FRACTURE
andree-lyse
Tour avait commencé comme une plaisanterie : Catherine et Frédéric devisaient de l’argent ; du coût, du gain, du pouvoir, de la vicissitude.
Qu’est-ce que la valeur ? Toutes les valeurs ont-elles un prix ? Une soirée à bâtons rompus où ils se repaissaient de paroles et pizza au 4 fromages.
_ Et l’amour ça a un prix ?avait demandé Catherine.
_ Je crois que l’amour c’est en soi une valeur ; une valeur subjective.
_ On ne paie jamais rien pour aimer.
_On ne paie rien pour vivre..
_Ca se discute...D’ailleurs on dit bien « le coût de la vie », on ne dit pas « le coût de l’amour. »
_ Ca aussi ça se discute ; moi ce soir ça me coûte aux alentours de 40 € ce soir
Elle lui avait pincé le bas et la discussion avait été close.
Catherine avait repris dans la voiture :
_Cela dit, je suis convaincue que les gens s’aimeraient mieux s’ils devaient payer pour ça.
_ Tu crois vraiment que les putes soient les mieux aimées des femmes ?
_ Evidemment ! Dès qu’on parle d’amour tu n’envisages que l’aspect sexuel..
_ C’est quoi d’autre aimer ?
_ Tout le reste aussi ; l’attention, la tendresse, la complicité…
_ Mais c’est le Jackpot ton histoire : tu partages forcément un peu de ça avec tout le monde. Dans ces conditions tu aurais toujours la main au portefeuille et cette valeur serait complètement factice !
_ Tu ne comprends pas..
_ Non, en effet je ne comprends pas où tu veux en venir.
_ Je veux dire qu’il ne faudrait pas que ce soit aussi facile. Il faudrait que ça coûte quelque chose quoi !
_ Mais, dans cet échange chacun donne non ?
_ Décidément tu ne comprends rien ! Je veux dire que si tu ne payais pas ; ta voiture par exemple, tu en prendrais surement moins soin…
L’exemple était particulièrement mal choisi puisque Frédéric roulait dans une sorte d’épave à laquelle il ne portait d’attention que lorsqu’elle refusait de faire office de véhicule.
Il le lui avait fait remarquer et ça avait achevé de l’agacer. Elle avait décidé illico qu’elle passerait la nuit seule et quand il avait ajouté : « c’est comme ça qu’on devient épargnant ! », elle avait envisagé de ne plus jamais le revoir.
Catherine avait finalement réfléchi à la vacuité de son raisonnement et avait dû admettre qu’il n’était que le reflet d’une exigence à laquelle elle ne trouvait pas réponse.
Frédéric s’était encore étonné des facéties de Catherine et s’il avait supposé qu’elle avait absolument besoin de ça pour exister, il regrettait que tout ça doive immanquablement se terminer par un drame. Enfin, ça lui passerait.
Lorsqu’ils s’étaient revus, en manière de clin d’œil, Frédéric s’était présenté avec un billet de 200 € à la main. Catherine avait d’abord été vexée, convaincue qu’il se moquait d’elle, puis, pour le prendre à son propre jeu, elle avait accepté l’argent.
La fois suivant elle avait apporté l’argent. Frédéric avait d’abord été réticent et l’avait interrogée sur d’éventuels jours de gratuité ou de quinzaine promotionnelle. Mais, s’il n’adhérait pas à ce système, il avait accepté en se disant qu’elle se lasserait de ce jeu stupide. En attendant ce jour il gardait toujours sur lui le billet de 200 € qu’elle lui avait donné la fois précédente, vivant son aventure sentimentale sur un fonds de roulement.
Catherine de son côté percevait cet argent comme le revenu légitime des efforts véritables qu’elle s’imposait pour n’être qu’agréable à son compagnon et prenait garde de ne le dépenser qu’à des futilités.
Au bout de quelques mois, il était arrivé un jour où Catherine avait dû décliner une invitation faute de pouvoir payer. Frédéric avait aussitôt réagi en proposant d’effectuer le paiement.
_ On doit suivre les règles ! avait-elle hurlé. Je ne veux pas que tu m’entretiennes. Je m’arrangerai pour avoir le nécessaire la prochaine fois. D’ici là, n’essaie pas de me joindre !
