FOL AMOUR

Catherine Killarney

Une vieille dame tombe amoureuse. Ou pas ?

    Elle avait cherché partout, ouvert tous les livres, tous les cahiers, tous les dossiers, tous les albums photos, vidé tous les tiroirs, toutes les étagères, tous les meubles… Normal lorsque quelqu'un meurt et qu'il faut libérer l'appartement pour le vendre. Beaucoup d'objets étaient partis dans la famille, en souvenir, d'autres dans des vide-greniers, le reste dans une association religieuse pour des foyers modestes. Elle avait presque terminé. Non, elle avait terminé. Il fallait bien se rendre à l'évidence. Il n'y avait plus d'espoir. Elle regardait autour d'elle et il ne restait plus que quelques sacs poubelles à descendre, et puis cette plante verte qu'elle comptait emporter chez elle. Ce que Charlotte avait obstinément cherché à l'occasion de ce travail herculéen, elle ne l'avait pas trouvé. Une trace. Une photo. Une lettre. N'importe quoi qui prouve l'existence de Michel. Elle ne saurait donc jamais la vérité et cela la rendait infiniment triste. Sa tante Rosalie était partie avec tous ses mystères…

     Elles avaient eu pendant toute leur vie en commun (quand Charlotte était née, Rosalie avait vingt ans) une relation privilégiée. Rosalie ne s'était jamais mariée et n'avait pas eu d'enfant. La faute à pas de chance. Ou à un caractère un peu trop spécial. On ne savait pas. Rosalie adorait sa nièce qui en grandissant s'était mise à partager ses goûts et parfois ses bizarreries, selon le terme employé par Marie, mère de Charlotte, et sœur aînée de Rosalie. Marie était une femme très chic, très rationnelle, sûre de son bon goût, de ses opinions, et ne supportant pas qu'on ne pensât pas comme elle. Elle se disputait constamment avec sa sœur (et parfois avec sa fille) dont elle ne pouvait comprendre le goût pour les vêtements bohèmes, trop voyants, le maquillage parfois outré, les lectures ésotériques et les visites chez des voyantes, le romantisme effréné et les accès de mélancolie. Les deux sœurs se chamaillaient chaque fois qu'elles se voyaient, mais ne pouvaient se passer l'une de l'autre. Comme deux jumelles, aimantées, fusionnelles, et pourtant aussi dissemblables qu'un solitaire en diamant, pur et coupant, et une émeraude baroque, sertie dans une improbable monture tarabiscotée. Elles se téléphonaient tous les jours, faisaient du shopping ensemble tous les samedis sans exception et Rosalie les avait toujours accompagnés pendant les vacances (ce qui ne plaisait guère à l'époux de Marie, mais que n'aurait-il fait pour avoir la paix ? la présence de Rosalie lui permettait d'aller à la pêche des heures durant en laissant femme et enfant sans arrière-pensée puisque Tatie était là pour leur tenir compagnie).

     Charlotte se sentait souvent plus proche de sa tante que de sa propre mère, subissant elle aussi les critiques constantes de cette dernière. Elle partageait comme elle le goût du spirituel, des volants et des dentelles.

     Rosalie avait vécu toute sa vie auprès de sa mère ; une situation fréquente pour cette génération ; l'enfant qui ne se mariait pas se chargeait des vieux parents. Le grand-père était parti très tôt, la grand-mère à quatre-vingt-dix ans. Rosalie avait eu une seule aventure amoureuse – du moins d'après ce que l'on savait. Mais il s'agissait d'un homme marié, leur liaison était tenue secrète – pour ne pas froisser la grand-mère qui n'aurait jamais supporté pareil péché, ni l'épouse légitime, ce que l'on peut comprendre. Puis l'amant était mort dans un accident de la route et Rosalie avait continué de s'occuper de sa mère, sans aucun dérivatif, à part son travail et quelques sorties : le shopping du samedi avec sa sœur, un cinéma de temps en temps avec sa nièce, un petit restaurant en famille.

