Fleur de Bambou

mineka-satoko

Elle était le mystère de toutes les femmes, comme la floraison du bambou est le mystère des plantes monocotylédones : ne fleurissant qu’une seule et unique fois sur la longue vie de sa plante, la fleur de bambou fleurit exactement en même temps que toutes les autres fleurs de bambou. Les dernières floraisons de certaines espèces de bambou datent d’il y a presque cent ans. Et on ne devait pas pouvoir trouver plus d’une femme comme elle dans tout un siècle et sur tous les continents.

Et nous l’avons connue.

Encore aujourd’hui, lorsque nous nous voyons, nous l’évoquons, jalousement, comme si elle nous appartenait à chacun, le regard perdu vers l’horizon et le souffle court.

Rare et précieuse, sa vie s’était épanouie entre New-York et Paris, comme pour mieux nous séduire, conservant ce caractère insaisissable et aléatoire, électron libre, à tout moment prête à nous quitter pour de nouveaux horizons.

Magnétique, on lui pardonnait tout ; désarmante, elle attirait tout le monde. Et tout le monde la voulait pour lui seul.

Même les femmes.

Qu’on se comprenne bien, je n’aime pas les femmes, du moins je ne les déteste pas mais je reste toujours méfiante le temps de les mesurer : inférieures, je baisse ma garde, elles ne pourront pas m’atteindre ; supérieures, je les apprécie tout en restant aux aguets et les défie du regard, pour savoir ce qu’elles valent vraiment.

Mais pas elle.

Pas elle.

Et c’est pour cela que je l’ai aimée.

C’est drôle : j’ai toujours aimé les bambous. 

Quand j’ai rencontré ma femme bambou, j’ai immédiatement compris qu’elle était bien au-dessus de tout, et que pour la mesurer je ne pourrai pas me prendre comme référence. Cette rencontre m’a fait chanceler. Quand je l’ai vue, je l’ai voulue. Elle avait piqué ma désinvolture habituelle pour faire naître la fureur de mille sentiments mêlés.

Ma femme bambou, comme tous les bambous, m’a donc fait fleurir en même temps qu’elle Très sophistiquée, elle me fascinait car elle était toute la femme que j’avais toujours voulu être sans l’avoir jamais su. Parce que la connaître était quelque chose dont on pouvait se vanter, parce que la désirer était une manière de déjà avoir un peu d’elle en soi, de son parfum enivrant, magique, unique, de sa personnalité artiste, destructrice, dramatique, de son corps parfait, enchanteur, inaccessible. 

Elle rendait extrêmes tous ceux qu’elle approchait, juste avec son sourire. Tous les hommes souhaitaient la posséder, capables de se tuer à ses pieds pour peu qu’ils puissent, au passage, lui effleurer les genoux.

Elle nous rendait tous fous du haut de ses talons aiguilles, femme bambou, femme fatale ; un geste, un seul, du bout d’un ongle, délicat, gracieux, cramoisi, et mon souffle s’écourtait, l’air se raréfiait et se suspendait au grain parfait de sa peau laiteuse. J’aurai voulu écrire sur sa peau, y vider mon stylo, y dessiner ma vie en reliant ses grains de beauté les uns aux autres d’un grand coup de pinceau et à l’encre de chine. D’un œil chaud, noir et lacté d’étoiles elle savait m’immobiliser et me lire, et dans la tache de mes yeux qui avaient pleuré à la naissance en apercevant le monde elle, voyante, avait vu tout le désir que j’avais pour elle en découler. Et d’un battement de cils elle me laissa faire. Elle qui me fascinait tant m’avait avoué nos similarités-compliment suprême !- et nous fûmes sœurs siamoises juste le moment de s’étudier. Elle était tout ce que j’aurais pu être mais ne serai jamais. Elle était La Fleur de Bambou, celle qui faisait fleurir toutes les autres à son contact car elle avait en elle la mémoire génétique de la féminité, le mystère suprême de l’humanité.

On croit souvent que ce sont les hommes qui font de nous des femmes, mais c’est faux ; c’est l’œuvre des Fleurs de Bambou.  

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