Elle avait raccroché, laissant Frédéric avec la gorge serrée. Ce petit jeu prenait une tournure qui ne lui plaisait pas du tout. Mais il avait respecté le silence que Catherine lui imposait, attendant que le compte en banque de sa partenaire se soit renfloué.
Elle avait rappelé la semaine suivante en proposant un rendez-vous. Elle lui avait avoué avoir dû emprunter la somme, pensant lui prouver ainsi le caractère précieux qu’elle accordait à leur relation. Il ne l’avait pas entendu de cette manière :
_ Ca devient parfaitement ridicule Catherine, tu ne vas tout de même pas t’endetter pour une stupide obligation que toi seule t’es fixée. Je ne veux pas de ton argent : rembourse-le tout de suite !
_Il n’en n’est pas question. Ce n’est pas de jeu !
_ Mais qu’est-ce que tu me chantes ! Ca n’est pas un jeu Catherine arrête avec ça ! Et d’ailleurs si tu veux juste jouer pourquoi ne conserves-tu pas l’argent que je te donne pour me le rendre ensuite ?
_ C’est comme ça que tu fais ?
_ Bien sûr !
Ca l’avait rendue folle de rage. Elle l’avait accusé de tromper sa confiance et avait exigé qu’il arrêtât d’utiliser ce procédé, l’obligeant à dépenser sur le champ l’argent qu’elle lui avait donné.
Excédé, Frédéric avait déchiré le billet décidant qu’il se retirait du jeu et qu’il ne dépenserait plus un centime pour leurs rencontres. Elle en avait conclu que leur relation n’avait plus aucune valeur et qu’il valait mieux qu’elle cessât.
Tout d’abord Frédéric s’était décidé à ne pas céder à ce qu’il considérait être un caprice mais, le temps passant, il avait dû admettre que Catherine lui manquait et il s’était résigné à se manifester de nouveau. Il avait même accepté de verser son écot à condition qu’elle acceptât de discuter de leur situation.
Ils s’étaient donné rendez-vous dans un restaurant où Frédéric était arrivé le premier, guettant avec impatience l’irruption de celle que ce jeu machiavélique avait éloigné de lui depuis 3 semaines. Elle était resplendissante mais une drôle de distance éclairait son regard lui avait-il semblé. A peine s’était-elle assis qu’elle avait tendu la main. L’enthousiasme de Frédéric en avait été gravement altéré mais il s’était acquitté sans commentaires. Elle s’état montrée chaleureuse, tendre et souriante. Les choses allaient redevenir normales avait-il pensé.
_ Je t’ai manqué ? avait demandé Frédéric.
_ C’était ton tour de souffrir de l’absence avait-elle répondu d’une voix atone.
Frédéric avait senti la colère l’investir. Il préférait la colère à l’angoisse.
Catherine, cette histoire tourne à la folie. Qu’est-ce que tu veux prouver ?
_ Moi, rien. Je prouve, c’est out. C’est toi qui ne tiens pas tes engagements.
_ Mais quels engagements ? Je n’ai jamais pris aucun engagement !
_ Qui a commencé à payer ?
_ C’était une plaisanterie Catherine, une plaisanterie ! Est-ce que tu vois où est-ce que tout ça va nous mener ? Tu veux que je te prouve quoi ?
_ Moi, je pourrais voler pour obtenir cet argent !
_ Oui, c’est ça ! Tu as raisons, vole ! Comme ça je serai accusé de proxénétisme….. Ah, en fait c’est ça que tu veux. Tu veux que je devienne un gangster. Bonnie and Clyde c’est pas mon truc. Tu me rends dingue Catherine ! À moins que ce ne soit toi qui soit dingue ! S’il te plait, avait-il dit en prenant ses mains dans les siennes, on arrête ? Tu veux bien ?
Elle l’avait regardé comme si elle n’avait rien entendu, un sourire figé sur les lèvres. L’angoisse avait fait sa place, quelque chose lui échappait tout à fait. Catherine avait repris la conversation sur un ton badin, Frédéric était abattu. Il n’avait pas eu le goût de tenir dans ses bras ce corps où quelque chose était brisé. Il avait murmuré :
_ Catherine, il faudrait que tu te fasses soigner.