   Quand elle avait pris sa retraite, Charlotte venait régulièrement lui rendre visite, autour d'un goûter, et elles adoraient discuter sur ces sujets que Marie détestait : la vie après la mort, les fantômes, les religions ; ou bien essayer des vêtements un peu fous, « vos fringues de gitanes » disait Marie. C'était leur petit univers à toutes les deux. Elles se confiaient l'une à l'autre. Du moins, c'était ce que Charlotte avait toujours cru. Elle n'en était que plus déçue, voire contrariée, de constater qu'en fait elle cachait probablement une personnalité bien plus complexe qu'il n'y paraissait.

    Ainsi Rosalie avait eu ce dernier secret. Cette histoire rocambolesque qui avait plongé Marie et Charlotte dans un grand désarroi : est-ce qu'elle mentait ? pourquoi ? est-ce qu'elle était tombée sur un escroc qui allait lui soutirer ses économies ? est-ce qu'elle avait tout inventé ? Mais pourquoi, pourquoi ? A cette question qui les tourmentait, Charlotte espérait pouvoir trouver une réponse en vidant l'appartement de Rosalie, après son décès, deux ans après le début de son soi-disant grand amour… Elle n'avait rien découvert, rien de rien. Aucune mention, nulle part. Et là, toute seule dans le salon vide, elle l'implorait encore : « Dis-moi ! Fais-moi un signe de là où tu es ! Que s'est-il passé ? » Car Rosalie était morte seule, fâchée avec le reste de l'humanité. Elle ne répondait plus ni au courrier ni au téléphone. Les pompiers étaient passés par la fenêtre. Crise cardiaque avait conclu le médecin légiste. Et en dépit de leurs folles conversations d'autrefois, de leurs croyances communes en un au-delà, de la possible communication avec les défunts, Rosalie n'avait pas daigné se manifester. Est-ce qu'elle était toujours en colère ou bien n'y avait-il décidément rien après la mort ? Pourquoi avoir choisi de mourir dans la solitude et l'isolement le plus total ? Les avait-elle aimées si peu pour leur infliger ce silence désormais inviolable ?

     Deux ans auparavant, donc, alors qu'elles revenaient toutes les trois, Marie, Rosalie, Charlotte, du restaurant où elles avaient déjeuné – un petit rite mensuel – Rosalie gara sa voiture (c'était toujours elle qui voulait faire le chauffeur) sur le parking, au pied de l'immeuble de Marie où l'on prolongeait cette petite parenthèse familiale et féminine avec un café. Alors qu'elle verrouillait les portières, Rosalie déclara brusquement :

     - J'ai quelque chose à vous dire.

   Marie et Charlotte se regardèrent, très surprise. L'endroit était étrange pour une révélation. Pourquoi ne pas avoir parlé au restaurant, qui était justement dédié à leurs petits bavardages et aux dernières nouvelles ? Ou alors, si c'était quelque chose de difficile à dire, pourquoi ne pas attendre d'être tranquillement assises dans l'intimité du salon de Marie ? Cette dernière d'ailleurs ne manqua pas de le faire remarquer :

   - On monte. Tu nous diras ça là-haut. Nous sommes ensemble depuis deux heures, cela attendra bien deux minutes de plus ?

   - Non, cela me gêne, cela me tourmente, je ne sais pas comment vous allez réagir. Je n'osais pas en parler au restaurant. Il faut que je me libère là tout de suite. Voilà… je vais me marier.

    Si l'on précise que Rosalie avait alors soixante-dix ans, on comprendra que l'annonce était plus que surprenante.

     - Te marier ? s'exclama Marie, vaguement vexée d'un aveu si tardif. Mais tu ne nous as jamais parlé de personne !

     - C'est génial ! s'exclama Charlotte pour modérer les propos glacés de sa mère. Je suis super heureuse pour toi. Tu vas tout nous raconter pendant le café.

     A ces mots, Rosalie reprit courage et confiance. Le plus gros était dit. Marie ne lui avait pas sauté au visage et Charlotte était contente. Alors elle s'épancha.

    - Je ne savais pas comment vous le prendriez. C'est inattendu. Mais nous sommes très amoureux et il veut se marier. Je me dois de vous prévenir…

    Elles restèrent silencieuses dans l'ascenseur, échangèrent quelques banalités, s'installèrent autour de la table du salon.

