FILS DE STUP

jcyves

Retour à la maison



Le village où se trouve la maison familiale n'est pas visible depuis la route nationale qui relie les deux plus grosses villes du département en serpentant dans une immense plaine bordée à l'ouest par un plateau et deux cents kilomètres plus loin à l'est par des montagnes, succession de bourgades cossues près des villes puis de paysages de prairies et de cultures entrecoupés de hameaux et de vastes forêts. Une curiosité géologique au centre de la plaine, un effondrement très localisé avec un dénivelé de cent mètres, a créé une cuvette d'environ deux kilomètres de longs sur un de large au fond de laquelle coule un ruisseau, un peu comme aux states mais en modèle réduit, dans laquelle se niche le petit patelin. C'est littéralement un trou perdu au bout de l'unique route qui termine sa course dans les champs après les dernières maisons, perdant son bitume sur la fin. Dès que l'on entame la descente et à mesure que l'on avance vers les habitations, le temps semble reculer en proportion : on démarre en 1970 et on arrive dans les années 50 au pied du clocher. Les habitants semblent soumis à la distorsion temporelle : on porte l'éternel bleu de travail, parfois décliné en kaki, surmonté d'une casquette à carreaux ou de style marin ornée d'une ancre pour les plus intrépides, on ne quitte guère ses bottes en caoutchouc ; les gestes sont lents, l'accent traînant. Le microclimat très localisé ne connaît que deux saisons; la belle qui dure deux mois et la gadoue qui poisse le reste du sale temps.

 

De retour à la maison Rémi découvrit qu'il avait lui aussi, en plus de ses  parents et de son frère, des grands- parents, des oncles et tantes et une myriade de cousins de tous âges, plus nombreux du côté maternel et plus proches aussi puisque habitant tous la commune qui formait, suivant les liens du sang et ceux de l'état civil, une grande famille, une tribu plutôt qu'une communauté citoyenne. Tout ce petit monde qui défilait devant son lit lui était alors étranger et la seule différence notable avec les visiteurs de l'hôpital était la pigmentation de leur épiderme. Tout le monde ici avait la peau blanche. Il en fût un peu déçu, une couleur en particulier lui manquait, et il pressentait, troisième œil oblige, que cela le poursuivrait, un peu à la manière de sa mère qui entreprit de nourrir les chats des environs dès son arrivée.

 

Elle avait repris son travail au bureau de poste de la bourgade voisine, la compassion de son supérieur hiérarchique ayant atteint ses limites; supérieur pour lequel elle éprouvait et à l'inverse de ses collègues qui n'hésitaient pas à lui tenir tête, une crainte mêlée du respect dû à sa fonction de chef de poste. Le souffle libertaire de soixante-huit n'avait pas atteint le village et ses habitants protégés par la géographie des trop brusques mouvements de l'histoire. La cuvette agissait comme un filtre qui ne laissait passer que des bribes de modernité. Les idées nouvelles semblaient distillées au compte goutte pour ne pas déranger les habitants, plus enclins aux coutumes et traditions locales qu'à l'attrait de la nouveauté, accueillie par un haussement d'épaules accompagné d'une moue dubitative. L'excavation dans le sol de la plaine alentours isolait le village comme une île perdue au milieu de l'océan, à la fois refuge et prison.

Les insulaires, comme des poissons dans l'eau sur leurs terres, étaient moins à l'aise lorsqu'il fallait franchir l'onde de la colline et louvoyer vers la ville. La circulation dans les rues bouchonnées par les automobiles qui gîtent tempêtent et klaxonnent, la navigation sur les trottoirs embouteillés par des citadins qui ne s'excusent pas quand ils vous bousculent ou au contraire s'écartent  ostensiblement avec un air gêné ou narquois, le but de la visite, officiel et réclamant le solennel auprès d'une administration ou bien commercial en vue d'acquérir au bout du compte, cédant aux sirènes, un produit de la nouvelle technologie comme un réfrigérateur ou une machine à laver le linge pour lequel on lessivait une partie des économies, finissaient par émousser l'excitation ressentie par les voyageurs au départ de l'expédition.

