Fleur de trottoir

Perrine Piat

« Une p’tite pièce s’il vous plait ! Allez princesse, p’tite pièce ?». Elle était sale, ses cheveux gris hirsutes la vieillissaient terriblement, ses habits, devenus guenilles, semblaient puer autant que le trottoir sur lequel elle était assise. Les ongles noirs et l’œil vide, elle s’égosillait à interpeller les passants d’une voix rauque venue d’ailleurs. Autour d’elle, à demi endormis et à demi saouls, trois hommes me paraissaient tout aussi mal en point, vautrés dans leur crasse, abîmés par la vie, usés par la rue.

Je sirotais un soda à la terrasse du café en face, à quelques mètres d’elle et essayais d‘analyser le comportement de cette femme fascinante. N’y avait-il vraiment pas d’autres choix  que cette vie de trottoir? Elle me paraissait robuste et saine malgré sa condition, contraste étrange avec ceux qui l’entouraient.

Perdue dans mes songes, le temps n’avait plus de pouvoir sur moi, il s’était arrêté, je n’étais plus vraiment là. Le garçon de café venait régulièrement me proposer un autre verre et puis, à chaque refus, me conseillait froidement de reprendre quelque chose sous peine de devoir partir. Il rythmait sans le savoir l’après-midi que je passais, seule au cœur de la ville bruyante, à observer le visage étrange de la quêteuse de « p’tites pièces ».

Elle qui avait passé son temps à s’occuper des autres, elle subissait sous mes yeux ébahis, l’indifférence générale. Réduite au rang de déchet humain. Les passants étaient peu nombreux à la regarder, à lui donner un euro pour vivre, à lui répondre, à lui sourire. Ils ne semblaient pouvoir supporter l’image de cette femme, de ses compagnons de fortune et l’odeur de la pisse souillée sur le bitume leur brouillait les sens. Plus que des pièces ou des attentions, je la regardais récolter des « allez donc travailler », des crachats, des regards noirs. Plusieurs fois, j’hésitais à me lever pour l’aider mais elle finissait toujours par se débrouiller seule. Un passant renversant volontairement son écuelle remplie de monnaie, une prostituée essayant de lui piquer des cigarettes, la violence, les soulards, les attaques ; elle désamorçait tout cela avec une aisance déconcertante, avec un charisme inouï.

Son passé et son expérience jouaient en sa faveur, elle ne semblait avoir rien perdu de ses facultés relationnelles, de sa facilité à nouer le contact, à calmer les énervés, à gérer les situations. Je ne l’entendais pas mais je voyais qu’avec ses yeux et ses gestes, elle rendait raison au plus fou et se faisait justice pacifiquement.

Elle en était donc là, touchée au plus profond de son être, humiliée, salie mais solide.

Plus jeune, elle avait eu entre ses mains des vies brisées, des destins tragiques, un collier d’histoires sordides. Maladies, stress et dépression s’abattaient comme un fléau pervers sur ses contemporains et elle, elle refusait de les regarder tomber. Elle se battait pour eux, avec eux. Dès son plus jeune âge elle se savait être une âme charitable, elle avait envie d’aider tout le monde. Ses poupées d’abord, son petit frère ensuite, les copines de l’école, les collègues de promo et enfin, tous ceux qui en avaient besoin. Comme on entre en religion, elle avait suivi sa voie sans vergogne, sans concession. C’était son sacerdoce, sa vocation, sa vie. Son temps pour les autres comme un crédo, jusqu’à l’oubli d’elle-même, de sa famille.

Combien étaient-ils à la reconnaître ? Elle qui avait passé sa vie pour eux était aujourd’hui délaissée par tous, haïe par beaucoup.

Mes yeux fixés sur les siens, j’imaginais très bien que leur couleur grise était autrefois illuminée des reflets dorés du bonheur. Que pourrais-je lui dire ?

Je n’avais aucune envie de lui rappeler son histoire mais saurait-elle mieux m’expliquer de quelle façon sa vie et celle de son entourage avaient basculé en l’espace d’une seconde ?

Elle était au travail quand l’hôpital avait appelé un matin d’été, il y a quinze ans jour pour jour. La salle d’attente était emplie de nécessiteux, elle travaillait sans relâche.

Un accident de voiture. Son mari mort sur le coup, sa fille dans un état grave.

Elle n’avait même pas raccroché. En l’espace de quelques mots sa vie avait déjà basculé.

Les regrets de ne pas avoir dit à l’amour de sa vie à quel point elle tenait à lui, les remords d’avoir privilégié son travail, la culpabilité, l’angoisse, la colère contre soi-même, le chagrin qui perfore la poitrine, la peine qui serre la gorge, la peur de perdre son enfant qui paralyse.

Le monde qui s’écroule.

Les patients l’avaient regardée sortir du cabinet avec l’impression de ne voir qu’un fantôme passer. Blanche, transparente, sans vie, anéantie. Quelque chose en elle s’était éteint, elle n’était plus là. Elle était partie sans un regard, sans un mot et elle avait disparu. Personne ne l’avait plus vu durant des semaines, des mois, des années. Elle n’était pas allée à l’hôpital voir sa fille. Elle n’avait pas assisté à l’enterrement de son mari. On avait perdu sa trace. Jusqu’à aujourd’hui.

