Flamme de Vivre

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Femmes, je vous aime…

Julien Clerc était de la vieille école, il savait les mots pour toucher les cœurs.

Sauf que les femmes on ne les aime plus, non, disons plutôt qu'on les idéalise, on les modifie, on les améliore parce qu'elles ne seront jamais assez parfaites. Les femmes, on les observe du coin de l'œil, on les regarde, on les dévore. Les femmes, en général, on s'en fout, alors on s'en sert, on les utilise, on les brutalise. On leur accorde moins d'importance qu'à un chien de race ou une voiture sportive. Les femmes, en somme, n'ont jamais vraiment eu le un rôle facile, dans le monde.

Et c'est fou ce que ça reste fragile, aussi.


Alice écoute souvent cette chanson. Elle aime ses rimes au goût d'aspartame. Ses mots doux et mélodieux, qu'elle espère assez forts pour effacer tout le reste.

Elle continue de croire à un prince, un prince pas tout à fait charmant, disons plutôt rebelle, les cheveux au vent, qui viendrait la sauver et lui prouverait qu'il y a du bon autour d'elle.

Alice porte peut-être bien son nom, car en son pays des Merveilles, les hommes sont droits et dignes, respectueux, gentlemen, les hommes ont un regard qui  se pose sans dévorer, les hommes ont les mains qui caressent sans attoucher, les hommes ne vous somment pas de vous taire.

Alice ne peut s'empêcher de s'accrocher à ce prince rebelle, et tente de continuer de croire qu'il y a quelqu'un, quelqu'un quelque part, quelqu'un qui peut-être ne sera pas comme les autres, quelqu'un qui verra ses yeux avant le reste, ses yeux et son sourire, et ses boucles sombres.


Femmes… je vous aime.


Alice éteint le poste, étend ses jambes sur le canapé et plonge son visage dans un coussin. Et alors qu'elle s'endort doucement, tout revient avec violence dans ses rêves, une fois de plus.

Olivier avait l'air gentil.

Plutôt intelligent et mignon, par-dessus le marché.

Il lui avait sourit, et Alice avait craqué, comme à chaque fois. Ils avaient bu quelques verres, puis s'en étaient allés marcher sous les étoiles, le long du canal. Ils avaient parlé de tout, et de rien, s'étaient assis sur un banc, alors que la nuit était bien entamée.

Mais Olivier n'était pas aussi gentil qu'Alice l'aurait imaginé. Il avait juste adopté un rôle, et ce n'était probablement pas la première fois que son double lui permettait d'attirer la curiosité d'une demoiselle.

Alice n'avait pas été capable de réaliser le piège.

Elle senti sa gorge se nouer alors même qu'il quittait son costume pour révéler sa vraie nature : au dernier moment.


Elle avait senti ses jambes se contracter, senti son corps se lever, pour fuir. Mais l'homme l'avait plaquée contre le banc avant même qu'elle ne soit debout, sa main ferme couvrant la bouche rosée de la jeune femme.

Le regard horrifié, elle avait pu discerner, malgré l'obscurité, les traits naissants du prédateur. Un regard déterminé, libéré de ses doux traits, et ce sourire, ce sourire qui venait confirmer ses doutes.

Un sourire qui exprimait tout le vice qui lui sera accordé, sans prémices ni pitié.


Alice se tourne et se retourne sur le canapé, prisonnière du souvenir qui ne supporte plus d'être refoulé. Elle ne parvient pas à quitter ce rêve qui vient déboutonner ses points de suture les uns après les autres, et à nouveau la violer.


Alice panique, elle peine à respirer, et cette main chaude qui l'empêche de crier, qui la réduit au néant.

Au fond d'elle les phrases se cognent et tentent de s'imposer alors que l'homme explore son corps, brutal, rapide, comme s'il avait fait cela toute sa vie : tuer les femmes de l'intérieur, les laissant ensuite sur le pavé sale, comme un objet passé de mode.

C'est bien plus légal, que de tuer les gens comme ça.

Personne n'irai vous accuser de meurtre, prémédité ou non, puisque votre victime reste en vie, bien que derrière ses yeux ne brillera plus la moindre étincelle de vie.


Ses mots sont durs, ceux d'Alice restent enfermés. Elle tente de se dégager, elle tente de glisser, mais le corps de l'homme est bien plus lourd et musclé que le sien.


