Fin

uriko

Il me regarde, bienveillant comme toujours. Je me suis déjà jouée cette scène une centaine de fois. J'ai bien choisi mes mots. Je les ai dit tout haut, afin d’être sûre de leur résonance. J'ai envisagé toutes les possibilités, pour ne pas flancher le moment venu. Alors je prends une grande respiration, et lui dis : « Je veux arrêter ma thérapie. J'y ai bien réfléchi, je suis décidée. » Il me regarde toujours, fixement. Je sens mon cœur battre à mille à l’heure dans ma poitrine. Ce regarde, si fixe, si plein d’une pitié amicale. La nausée monte. Une, puis deux inspirations… mais je perds tout de même mon self-control. Ma main, posée docilement sur ma jupe plissée se met à trembler convulsivement. Je sais qu’il l’a remarqué mais il se tait toujours. Et cette main qui ne veut rester un instant tranquille, trahit tout ce que je suis, tout ce que j’ai été, tout ce que je serais.

Je ferme une seconde les yeux pour oublier où je suis, pour oublier qui je suis et pour oublier qui il est. Mais son regard transperce mes paupières closes, et mes yeux embués de larmes s’accouplent instantanément avec les siens, inchangés. Une seule phrase, et l’atmosphère a basculé dans un univers parallèle. Les mots résonnent encore. Ma main, à présent, gît sur un amas de carreaux gris et vert bouteille comme un cadavre sur une litière mortuaire. Elle ne dira plus rien, elle ne transmettra plus rien. C’est mieux ainsi. Maintenant ce sont mes yeux qui me font faux bonds. Les traîtres !

Je tente de me lever. Encore une partie de ce corps haï qui m’abandonne. La haine va dans les deux sens apparemment. Je l’ai fait souffrir et il me le rend bien. La douceur de ma peau en est la preuve. Il me rejette et j’ai envie de lui hurler qu’il n’est pas le maître, que c’est moi qui commande. Mes mains claquent sur les accoudoirs et d’un bon je suis debout. J’attrape les flacons d’antidépresseurs sur la commode, ceux que je n’ai jamais pris et tout en le regardant droit dans les yeux, je les verse dans ma main qui ne tremble plus. Un pas vers la cheminée. Avec un large sourire, je les jette dans les flammes. « Je t’ai dit que j’arrêtais. Tout est fini »

Evidemment, il ne me répond pas. J’éclate de rire. « Je m’appartiens à présent… Adieu » J’attrape mon manteau à la patère, toujours en riant. Et j’entends mon corps parcourut des frissons de la délivrance. Qui enfin pour la première fois depuis des années est à l’unisson avec moi. Arrivée, sur le perron, l’air frais me prend par surprise. Je lève ces yeux qui ont trop percé l’obscurité vers le soleil couchant. Je l’aperçois toujours me fixant par la fenêtre ouverte. Un clin d’œil et j’attrape une boite d’allumettes. Le bruit qu’elle fait en s’allumant me fait doucement sursauter. Je fixe quelques instants la flamme, ma flamme, danser, entraînée par la brise. Je l’observe s’envoler puis retomber comme dans un ralenti hollywoodien sur le tapis persan, qui s’embrase immédiatement.

Il me regarde, bienveillant comme toujours. Je me suis déjà joué cette scène une centaine de fois. J’ai bien choisi mes gestes, je les ai répétés, pour être sûre de leur perfection. J’ai envisagé toutes les possibilités : une couardise momentanée, une allumette inconstante, une essence de mauvaise qualité. Mais je n’ai pas flanché au moment venu. Le moment a présent est passé et c’est mon passé qui s’effrite à cet instant. Je prends une grande inspiration et contemple le brasier, jusqu’à ce que je voie le tableau, ce tableau maudit roussir, puis noircir, puis enfin disparaître. Alors je m’éloigne lentement. La thérapie est belle et bien finie. Mon tableau n’existe plus. Mes jambes ne me portent plus. Je ne suis qu’à quelques mètres de la maison. Je m’écroule. Le tableau n’est plus. La thérapie est finie, ma vie aussi. Mon sac se disperse devant moi et ma carte d’identité me tombe sous le nez. Ma photo, celle d’une jeune fille de 20 ans me scrute narquoise. J’ai toujours la même allure après tant d’années. Tant et tant d’années. Je ne les compte même plus. Je ne le puis plus. Je ne puis plus rien. Le rire du tableau me poursuit : « Fin de la thérapie, Mrs Gray, bonjour à votre grand-père »

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