La nuit commence à tomber lorsque je sors de mes pensées. J’ai la sensation d’avoir dormi éveillée, impression brumeuse de flotter. Mon corps est là mais je ne le sens plus, mes yeux sont fixés sur elle mais je pense à autre chose. Il me faut quelques secondes pour retrouver mes esprits, pour me souvenir que je suis en plein centre de Paris. J’entends à nouveau les clients de la table voisine rigoler fort, les voitures accélérer et klaxonner, le brouhaha de la ville m’envahit et m’étourdit. Il faut que je me lève, je ne peux plus rester là. Ai-je perdu la tête pour venir jusqu’ici seule ?

Je me sens soudain vulnérable, je la cherche des yeux, ici elle est mon repère. De l’autre côté du trottoir je la vois se lever péniblement, attraper sa béquille et prendre son baluchon. Où va-t-elle ? Que dois-je faire ?

Debout, mes jambes peinent à me porter, j’ai l’impression qu’elles sont faites de coton. Je dois la suivre, rester près d’elle, la regarder encore. Elle marche bien plus vite que ce à quoi je ne m’attendais, je suis à la traîne et un boulevard nous sépare. Si j’attends que le feu piéton soit vert, je risque de perdre sa trace, je ne peux pas m’y hasarder. Je continue à avancer et me faufile entre vélos et piétons. Où va-t-elle ? Si elle tourne dans la petite ruelle à gauche, je suis perdue. Mes jambes retrouvent leur vigueur, je marche de plus en plus vite, je dois atteindre le prochain passage piéton au plus vite. Zut ! Elle emprunte la ruelle. J’accélère. Je traverse en courant, klaxonnée par les voitures qui pilent devant ma course, qui me frôlent à vie allure. Je m’en sors intacte mais je l’ai perdue de vue. Je ne connais pas bien le quartier, alors sans réfléchir, je m’engage dans la ruelle.

Je ne vois personne, seul un chat s’amuse dans les poubelles laissées à l’abandon sur le trottoir. J’avance encore. J’ai peur. Mes pas se font plus lents, ma respiration plus rapide. Je sens quelqu’un derrière moi, je sais que c’est elle mais je n’ose pas me retourner. Je me suis faite avoir, elle m’a vue, elle m’a attirée ici et m’a tendu un piège. Soudain mon sang se glace car j’entends sa voix, forte, grave :

- Un p’tite pièce princesse ?

Je me retourne et lui fais face. Je n’ose plus respirer mais je soutiens son regard. Elle est grande malgré la misère qu’elle trimballe. Le gris de ses yeux est raccord avec ses cheveux coupés courts et si son pull tâché, trop large, trop vieux, ne laissait apparaître la forme de ses seins, on pourrait se croire en présence d’un homme. Mes jambes se sont remises à trembler, ma gorge se serre, mon estomac s’est transformé en boule.

- Docteur Friedman ? dis-je d’une voix peu assurée

Son visage change d’un coup, elle défronce les sourcils, ses bras tombent, ses yeux s’écarquillent. Elle me regarde avec stupeur et je vois poindre au coin de sa rétine, de petites larmes de bonheur. Elle respire fort, ses genoux ploient peu à peu sous le choc. Elle ne dit mot. Je reprends :

- Vous êtes bien le Docteur Friedman.

La bouche ouverte, elle fait oui de la tête mais n’articule aucun mot.

Je m’approche pour lui prendre la main, elle recule, par habitude, ou par inquiétude. J’avance encore et lui attrape le bout des doigts et à nouveau, le monde autour n’existe plus. Nous nous asseyons sur le trottoir car, ni ses jambes ni les miennes ne sont assez solides pour supporter notre émotion réciproque. Comme par respect, le chat délaisse ses poubelles et vient s’asseoir tout près de nous alors que je tiens toujours dans ma main, la pulpe de ces doigts abîmés.

 - Comment vous m’avez reconnue ? me dit-elle

Un sourire commence à naître sur son visage. Elle est belle. Une larme commence à couler le long de sa joue, chassant la saleté des sillages de sa peau, comme si ces perles de bonheur chassaient la crasse du passé.

Sans que je lui dise rien elle commence à me raconter son histoire, les yeux dans le vague. Elle regarde le ciel intensément et se souvient de sa vie d’avant, répète son nom, insiste sur le mot « docteur ». Toutes ses phrases commencent par les mêmes mots « le jour où j’ai perdu la tête », comme un refrain à sa mélopée.

Elle se souvient de son mari et pleure. Elle se rappelle sa fille et pleure encore. Elle raconte ce petit « clac » sous l’oreille droite en recevant l’appel de l’infirmière, ce petit craquement qui a détruit quelque chose en elle. Elle ne peut l’expliquer. Elle ne se souvient pas. Peut-être  a-t-elle fui par commodité, pour ne pas affronter. Elle était médecin, elle n’est plus rien mais elle prend soin des autres, comme elle le peut. Elle parle sans ne jamais s’arrêter, sans se plaindre, je l’écoute avec intérêt.

« Le jour où j’ai perdu la tête » répète-t-elle, « le jour où j’ai perdu la tête »…

Alors que les larmes nettoient son visage de quinze années difficiles, je la vois réaliser devant moi tout ce qui s’est passé. Elle ne se rend compte que maintenant qu’elle a délaissé tout le monde, elle a abandonné son enfant, ses patients… Elle s’en veut mais elle renait à la vie, retrouve son humanité.

Devant tant de peine, j’essaie d’apporter une once de joie à sa vie et, en serrant sa main je dis :

- Je m’appelle Marie, comme toi. Tu reviens quand tu veux à la maison, Mamie. Tu nous manques, Maman est devenue médecin, comme sa mère, comme toi. 

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