Elle avait effleuré ses lèvres et avait dit joyeusement : « A bientôt » avant de descendre de la voiture.
Une violente envie de pleurer lui compressait le larynx. Il asseyait de retracer le passé pour comprendre quand la fêlure avait lâché. Frappant du poing les oreillers il avait hurlé de rage : pourquoi avait-il amorcé le processus ?
Ils s’étaient rencontrés dans une galerie à l’occasion du vernissage d’une exposition. Catherine avait rassemblé ses derniers deniers pour pouvoir accrocher au mur quelques unes de ses toiles. Cette peinture inquiétante mais dépourvue de violence avait forcé chez Frédéric un sentiment d’insécurité. Il en émanait quelque chose de statique, quelque chose comme de l’ennui. Il avait été curieux de savoir ce qui inspirait l’artiste et c’est comme ça qu’il s’était entendu répondre « l’éternité ».
_ Vous vous y connaissez en éternité ? Avait-il demandé.
_ Mon mari est diamantaire avait-elle répondu en riant.
Voilà. Elle avait un goût prononcé pour les histoires. Bien sûr, son talent ne lui avait pas encore permis de s’épanouir socialement mais elle semblait bien vivre et Frédéric était convaincu de la sincérité de ses sentiments. Il avait envie de partager sa vie avec elle et même si elle avait catégoriquement refusé de partager l’espace, il ne se décourageait pas de la voir un jour changer d’avis.
Aujourd’hui tout cela ressemblait à une effrayante chimère et il se sentait très vulnérable. Il ne pouvait croire que Catherine fût folle mais il ne pouvait plus croire le contraire..
Lorsqu’elle avait appelé, il n’avait pas décroché ; le courage lui avait manqué.
_ Je suis à la maison toute la soirée. Si tu en as envie, je peux nous l’offrir.
Il avait serré les mâchoires. Il s’était finalement rendu chez elle, bien décidé à faire diversion.
Il l’avait trouvée parfaitement détendue, vêtue de sa blouse et armée de ses pinceaux.
_ Tu travaillais..
_ Oui, j’ignorais que tu viendrais..
_ Je peux voir ?
La toile figurait un gigantesque billet de banque au centre duquel Catherine avait peint un couple d’amoureux.
_ C’est une idée fixe. Avait-il avancé. C’est une bonne toile mais il faudrait que tu en restes là tu ne crois pas ?
Elle était allée chercher de l’argent qu’elle lui avait tendu.
8est-ce que je pourrais exiger que tu me paies autrement ?
_ De quelle manière ?
_ Une enfant. Je voudrais que tu me donnes un enfant. C’est une preuve d’amour non ?
_ Je peux te donner une toile si tu veux.
_Tu ne m’as pas bien compris.
_ Si, j’ai compris. Je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas qu’un enfant soit l’objet d’une transaction, même si c’est une transaction amoureuse.
_ La plupart des gens fonctionne comme ça.
_ Ca ne signifie pas qu’ils aient raison !
_ C’est vrai mais en tous cas ça a l’air de leur aller. Moi, ça m’irait.
__ Moi ça ne me va pas.
_ Je ne paierai plus Catherine. Tu peux considérer que tu me vois pour la dernière fois dans ces conditions.
Elle n’avait pas répondu et s’était remise à peindre.
_ Catherine, accepterais-tu de consulter un psy ? Je considérerais aussi qu’il s’agit d’une preuve d’amour. Tu te rends compte que ce qui devait rendre notre relation plus riche est en train de l’anéantir ?
_ J’imagine que ça serait arrivé de toutes manières. Ca n’a ait qu’accélérer le phénomène. Ca n’est pas plus mal.
Frédéric avait jeté l’argent qu’elle lui avait donné par terre et était parti. Y avait-il quelque chose à comprendre ? Devait-il se soumettre à ce désir saugrenu ? Il attendrait. Elle finirait bien par s’apercevoir qu’elle faisait une erreur.