Survenait un sentiment de décalage, avec les choses et les gens, l'impression qu'aurait pu avoir peut-être Neandertal croisant Sapiens. Une fois la mission terminée et alors que les aventuriers regagnaient leurs pénates, la gaucherie un peu lourdaude, les raclements de gorges gutturaux suivis d'une petite voix bredouillante, le rouge aux joues et les rires gênés vite étouffés s'estompaient et l'on retrouvait aussitôt le clocher en vue le réflexe bourru habituel. On s'apostrophe la gueule grande ouverte avec roulements de r et insultes en guise de mots doux, on se colle des grandes claques dans le dos en riant très fort pour se saluer.


Le village et ses alentours proches, les prairies et coteaux boisés qui s'étendent le long de la cuvette, à mesure qu'ils progressaient en motricité, quatre pattes pataudes,  deux jambes de mini Phillipides, destrier à pédales et chaîne sur roue rayonnée, offraient un terrain de jeux formidable à la ribambelle des gamins. Ils lançaient des batailles rangées de boules de terre dans les éteules en saison gadoue, de vase du ruisseau, de bouse de vache  constellant la route à la belle saison pour les plus coprophages, les ruminants traversant nonchalamment et sans gêne la bourgade deux fois par jour pour rejoindre les pâturages puis regagner l'écurie à l'heure de la traite, menés par leur propriétaire qui saluait les gens et les bêtes croisés en chemin et s'arrêtait de loin en loin devant une cour pour colporter les nouvelles et les ragots, ils allumaient des feux de joie à la décharge publique, bâtissaient des cabanes pour ensuite les détruire, concoctaient des cocktails Molotov, fumaient des lianes au goût âcre et qui font tousser. Activités passionnantes et ô combien éducatives commises à la vue de tous mais finalement surveillées par aucun. C'était un jour sans fin, un présent perpétuel, sans réminiscence autre que la rigolade de la veille, sans projection dans l'avenir sinon le choix du jeu du jour à venir. De parfaits petits sauvageons qui passaient leur temps libre dehors à battre la campagne et qui rentraient dîner au son du corps de chasse, signal mis en place par leur père excédé d'avoir à les chercher à la nuit tombante, trois coups longs et quatre doubles croches, comme on rappelle la meute de chiens courants égarée lors d'une traque au gros gibier, amusant au passage les voisins qui guettaient le retour des petits prodiges derrière leur fenêtre. Rémi et son frère remontaient fièrement la rue en direction du pavillon familial, les vêtements troués et criblés d'une boue très odorante, trempés jusqu'aux os et mouchant rouge ou bien avec un œil poché, la loi du talion étant la seule en vigueur et respectée de tous dans la petite troupe, évaluant à la vue de leur tenue sous la lumière des lampadaires la probabilité que tombe la peine maximale en cas de remontrances, la consignation à demeure pour le prochain jour de congé.

 

 

  • L'ensemble était très intéressant.

    · Il y a plus de 5 ans ·
    40405 (2)

    Lady Etaine Eire

    • Merci Etaine. Je vous lis tous avec plaisir, mais je n'ai pas vraiment le temps d'écrire, soupirs :)

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      jcyves

    • Merci de prendre le temps de nous lire.
      Quand j'aurais fini la longue liste des livres qui m'attendent dans mon pc et ma bibliothèque; promis je penserais au votre :-)
      Et encore félicitations.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      40405 (2)

      Lady Etaine Eire

    • Merci, il faudrait deux vies pour pouvoir tout lire :)

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      jcyves

    • Et encore pas sûr que cela suffirait :-))

      · Il y a plus de 5 ans ·
      40405 (2)

      Lady Etaine Eire

  • J'ai bien aimé, bravo. Ah les lianes à fumer !

    · Il y a environ 6 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

    • Merci ! Je suis content que ça vous plaise. Ah oui les lianes, j'en tousse encore :)

      · Il y a environ 6 ans ·
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      jcyves

  • Cette écriture m'en rappelle une autre
    Mais je suis un peu obsédée.
    Sinon rien à redire.

    · Il y a environ 6 ans ·
    1338191980

    unrienlabime

    • Merci , vous aussi vous me rappelez quelqu'un.
      Champagne sinon, c'est très beau

      · Il y a environ 6 ans ·
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      jcyves

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