Festin Cru
Lise Capitan
Étincelle. Le regard de l’homme qui me fait face dans le miroir est incandescent. Mes souliers noirs vernis y répondent dans une sorte d’écho. Pantalon à pinces sans le moindre faux pli. Veston gris sous une redingote noire en velours brillant, je tire sur les manches immaculées de ma chemise à col anglais pour masquer la pilosité qui serait révélatrice de ma véritable nature. Cheveux légèrement en bataille sous une tendance structurée, petites dents blanches et pointues discrètement enfouies sous une barbe taillée au cordeau. Je suis prêt.
Rendez-vous est donné au 120e étage de la Tour de Glass. À l’abri de mon vaste parapluie-canne noir, je hèle un de ces taxis verts qui arpentent les moindres recoins de la ville sans un bruit. Il m’assure qu’il y sera dans la demi-heure en dépit des conditions diluviennes. Je sors une poignée de couronnes qui font briller ses yeux et j’embarque.
Dans l’ascenseur, les chiffres des étages défilent régulièrement jusqu’à dix. C’est là que le turbo s’active dans une célérité inouïe pour me propulser au 120e dans un laps de temps défiant les lois de la gravité. Un dernier contrôle dans le miroir qui tapisse la paroi de la cage élévatrice : une apparence des plus normales, c’est tout juste si on remarque le fond trouble de mon regard noir.
Je pénètre dans une spacieuse salle qui a tout du design minimaliste. L’épure y est totale. Une étendue décloisonnée, dépouillée de toute fioriture. Si on s’épargne le jargon et autres « concepts », ce sont quatre murs blancs et une grande table centrale qui accueillent les convives.
Ce vernissage est tout ce qu’il y a de plus prometteur. « Performance artistique de chair et de sang » était-il écrit sur le carton. Cette invitation, lancée par l’artiste le plus en vogue du moment, Zynzolain, avait atterri dans les boîtes postales de tout le gratin de la haute société de l’Acéropole. Il n’y avait qu’à jeter un coup d’œil aux hôtes qui entrechoquaient leurs coupes et faisaient monter une rumeur VIP qui résonnait dans l’ampleur des parois d’albâtre de la salle.
Zynzolain était connu pour ses performances novatrices, mais j’avoue que celle-ci me laissait particulièrement perplexe. J’avais beau fouiller toute la scène du regard, pas l’ombre d’un tableau, d’un cadre photo ou d’une statuette. En cherchant la plus improbable des œuvres d’art, je ne trouvais strictement rien, pas même un urinoir. Rien d’autre que ces grands murs vides et cette table croulant sous un buffet pantagruélique.
En m’approchant du regroupement de notables, je remarquais que toutes les strates de notre haute société étaient dûment représentées. Bien sûr, une vaste majorité de simples humains, qui avaient pour la plupart un style vestimentaire tout à fait similaire au mien. J’allais pouvoir me fondre dans la masse sans voir peser l’ombre d’un soupçon sur ma présence.
En direction du buffet végétarien, je distingue Béatrix Lester, tête pensante du Mouvement de Défense et de Protection des Aquazones. Elle s’exclame en levant les yeux au ciel :
— Non mais, vous avez vu cette installation ? Le concept est tout simplement splendide !
Elle avale une allumette de betterave enrobée de sa gelée de piment d’Espelette et le très humain Camille Attave lui répond :
— Mais vous avez raison, très chère !
— Un peu plus, et on dirait que l’œuvre d’art, c’est nous.
Et ils partent tous deux dans un grand éclat de rire.
— Plus sérieusement, reprit-elle, cela manque un peu de boisson par ici.
Sans autre forme de procès, ils décampent dans des directions opposées. Je note qu’aucun autre représentant de mon espèce n’est présent ce soir. Pas étonnant, vu que la majorité d’entre nous s'est déjà réfugiée dans la sylve.
Un Augmenté tente maladroitement de me faire la conversation, mais je l’esquive tout en finesse. Ces demi-hommes sont parfois durs à déceler, mais le troisième bras de mon interlocuteur m’ôte tout soupçon sur son appartenance à cette race robotiquement améliorée.
Je tourne alors les talons, car j’ai repéré quelques coupes emplies d’un liquide aux reflets de jade luminescent non loin. J’ai soif. De plus près, je constate que la boisson comporte de délicates bulles. Quel breuvage est-ce là ? Cette couleur n’est pas sans rappeler la fée verte des poètes maudits. Je la goûte de l’extrémité de ma langue pour découvrir une saveur enveloppante, à la fois végétale et animale. En avalant ma gorgée, je ressens une puissante chaleur me brûler l’œsophage. Voilà une liqueur qui en enivrera plus d’un ce soir… Quel délice ! Mes papilles en redemandent.
Quelques instants plus tard, je cherche du regard l’artiste qui doit être quelque part dans la salle et pourra certainement nous en dire plus sur le sens profond de son ouvrage.
Subitement, tout ce que je vois devient flou. Le buffet se teinte d’un rouge n’annonçant rien de bon. J'observe les grands murs blancs qui nous entourent, ils semblent se démultiplier, tourner, passer en haut, en bas, dans une ronde étourdissante.
Et puis… Plus rien.
J’ouvre un œil. Des dents jaunies aux contours marron s’enfoncent avec appétit dans un avant-bras au bronzage soigné. Après quelques secondes d’acharnement, la peau part en lambeaux et le sang coule en petits jets discontinus, suivant une pulsation cardiaque fantôme. Au dessus des lèvres rougies, je distingue un masque grimaçant. Les cannibales…
Détournant le regard, je vois un visage de femme tordu par la douleur. Sa bouche grande ouverte, mais aucun son. Derrière elle, trois silhouettes de sauvages sont accroupies, les têtes enfouies dans son buste et entre ses jambes. Un des trois lève un faciès recouvert de filets écarlates dégoulinants, on ne discerne que son sourire de loup blanc.
Tout à coup, mon ouïe me revient et j’entends tout. Les protestations, les supplications, les hurlements, le bruit mat des mâchoires qui arrachent des pans de chairs, le sang encore chaud qui gicle sur toutes les surfaces immaculées.