      - Alors, pourquoi nous le cachais-tu ? commença Charlotte.

    - J'avais peur de vos critiques. Et puis c'est un homme issu d'une grande famille, et il connaît des personnalités à Paris. Il voulait rester discret.

     - Hum… fit Marie en servant le café. Je ne vois pas le rapport entre ces différents éléments.

     - Laisse-la parler Maman !

    - Tu vois comment tu réagis ? Tout de suite à m'agresser !

  - Ah ne commencez pas ! s'écria Charlotte. Calmez-vous toutes les deux. Tatie, on t'écoute. Comment s'appelle-t-il ?

  - Il s'appelle Michel, mais pour moi, c'est Micha. Je l'ai rencontré le 31 décembre, dans un bar.

     - Ah bon ? Tu fais la tournée des bars le 31 décembre ? ricana Marie.

    - Je n'ai pas de famille, moi. Ni beaucoup d'amis. J'étais allée prendre un verre avec un collègue. Ensuite il partait réveillonner, il m'a proposé de l'accompagner, me sachant seule, j'ai refusé ; pas envie de faire la fête avec des gens que je ne connaissais pas. Je comptais rentrer chez moi et regarder la télé comme d'habitude… Mon collègue est parti, il était en retard. J'ai fini mon verre et j'ai rassemblé mes affaires. C'est alors que Micha s'est approché. Un très bel homme aux cheveux gris. Il m'a demandé si j'allais moi aussi célébrer la nouvelle année quelque part. J'ai dit non… et que ça m'allait très bien comme ça. Il a insisté pour me payer un autre verre, nous avons bavardé. Il m'a expliqué qu'il n'aimait pas les soirées obligées comme celle-ci, qu'il fuyait la foule. Que depuis la mort de sa femme, il ne sortait plus. Mais que cette fois il avait fait une exception parce qu'une amie l'avait supplié de songer à voir du monde pour ne pas finir aigri et recroquevillé comme « une vieille fille ». Nous avons ri, nous avions quelques points communs ! Le lendemain il m'a appelée au téléphone. Et voilà, nous nous fréquentons depuis six mois et il veut se marier.

    - Six mois, c'est un peu juste, non ? dit Marie, soupçonneuse. Et qu'est-ce qu'il fait dans la vie, ce Micha ?

   - Alors là je vais vous étonner… il est écrivain.

   - Ah bon ? s'écria Charlotte, très intéressée car elle était fan de littérature. Mais, il est connu ?

   - Oui. Mais je ne vous donnerai pas son nom. Il veut rester dans l'ombre.

   - Comment ça, dans l'ombre ? Si tu te maries avec lui, nous avons le droit de savoir ! s'exclama Marie, terriblement contrariée par toutes ces cachotteries.

     Rosalie montra de l'agacement.

     - Le droit ? Vous n'avez aucun droit sur ma vie. Je fais ce que je veux.

    - Euh… tu veux dire que tu n'as pas l'intention de nous le présenter et de nous inviter à ton mariage ?

     - Je ne sais pas encore. Je voulais juste vous dire qu'il y avait un homme dans ma vie, car il va y avoir du changement, vous me verrez moins, nous allons voyager. Il fallait bien que je vous explique pourquoi. C'est un véritable conte de fées, je suis un peu étourdie par tout ce qui m'arrive. Il ne faut pas me brusquer. Micha est en fait très riche. Il me gâte beaucoup. Il se partage entre son château en Bretagne et Paris où il rencontre son éditeur, des journalistes, des célébrités… Tout est nouveau pour moi, je suis sur un petit nuage.

     Marie fronça les sourcils et regarda Charlotte qui, comme elle, commençait à trouver tout ça un petit peu étrange.

     - Tu pourrais me dire son nom, insista Charlotte. Tu sais que je suis l'actualité littéraire. Peut-être que j'ai lu des livres de lui. Et s'il est célèbre, je ne vois pas pourquoi tu caches son identité. On le saura bien un jour.

   - Plus tard, plus tard… Je vais rentrer à présent. Il doit m'appeler tout à l'heure.

    Mère et fille restèrent ensemble, et même Charlotte qui d'habitude défendait toujours sa tante avec véhémence contre les attaques de Marie, fut d'accord pour dire que l'affaire présentait des points on ne peut plus brumeux.