Écarte les jambes, putain.

[Tu me fais mal. Lâche-moi. Tu me fais mal.]

Arrête de bouger ! Tu veux être débarrassée ?

Arrête de bouger, putain. T'as pas le choix.

Tu ferais mieux de te calmer.

[Ne me fais pas de mal.]

[Je t'en prie, je t'en conjure.]

T'es bonne tu sais, t'es vraiment bonne.

Ça aurait été dommage que je te croise pas.

Ah ça c'est sûr, y'en a pas des masses des comme toi.

[Il faut que quelqu'un m'entende.]

[Il faut que quelqu'un passe.]

[Il faut que quelqu'un…]

Je te le répète une dernière fois, arrête de te débattre, tu fais pas le poids !

Arrête ou je vais te faire mal. Vraiment mal. Tu ferais mieux de m'écouter.

[Arrête, oh arrête par pitié.]

[Arrête, arrête, je me sens mal, je vais vomir, je t'en supplie laisse-moi m'en aller, j'en parlerai pas, à personne, à personne...]

T'aime ça, hein ? Tu l'avoueras pas.

Mais je le sais. Vous êtes toutes les mêmes.

Vous chipotez alors qu'au fond ça vous plait.

[Ce n'est pas réel.]

[Ce n'est pas réel.]


[ Ce ne peut pas être réel.]


Un sursaut, Alice se retrouve assise sur le canapé.

Son corps en sueur tremble doucement et l'air frais provenant de la fenêtre ouverte lui fait du bien.

Elle laisse s'écouler quelques minutes, le temps de respirer un peu mieux, le temps de bien réintégrer le moment présent, réaliser qu'elle n'est plus sur ce banc, réaliser les murs de son appartement et la porte fermée à double-tour.


Femmes, je vous aime…


Alice se lève et se sert un verre de lait. Elle tourne dans la cuisine, perdue, revient sur elle-même, s'égare, observe le monde vivre de derrière sa fenêtre, s'en retourne vers l'évier, s'accoude contre la table en bois.

L'amour des hommes elle n'en veut plus, en fait.

L'amour des hommes, s'il existe, n'est pas celui qu'elle souhaitait ou espérait. Les hommes, quand ils voient une femme, ils s'arrêtent sur l'insignifiant. La taille des seins, du cul, les hanches moulées, le regard charbonneux. Ils utilisent leurs propres termes, réinventant le vocabulaire, et tout devient cru et indigeste. Car les femmes l'ignorent, mais quand on parle d'elles, ce n'est jamais ni avec finesse ni avec quelque bel alexandrin.

Les femmes ne resteront qu'un corps, plus ou moins bien noté selon leurs critères, plus ou moins bien désiré, également.

Et cette réflexion, c'est soudain une terrible évidence pour Alice.


En silence, elle repose le verre et s'en retourne dans les placards de la cuisine.

C'est fini, ne restera que celle que je suis au fond, celle que, d'ailleurs, personne n'a jamais voulu rencontrer ou connaître, celle dont ils ne se sont jamais intéressés.

Enfin, elle restera si je m'en sors, constate Alice dans un soupir.


Le smartphone a été approché, il clignote silencieusement, près de la bouteille qu'Alice avait placée entre la javel et la cire pour le bois. Le 15 déjà tapé.

C'est désagréable, que de vider le contenu de l'alcool à brûler sur sa peau encore moite et douloureuse.


«Ils ne m'auront plus.

Non.

Ils ne m'auront jamais plus.»


Et sans regrets concernant ses traits fins ou ses courbes adorables, sans regrets concernant ce corps abusé et sali, Alice, consciente que les prédateurs ne l'approcheraient désormais plus, n'eut aucun mal à craquer l'allumette.



  • Tout en violence, tout en vérité. Les mots sont poignants, et le récit nous prend à la gorge. Je n'arrive pas à y lire de la tristesse, j'y vois plus.. Du désespoir. Et une insouciance délicate brisée en mille morceaux. En tout cas, bravo ça nous remue les tripes.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Img 3458

    mamzelle-plume

  • C'est très fort très hard. Bien écrit. On s'sent mal. Mais à des années lumières du mal que ces filles ont pu subir c'est clair..

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

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