Folie maternelle

Joelle Cambonie

Qui imaginerait ce dont elles sont capables ?

Si seulement j'avais là sous la main de quoi écrire. Oui, juste quelques mots, là, couchés sur le papier immaculé. Blancheur fraîche du soir. Les volets claquent. Vent de début d'automne.

Ils parlent d'amour, la grande quête de l'humain : aimer et être aimé, vraiment ? Une farce ! Je crois que tout le monde s'en fiche de l'amour, sinon, les gens aimeraient davantage… Aimer ses enfants plus que tout ? Est-ce bien là le sens de la vie ? Pour moi oui, sans aucun doute. Mais ne donne-t-on pas ce que l'on n'a pas reçu ?

Et si tout recommençait ? Et si une fois, on reprenait les événements un par un ; si on les décortiquait, les disséquait, les analysait…

Quelques souvenirs me reviennent. Ils sont là, tapis, prêts à resurgir. C'était il y a longtemps. Où et quand tout cela a commencé ? Oui, l'engrenage. Quel a été le virage qui m'a conduit jusqu'ici ? Etait-il seul ? Etaient-ils plusieurs ? Je cherche, je creuse au plus profond de ma mémoire défaillante. Mais cela devait être encore avant… Oui, on ne sait jamais tout. Dès que je suis née, ma mémoire a flanché. Je devais commencer à oublier. Il était sans doute déjà question de survie. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'on ne sait pas où commence la folie ni où elle s'arrête par exemple ; comme on ne sait jamais vraiment non plus où et quand démarre le sentiment profond de solitude. Le sentiment d'être radicalement différent des autres, de ne jamais être avec, mais à côté ; on reste d'abord tout près et de plus en plus on s'éloigne. Un jour, on fait gentiment le tour du pâté de maison, puis on part, on voyage, on s'aventure… au centre de soi-même. Le seul lieu où fuir en toute sécurité.

 Il y a c'est vrai ceux qui cherchent et ceux qui savent. Moi, j'ai toujours cherché, pourquoi et comment. Je ne m'entends pas vraiment avec ceux qui savent. Auparavant, je les admirais. J'aurais tout donné pour être comme eux. Savoir, être sûr, dire les choses telles qu'elles sont, donner des leçons. Un jour, j'ai décidé de partir, je me suis enfoncée en moi-même. Je me suis bien blottie à l'intérieur de moi. Là, ça va. Il fait bon. Je me sens bien.

C'était un jour presque comme les autres. En tout cas ce jour je me le rappelle bien, maintenant. J'allais avoir 14 ans. C'était en août. Je changeais de collège pour la classe de troisième. Ma mère avait dû décider que pour moi ce changement de collège signifiait une nouvelle vie. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi. Ma chambre devait être refaite. Mes habits devaient être neufs. Une paire de chaussures de couleur bordeaux à talon : pour quoi faire ? Quelle image avait-elle des jeunes gens que j'allais côtoyer ? Devrais-je me déguiser pour plaire dans ce nouveau collège ? Elle avait décidé aussi qu'il fallait que je parle anglais et m'avait envoyée en Angleterre faire un stage. Il me reste quelques souvenirs de cette quinzaine : un couple blond, une demi-journée d'apprentissage au golf, la faim, les milk shakes à la fraise le matin avant la classe, les haricots à la tomate sur les toasts le soir, servis avec du café au lait, devant la télé, Paul et Edith.

Rentrée d'Angleterre, donc, il avait été décidé que tout devait changer. Mes meubles blancs et marron de ma petite enfance avaient été jetés, tout comme mon luminaire de couleur orange. Ma grand-mère m'avait offert un bureau – secrétaire en bois, je l'ai toujours gardé. Ma mère avait choisi une armoire en merisier massif, d'un classicisme exacerbé, alors que nous n'avions pas d'argent et que nous habitions dans une tour au cœur d'une cité. Je ne me rappelle pas tout. Si, il me reste toujours cette housse de couette toute douce. Pourquoi autant d'attention ? Qu'arrivait-il ? D'où venait cet intérêt soudain pour ma personne… avant, que s'est-il vraiment passé ? Les souvenirs me reviendront-ils un jour ?

Nous sommes allés choisir le papier peint. Il était vert bouteille avec de petites fleurs blanches. J'ai toujours aimé le vert, il reste ma couleur préférée. Selon certains le vert symbolise l'équilibre. Ce jour-là, j'en ai manqué. Avant de poser le nouveau papier peint, il fallait lessiver les murs. La fenêtre était grande ouverte pour aérer. Elle a mis l'escabeau là, tout près de la fenêtre grande ouverte. Elle m'a dit de lessiver le grand rabat des volets roulants, situés au-dessus de la fenêtre. Bien gentiment, j'ai frotté. Soudain, elle a bousculé l'escabeau. Je suis tombée.

Non, je ne suis pas tombée par la fenêtre, sinon, du sixième étage, comprenez bien que je ne serais pas là en train de vous écrire cette aventure. Non, l'escabeau a quatre pieds. Il s'est d'abord penché vers la fenêtre mais est revenu vers le centre de la pièce par un effet de balancier. Là, je suis tombée les fesses dans la bassine pleine d'eau.

J'ai ri. Je me rappelle sa pâleur. Je me rappelle mon rire, ce rire innocent et franc, alors que j'étais encore assise dans la bassine. Plus tard, j'ai réalisé qu'elle avait mal calculé son plan. Elle était pâle, comme si elle avait aperçu une revenante. Ce rire a dû lui paraître terriblement violent. Son plan, calculé, millimétré, avait échoué. 

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