    Pendant les jours et les semaines qui suivirent, elles ne purent obtenir que quelques détails, mais quels détails ! Tous plus incroyables les uns que les autres. Rosalie avait passé un week-end à Paris et ils avaient dîné au restaurant avec Line Renaud et Pierre Palmade. Line était en effet une amie intime de Micha, elle était paraît-il enchantée de le voir enfin accompagné, s'était prise d'une grande affection pour Rosalie, qu'elle appelait désormais Zouzou.

     - Au début, je n'étais pas vraiment à l'aise, commenta Rosalie en riant. Tout ce beau monde. Ces Parisiens, très chics et très élégants. J'avais un peu honte d'être la petite provinciale de service, pas forcément très cultivée. Tout le monde m'a rassurée. Line dit que j'ai un grand sens de l'élégance. Oui, oui, Marie, je sais que tu hais ma façon de m'habiller, mais vois-tu, à Paris, au contraire, on me complimente ! Rosalie continuait de raconter ses merveilleux week-ends à Paris et ses rencontres fabuleuses avec des gens de l'édition, du cinéma et de la politique.

     Car Micha était aussi un des meilleurs amis de Jacques Chirac (alors président de la République) et ils allaient d'ailleurs être invités à l'Elysée bientôt pour un dîner intime avec Jacques et Bernadette. Marie explosa :

     - Non, mais tu te fous de nous ? C'est ridicule !

     - Je sais que ça paraît inimaginable. Mais je vous jure que tout ça est vrai. Je vis un rêve. Je suis heureuse pour la première fois de ma vie. Vous devez me croire. Vous devriez être heureuses pour moi. Vous devriez partager mon bonheur.

    - Donne-nous au moins son nom, insista Charlotte. Comment veux-tu que nous partagions quoi que ce soit alors que tu n'as même pas une photo à nous montrer ! C'est quand même assez extraordinaire, mets-toi à notre place.

     Rosalie plissa ses yeux avec un air malicieux et fiérot.

    - La seule chose que je peux te dire c'est qu'il a eu le prix Goncourt l'année dernière.

    - Tatie… c'est une femme qui a eu le Goncourt l'an dernier… répondit Charlotte, dépitée de devoir la contredire.

     - Ah ? Je dois me tromper d'année dans ce cas.

    Sous le flot de questions, Rosalie éludait ou bien au contraire répondait avec assurance, accumulant des anecdotes en alignant les noms de célébrités mais sans par contre jamais dire quoi que ce soit de précis sur le fameux Micha… Marie et Charlotte ne pouvaient s'empêcher de penser que quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Elles se téléphonaient régulièrement pour échanger les dernières confidences, pas toujours les mêmes, que Rosalie délivrait à l'une ou à l'autre, selon les jours.

     - Elle n'est jamais allée dans le château en Bretagne, tu ne trouves pas ça curieux ?

      - Je lui ai posé des questions. Elle ne veut pas me dire le nom du domaine ni où il est. Micha y va peu, m'a-t-elle dit, car sa femme s'y serait suicidée. Cela lui rappelle de trop mauvais souvenirs. Il ne veut pas en parler. Il l'emmènera plus tard. Il y a un couple de gardiens qui entretient le tout.

    Avec le peu d'éléments qu'elle avait, Charlotte essaya néanmoins de faire des recherches sur Internet. Un écrivain français connu dont le prénom était Michel et qui avait eu le prix Goncourt. Un écrivain dont la femme se serait suicidée dans son château breton. Un écrivain ami de Line Renaud, de Jacques Chirac, de Pierre Palmade, de Pierre Arditi et de Fanny Ardant… Elle ne trouvait rien, absolument rien. Et plus le mystère s'épaississait, plus Rosalie ajoutait pourtant de nouveaux éléments au puzzle : un voyage à Venise, un dîner à la Tour d'Argent, une semaine à New York. Des cartes postales ? Comment, elles n'étaient pas arrivées ? C'était bizarre… On ne pouvait plus compter sur rien, de nos jours. Elle prenait un petit air précieux et devenait presque snob.

