FRÈRES

Edgar Fabar

Un nouveau petit frère. Une série de meurtres d'animaux. Une enquête difficile. Les années 80 : entre souvenirs d'enfance et fiction féroce.

       Maman est rentrée à la maison ce matin. Avec Philippe, nous étions à la cuisine. Elle a demandé où était l'oncle. Nous avons fait ceux qui ne savaient pas : sourcils levés pour moi, bruit de pet rapide avec la bouche pour mon frère. Profitant de son rire, je me suis emparé de la voiture volante de James Bond avec laquelle il jouait depuis trop longtemps, c'était à moi de la faire voltiger dans les airs, j'en mourrais d'envie. Philippe a gueulé. Maman a eu l'air contrarié, sa crispation a disparu quand elle a entendu la porte de la maison s'ouvrir puis se refermer. À sa précipitation à aller au devant du père, j'ai senti qu'un truc pas ordinaire nous arrivait. Et quand il est entré dans la pièce, les bras chargés, il tirait de sa main gauche un entrelacs de sacs qu'il laissait trainer par terre, mais de l'autre, avec une précaution infinie, il serrait une couverture blanche contre sa poitrine. Il a transmis son précieux fardeau à maman et elle a souri comme si elle avait avalé le soleil. J'ai compris qu'il était là, ce fameux petit frère qui devait vivre avec nous.  J'ai regardé le nombril de maman : sa boule avait disparu, il n'en restait rien ou presque. J'ai contracté mon ventre qui me faisait mal. Je me souvins de ses mots quand je lui avais demandé ce que ça allait changer pour moi d'être grand frère : « Tu verras c'est génial mais il faudra que tu t'occupes bien de lui ». Mais moi, qui allait s'occuper de moi ? Je restais néanmoins poli, essayant de cacher mon désarroi, m'efforçant de me réjouir de la voir joyeuse lorsqu'elle nous parlait d'Alexandre. Tout à coup, j'ai voulu savoir à quoi il ressemblait. Je m'y suis mal pris, car en grimpant sur la table pour mieux voir, j'ai glissé sur mon camion de pompier et j'ai dégringolé la tête en avant. Par réflexe, j'ai tenté de m'accrocher à la cuisse de mon père, mais il s'était retourné si prestement pour s'intercaler entre maman et moi que je n'avais aucune chance d'y parvenir. J'effleurais donc son pantalon avant de me ramasser lourdement sur le sol. Le choc fut violent. J'avais envie de pleurer, mais par fierté je forçais mes yeux à se maintenir au sec. J'ai pris trois grandes bouffées d'air, et c'est là que j'ai senti que le bébé avait uriné dans sa couche car ça puait la pisse juste là sous mes narines. Moi aussi hier soir j'avais souillé mes draps. La douleur et la honte, c'était trop, j'ai échoué et je me suis mis à chialer bruyamment.