Non, elle ne se manifesterait pas. Elle ne devait pas briser la règle. Si lui ne le faisait pas c’est qu’il ne le souhaitait pas ou qu’il n’avait pas de quoi. Pourquoi tout était-il devenu si compliqué ? C’était à la fois plus compliqué mais tellement plus rassurant pour elle ! Elle n’avait plus à se questionner sur ce qu’elle devait ou ne devait pas oser. Il y avait une règle et si chacun la respectait tout fonctionnerait au mieux. Oui, au mieux. En vérité, elle n’aurait pas voulu qu’il souffre. L’idée qu’il soir malheureux lui était odieuse mais moins que celle de l’être elle-même. Elle avait fait le bon choix. Il fallait obéir. Frédéric voulait vivre selon l’air du temps : c’était trop simple ! Tout avait toujours semblé être trop simple pour lui : il avait envie de faire ; il faisait. Il ne voulait plus ; il ne faisait pas. Et qu’est-ce qui menait la danse ? Rien, absolument rien qui vienne du cœur ; de l’intelligence du cœur. Elle ne pouvait pas savoir au départ. Frédéric avait le cœur bête. Elle lui avait offert une chance et il l’accusait d’être malade ! Bien sûr elle était malade. Malade de n’exister qu’ne couleurs, couchée, diluée, étalée sur ses toiles ou dans ses bras. Finalement, il avait une sacrée chance qu’elle ne fût pas une garce …
Frédéric avait voulu se mettre en contact avec des gens de l’entourage de Catherine mais il ne trouva personne, comme si elle n’était jamais parvenue à établir un lien durable avec quelqu’un. Il avait fait quelques tentatives pour la revoir mais elle avait opposé un refus catégorique tant qu’il n’était pas disposé à se conformer aux règles. Le temps avait passé et il ne s’était jamais décidé à se jeter dans l’abîme.
Trois années plus tard il avait reçu un faire-part de mariage de Catherine. Elle l’invitait à la cérémonie et lui exprimait le bonheur qu’elle aurait de le revoir. Il avait hésité à s’y rendre Il pensait que la voir épanouie lui aurait permis de faire reprendre à sa vie un cours plus équilibré.
Dans le taxi qui l’emmenait il avait imaginé un moment Catherine vêtue d’une robe faite de billets de banque. Ca le faisait sourire à présent. Bien sûr il gardait une froide méfiance à l’égard des femmes mais il finirait bien par en trouver une… dépourvue de venin. De toute façon, il était immunisé. Il fallait bine qu’un jour il rencontre celle qui lui conviendrait, une qui ne voudrait pas le changer, une qui n’aurait aucun goût pour les expériences, une peut-être une peu mure.
Catherine unissait son destin à un marchand de tableaux. C’était vraisemblablement la meilleure chose qui pouvait lui arriver.
Il y avait une foule dense devant la mairie et il préféra rester un peu l’écart cherchant des yeux la mariée.
Il l’aperçut enfin. Elle avait l’air radieux et était manifestement enceinte. Le marchand de tableaux avait dû être plus convaincant..
Ce fut elle qui vint à sa rencontre. Elle l’embrassa.
_ Je suis vraiment heureuse que tu sois venu. Comment vas-tu ?
Elle avait les joues fraîches et un parfum discret.
_ Il ne triche pas au jeu lui ? Demanda-t-il.
_ Je joue à autre chose à présent. Répondit-elle en montrant son ventre. Et toi ? Qu’est-ce que tu deviens ?
_ Oh, tout va bien…. J’ai encore une certaine répugnance à manipuler les coupures de banque mais je crois que ça va passer. Qu’est-ce que tu en penses ?
Elle baissa les yeux. Quelqu’un l’appelait, elle tourna brusquement le buste.
Frédéric plaça le canon juste à la base du cou. Il ne sut pas très bien si la déflagration venait de son cœur ou de son révolver.
Qui était mort ? Sûrement quelqu’un était mort. De toute façon ça lui était égal : la vie était devenue trop chère.
moi aussi!
· Il y a plus de 13 ans ·saki
J'ai beaucoup aimé votre texte...très juste. Félicitations!
· Il y a plus de 13 ans ·auguste-lombre