    Un jour que Charlotte l'appelait au téléphone, Rosalie déclara avec enthousiasme :

     - Figure-toi que je suis en train de vider mes armoires ! - Ah bon et pourquoi donc ?

     - Micha veut que je jette tous mes vêtements et bijoux. Il va renouveler complètement ma garde-robe. Il a pris des rendez-vous privés chez Dior et Chanel.

     - Hum. Il est vraiment très très riche. Et il est donc très très connu. Sauf par nous.

    - Je te l'ai dit… Un conte de fées ! Rosalie exultait, comme une petite fille.

    - Mais Tatie… écoute… c'est trop bizarre tout ça. Tu nous racontes tellement de trucs abracadabrants que, je dois te le dire, nous avons beaucoup de mal à te croire.

     - Je m'en doute. C'est magnifique ce qui m'arrive. Mais vous devriez être heureuses pour moi.

     - Nous le serions, si nous n'avions pas peur. Est-ce que tu ne crois pas que ton Micha pourrait être une sorte d'escroc qui voudrait te manipuler ?

     Rosalie éclata de rire.

   - Un escroc ? Qui serait ami avec Line et Jacques, qui me couvrirait de cadeaux ? Je t'assure que le peu d'argent que j'ai ne l'intéresse pas ! Il a une fortune personnelle, je te l'ai déjà dit. Que ferait-il de mes pauvres petites économies ?

   - Il pourrait ne pas être ce qu'il prétend et te les voler, justement.

    - Mais voyons… puisque je te dis que je vais à Paris, à New York, dans de grands restaurant… Il a plein d'argent ! Et ce n'est pas moi qui paie, je t'assure !

     - Ecoute Tatie. J'espère de tout mon cœur que tout ça est vrai, que tu ne te trompes pas.

     - Je te jure, ma chérie, que tout est vrai. Ne t'en fais pas pour moi. Je suis la plus heureuse des femmes.

     Deux semaines plus tard, elle leur annonça que la date du mariage était fixée et qu'elle avait acheté sa robe de cérémonie.

    - Une robe s'étonna Marie ? Tu n'as pas pris plutôt un tailleur.

     - Un tailleur ! Pourquoi donc un tailleur ? Je me marie dans les règles, en robe blanche. Mairie et église.

     - Oh mon Dieu, s'exclama Marie. En robe blanche ? Longue et tout ? Avec le voile et le bouquet ? Tu ne vas pas faire ça ?

     - Et pourquoi non ? fit Rosalie, irritée.

     - Mais tu as soixante-dix ans… tu vas être ridicule, voyons…

    - Il m'appartient d'en juger. A Paris, personne ne me trouve ridicule crois-moi. Je suis allée choisir ma robe avec Line, qui était de fort bon conseil. A la fois sobre et chic…

    - C'est tout toi… l'interrompit Marie avec perfidie.

    - Pense ce que tu veux. Tu es jalouse parce que j'ai des amis dans le grand monde.

     - Comment est-elle, cette robe, Tatie ?

    - Elle ressemble à celle de la reine Letizia d'Espagne (Marie leva les yeux au ciel) en 2004. Tu te souviens ? Un décolleté en V, garni de broderies et prolongé par un haut col. Un voile de dentelle et un diadème.

    - Tu n'as pas le même âge que Letizia… elle a de drôles de goûts, ta Line Renaud…

    - En tout cas, c'est cool… s'amusa Charlotte. On va voir du beau monde ! (et connaître enfin la vérité, pensa-t-elle aussi).

    - Et bien en fait, je voulais aussi vous le dire. Ça sera peut-être une grosse déception, mais… vous n'êtes pas invités. Comment dire… la famille et les amis de Micha sont des gens extrêmement hauts placés et… Enfin bref, vous feriez désordre.

    - On est des ploucs, c'est ça ? Ta propre famille ! De toute façon, tu racontes n'importe quoi ! s'emporta Marie.

    - Tu ne comprends vraiment rien, rétorqua Rosalie. Je préfère m'en aller.

