donné envie, je vais commencer par celui ci ! :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Ananas

      carouille

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