Fils de personne

Ghyslaine Bobillier

C’était la première fois, depuis le drame, que je remettais les pieds dans la maison. J’avais connu tant de joie dans cette longère depuis mon enfance que je  ne pouvais me résoudre à y voir désormais un champ sinistré comme au lendemain d’une bataille qui porterait désormais, dans ma mémoire, le doux mais cruel  nom de Xynthia. Tout s’était dissout, évaporé cette nuit de février. Et le nid douillet de ma jeunesse s’était refermé comme un piège, emportant à jamais la vie de mon vieux parrain dans les flots acres de l’océan. J’attendais l’expert qui devait venir évaluer le montant de l’indemnité qu’on me verserait pour la destruction du lieu qui m’avait vu grandir. Pour tuer l’attente, j’entrepris de récupérer ce que la tempête Xynthia avait voulu épargner et, en soulevant le vieux chevet de sa chambre, je fis tomber une vieille boîte de sucres que les assauts de la mer avaient rouillée. Je la tenais entre mes mains, n’osant l’ouvrir. Contenait-elle des secrets que mon parrain, cet homme ténébreux, aurait voulu cacher ?

Appuyé contre les murs décrépis, je fermais les yeux et revoyais notre dernière rencontre, le week-end juste avant que les flots ne décident de submerger la digue. Depuis quelques mois, ma vie se délitait et je me sentais perdre pieds. Comme chaque fois quand ça allait mal, je retrouvais le chemin de la maison et je me réfugiais près de la cheminée comme on s’accroche à un roc invincible. Là, rien ne pouvait m’atteindre. Jean-Pierre ne me posait pas de questions. Il mettait les gros bols sur la table recouverte de la même vieille toile cirée élimée et versait le café bouillant qui embaumait tout l’espace. On trempait silencieusement notre tranche de ganache généreusement tartinée de confiture et on laissait la vieille horloge égrener les minutes.

Cette fois-là, il avait fallu attendre le soir, la vaisselle du souper rangée, pour qu’enfin je me confie. Assis tous les deux sur les fauteuils crapaudine, face au foyer qui crépitait, je m’étais mis d’abord à sangloter comme l’enfant d’autrefois quand l’absence d’une maman se faisait si cruelle. Il avait simplement posé sa grosse main de mareyeur sur mon épaule. Je lui avais alors raconté comment je me sentais humilié en apprenant par ma compagne que l’enfant que je croyais mien depuis une année était en fait le fils d’un autre, celui de mon meilleur ami. A l’annonce de cette nouvelle, j’avais quitté mon domicile et ne répondais plus aux messages de cette femme que j’avais pourtant tant aimée. Je ne voulais plus rien avoir avec elle ni avec son enfant, ce fils qui n’était pas le mien, que j’avais reconnu et chéri dès sa naissance. Je n’étais plus que haine et aigreur face à cet homme que j’avais cru ami. Jean- Pierre avait laissé le flot des paroles se déverser puis il m’avait dit :

-                     Cet enfant n’y est pour rien ! tu l’aimes, je le sais. Ne laisse pas ton orgueil détruire l’avenir de ce gosse. Ne le trahis pas. Pardonne !

J’avais rapporté ces quelques phrases dans mon cœur et venais d’amarrer à nouveau mon destin à ma compagne et à son fils… notre fils, Léo.

Jean-Pierre était l’ami de mes parents. Ils étaient trois amis d’enfance qui avaient toujours vécu dans ce petit village vendéen. Enfants et adolescents, ils ne s’étaient jamais quittés. Les chamailleries les plus graves se produisaient entre les deux garçons, lorsque, devenus jeunes hommes, ils convoitaient tous deux les œillades de ma mère. A ses dix-huit ans, pressée par sa famille, ma mère avait dû faire un choix entre les deux hommes. Il n’était pas convenable pour une jeune vendéenne de traîner ainsi avec deux tourtereaux. Elle préféra le fils du maire, au fils naturel de la femme de ménage de l’école. Jean-Pierre accepta tout de même d’être le témoin à leur mariage mais embarqua quelques semaines après sur un paquebot direction : le Canada.

Il resta en exil pendant cinq années puis revint s’installer au pays un an avant ma naissance. Il était toujours célibataire et le resta jusqu’à la fin de sa vie. Dès son retour, les liens de complicité reprirent entre eux trois. A tel point, que des vilaines langues ne pouvaient s’empêcher de jaser à la sortie de la messe dominicale, quand on les voyait tous les trois emprunter la belle voiture de mon père pour faire des pique-niques dans les environs. Dès ma naissance, bien entendu, Jean-Pierre fut choisi comme parrain. De mes parents, je n’ai que peu de souvenirs. Je n’avais que trois ans lorsque le drame les emporta et que je fus confié à mon parrain. Un dimanche, alors que, pour une fois,  Jean-Pierre n’était pas venu avec eux, la belle voiture de mon père s’était enroulée en pleine ligne droite,  sur le tronc d’un gros peuplier. Je fus le seul survivant miraculé de la carcasse désarticulée. Vitesse, fatigue, boisson ? On ne sut jamais réellement pourquoi cet accident eut lieu. J’avais plusieurs fois essayé de poser des questions à Jean-Pierre sur ma mère, mon père, mais je voyais aussitôt ses yeux bleus s’assombrir. Nous avions la même couleur d’yeux, Jean-Pierre et moi, ce qui nous donnait le même regard. J’en étais fier !