     Entre la robe blanche de Letizia et la non invitation, Marie put ruminer sa colère une semaine entière. Rosalie boudait chez elle. Elles finirent par se rappeler au téléphone mais évitèrent le sujet. Charlotte quant à elle parvenait à la seule conclusion possible :

     - Elle invente tout, Maman. Je suis sûre qu'elle invente tout…

     - Moi aussi. Mais pourquoi fait-elle ça ?

   - Pour nous impressionner… Elle a toujours eu la sensation d'être mal aimée, de n'avoir jamais eu de chance, elle est à moitié parano, tu sais bien. Ce type a dû lui tourner la tête. Soit elle gobe tout ce qu'il raconte, soit elle imagine tout, juste pour nous épater, pour nous faire croire qu'enfin elle est une princesse et nous en mettre plein la vue.

   - Mais à ce point, c'est grave. Cela m'inquiète vraiment. Comment faire, comment faire pour savoir la vérité ? Si tu as raison, il faut qu'elle se soigne !

   - Oui, oui… moi je ne sais plus quoi penser. Cela me préoccupe aussi. Je ne sais pas comment on pourrait lui faire avouer la vérité sans provoquer un cataclysme.

     Cet été-là, Rosalie passa un mois chez une cousine, Laure, qui avait une petite maison au bord de la mer. Michel était parti en tournée mondiale pour la promotion de son dernier livre et elle n'avait pas pu l'accompagner car elle devait préparer le mariage (pourquoi donc se trouvait-elle donc dans cette modeste station balnéaire dans ce cas ?). Laure la trouva étrangement solitaire. Elle restait dans sa chambre toute la journée pour lire et pour écrire, sans profiter de la plage et du soleil. Elle préparait ses listes d'invités, ses plans de table, disait-elle. Elle postait tous les jours du courrier. Laure tenta à son tour d'interroger Rosalie sur son mystérieux fiancé mais n'obtint pas d'autres réponses que celles qu'elle avait déjà faites à Marie et Charlotte. Une seule missive arriva un jour pour elle et Rosalie s'éclaira subitement. Une autre fois, le téléphone sonna et Laure eut bien en ligne un certain Michel qui demanda à parler à Rosalie. Mais là encore, on n'en sut pas plus. Michel semblait bel et bien exister, mais le mystère restait entier.

     Charlotte en était désormais persuadée. Elle avait vu des films et lu des livres à ce sujet. Un trouble mental. Rosalie était amoureuse d'un homme qui faisait contre sa volonté l'objet d'un fantasme proche de la folie. Rosalie avait toujours rêvé de se marier ; elle avait aussi toujours fait preuve d'un esprit un peu fantasque, naïf, parfois dépressif. En vieillissant il semblait que cette vieille obsession, qu'elle sentait chaque jour un peu plus inatteignable, lui était montée à la tête. Elle s'était inventé une merveilleuse histoire autour de cet homme, se persuadant qu'il l'aimait plus que tout. Et dans la réalité, il devait faire tout son possible pour qu'elle cesse de le harceler… Mais Charlotte n'était pas psychiatre. Peut-être que ses conclusions étaient trop hâtives.

     Quelques mois plus tard, Rosalie annonça subitement qu'elle avait rompu et que c'était de leur faute. Michel ne supportait plus les questions embarrassantes qu'elles persistaient à poser, il ne comprenait qu'on pût mettre en doute son identité et son honnêteté. Ils se disputaient souvent. A cause d'elles. Il ne voulait pas s'attacher à une femme dotée d'une famille aussi vulgaire et sans gêne. Elle devait les quitter à tout jamais et ne plus jamais les revoir. Elle avait finalement décidé de se sacrifier pour sauvegarder sa famille. L'expression était bien trouvée… Toute sa vie Rosalie avait utilisé ces termes pour décrire sa vie…

    Mais plus rien ne fut plus jamais comme avant. Rosalie se renferma sur elle-même, ne voulut plus parler à personne. Marie et Charlotte essayèrent de lui dire que, puisqu'elle avait choisi sa famille, elle devait leur faire confiance et voir un médecin. Elle cria qu'elle n'était pas folle et ne répondit plus au téléphone, ni aux coups de sonnette à sa porte. Marie et Charlotte finirent par abandonner. Et aucun Michel ne se présenta aux funérailles.


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