Je me décidais enfin à bouger et me chargeai d’ouvrir la vieille boîte. Je découvris, délicatement rangés dans une pochette plastifiée, de multiples documents. Je déchirais précautionneusement le paquet, excité maintenant d’en découvrir le contenu. Il y avait tout d’abord des vieilles photographies aux couleurs passées et je compris rapidement que c’était les quelques photos qui témoignaient de la complicité passée des trois jeunes vendéens. On y voyait : mon père et ma mère allongés sur des tapis de plage ou Jean- Pierre et ma mère levant un verre à la santé du photographe ou encore mon père et Jean-Pierre dans une folle partie de foot. Et puis il y avait des lettres. La première lettre que je dépliais, avait été écrite par ma mère à l’époque où Jean-Pierre était au Canada. Elle l’implorait de rentrer en Vendée car la vie sans lui n’était pas possible. La seconde lettre, était écrite d’une écriture nerveuse, saccadée. Elle était de mon père. Je la parcourus en entier.

                                               Dimanche 22 juin 1975

Jean Pierre,

Quand tu recevras cette lettre, Mathilde, Damien et moi ne serons plus de ce monde.

 Jamais je n’aurais pu penser telle trahison de la part de mon meilleur ami ou même de mon épouse. Vous avez bien dû rire dans le dos du cocu. Tu la prenais enfin ta revanche, salaud ! Toi, le minable fils naturel de la bonniche du village que Mathilde avait délaissé au profit du fils du maire ! Comment ai-je pu être aussi con et ne pas me méfier de ce retour du Canada. Quand j’y repense ! C’est vrai que Mathilde était transformée après ton retour : elle était redevenue rayonnante. Et moi qui étais si heureux de voir enfin notre couple avoir cet enfant qui ne venait pas Tu te rappelles, juste un an après ton retour. Et j’ai insisté pour que tu sois le parrain… Pourriture ! Comment as-tu pu me faire cela !

Je sais depuis maintenant une semaine que Damien est ton fils : d’ailleurs son regard trahi votre propre traîtrise. En faisant des analyses à l’hôpital de la Roche sur Yon pour mon problème de reins, le docteur m’a dit que j’étais stérile. Cet imbécile ne savait pas que j’étais depuis trois ans officiellement père d’un magnifique petit Damien. Tout a explosé dans ma tête et le rideau s’est enfin déchiré quand Mathilde m’a tout raconté : votre liaison sous mon nez et les yeux si bleus de Damien.

 Elle a eu beau me dire qu’elle m’aimait autant que toi, je ne peux pardonner cet affront. Alors ce dimanche, nous irons sans toi pique-niquer à Notre dame de Monts. Nous irons en « famille » oui, uniquement « en famille ». Pour ne pas que mes vieux parents ressentent la honte de mon ultime geste – n’oublie pas qu’on est en Vendée et qu’on ne se suicide pas ici – je maquillerai ce suicide en accident. Mais je tiens à te mettre au courant pour que chaque jour de ton existence tu vives avec nos trois cadavres sur ta conscience.

Adieu et longue vie pleine de remords

Louis.

Je restais complètement hébété. Tout se bousculait dans ma tête et j’en voulais à cette horrible Xynthia de poursuivre son ravage meurtrier dans mon âme. Je venais d’apprendre que mon père n’était pas l’homme dont je fleurissais la tombe chaque Toussaint en compagnie de Jean-Pierre. Que cet homme avait essayé de me tuer et avait assassiné ma mère et plus grave encore c’était le ténébreux Jean-Pierre, l’homme paisible que j’admirais  tant qui était à l’origine de ce désastre. Comment avait-il pu m’inculquer les valeurs de la vie lui qui les avait si cruellement bafouées ? Je comprenais mieux maintenant, pourquoi, lors de notre ultime rencontre, il avait insisté sur le pardon. Pensait-il alors à moi ou à lui et mon père ?

-Hum ! Je me suis permis de rentrer en voyant la voiture dehors.

Enfermé dans mes ruminations, les yeux dévorant le lointain, je n’avais pas entendu rentrer l’expert qui me tendait une main molle.

-Excusez-moi, j’étais dans le rangement, je ne vous ai pas entendu, balbutiai-je.

Je le laissais faire le tour de la maison, cette maison que je voulais désormais voir détruite et emporter avec elle son lourd secret. Pendant qu’il écumait chacune des pièces, avec sa chaîne d’arpenteur, son crayon coincé derrière son oreille, me revenaient les vers de Paul Sorensen :

La maison était à l’abri du vent,

protégée par le hêtre et le tilleul.

Même par la pire nuit de tempête

on dormait l’esprit tranquille.

C’est pour ça que les rats sont entrés.

Il finit par s’asseoir sur un coin de table et sorti de son cartable en cuir de gros dossiers et une calculette.

-                     Alors reprenons, dit-il, feu Monsieur Jean-Pierre Fontevrault, votre père était propriétaire de cette maison construite en zone inondable.

-                     Non, lui répondis-je

-                     Comment non ?

-                     Il n’était pas mon père ! Je suis le fils de personne.

 

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