      Le gros des familles aoûtiennes n'était pas encore arrivé. Comme à l'accoutumée, nous étions installés près du muret qui séparait les deux plages cannoises où nous passions le plus clair de nos journées estivales. Je ne connaissais qu'une occupation valable à la plage : la chasse aux crabes. Moby Dick que je venais d'achever de lire m'avait fait forte impression. Moi aussi, j'aurais volontiers consacré mes forces et ma vie à la poursuite de mon ennemi. Je le comprenais profondément ce capitaine Achab. Comme de juste, mes parents ne prirent pas au sérieux le destin de chasseur de crabe auquel j'aspirais. « Pas avant le CM1 » m'avaient-ils rétorqué en ricanant. Ma vocation provisoirement contrariée, je profitais de chaque jour pour parfaire ma technique et la légende dont je jouissais auprès des petits grandissait. Ils suivaient, effrayés et fascinés, mon impitoyable traque. Les grands crabes, les seuls dignes d'intérêt à mes yeux aguerris, étaient semblables aux vampires. De leurs mœurs je savais tout : la nuit ils chassaient pour se nourrir et la journée ils restaient tapis à l'intérieur de leurs cercueils de pierre. Bien cachés sur les rochers, ils se croyaient à l'abri des prédateurs et des êtres humains. Pour les déloger, j'avais mis au point un protocole en trois temps. La première étape consistait à les emmurer vivants. A l'aide de ma pelle en plastic, je remplissais leurs trous avec du sable mouillé jusqu'à le colmater parfaitement. Puis j'attendais. Je n'avais pas de montre mais j'avais l'expérience de milliers de pièges tendus.  Je savais à quel moment il me fallait agir. J'attrapais alors mon seau rempli d'eau de mer, et je le projetais violemment sur le mur de sable. Telle une digue balayée par une vague scélérate, la prison éphémère cédait sous la pression de l'eau. N'étant pas éthologue, je n'ai jamais su avec certitude si c'était la peur de finir emmuré, le manque d'oxygène qui se faisait sentir ou bien l'obscurité qui le trompait, mais aussitôt le passage libéré, le crabe bondissait hors de son trou. C'était le point culminant de la chasse. Sa lutte pour la survie ne durait que quelques secondes. Mais quelles secondes ! A peine l'eau déversée, je devais me saisir aussi vite que possible du râteau pour lui barrer la route et je devais ensuite l'obliger à se jeter dans mon seau. Parfois, il arrivait que la capture échoue, car certaines bestioles vives comme l'éclair, parvenaient à plonger dans la mer avant que mon bras ne s'abatte sur elles. Plus rarement encore, certains crabes faisaient le choix suicidaire de retourner au fond de leur caverne. Car dans ces cas-là, ma colère était terrible et avec le manche de ma pelle, je les réduisais au bouillie. Mais la plupart du temps, je parvenais à mes fins.

        Ce jour-là, tandis que le petit Alexandre somnolait sous la surveillance étroite de mes parents, il se produisit un événement étrange non loin de notre parasol. Mon frère Philippe vint me trouver alors que j'inspectais de nouvelles cavités. Il voulait absolument que je le suive. « Viens, c'est par là, c'est à côté de la douche c'est dégueulasse ». Près d'une poubelle Cannes Littoral, une fosse avait été creusée et remplie à moitié d'eau sablonneuse. À la surface du petit lac artificiel se débattaient des dizaines de crabes à qui l'on avait arraché leurs pinces. Encore vivants, ils tournoyaient avec maladresse autour de leurs membres mutilés. Incapable de réagir, je regardais le maillot de bain tarzané de mon frère et les gouttes d'eau salée qui tombaient sur les carcasses flottantes.

     Les jours raccourcissaient, les copains revenaient de vacances, notre grand-mère était partie en cure et même le père avait repris le travail. Les signes se succédaient limpides. Nous sentions qu'elle approchait. Nous ne l'aimions pas car elle nous faisait peur. Nous avions décidé que la rentrée des classes était une sale petite sorcière qui chaque année revenait pour nous hanter. Nous savions qu'elle finirait par nous attraper, mais nous voulions vendre chèrement notre peau, bien résolus à profiter des grandes vacances jusqu'au bout. Le soir ressemblait au bonheur, dehors à demi-nus, nous changions de vie au gré de nos aventures : pirates, indiens ou martiens. Nous avions l'autorisation de jouer jusqu'au démarrage de l'éclairage public. Après quoi, nous rentrions souillés de la tête aux pieds. Au niveau des genoux, nos pantalons étaient verts, parfois troués à force de se rouler dans l'herbe. Dans le bain que nous partagions mon frère et moi, l'eau devenait sombre, charriant la crasse accumulée tout le jour. Bien que collés l'un à l'autre du matin au soir, nous nous répétions encore le récit de nos exploits. Nous étions des Césars tressant l'un pour l'autre des couronnes triomphales. Mettant fin à l'ambiance bon enfant qui régnait, maman fit irruption en hurlant. Nous avions soit disant réveillé le bébé une fois de plus. Mon père débarqua à son tour. Sans calcul, il fondit sur nous, et une seconde plus tard, nous avions les joues écarlates. De sa main paternelle, il avait vengé le sommeil fraternel. Et ma mère ne fit rien d'autre lorsqu'elle nous priva de nos sorties nocturnes. Plus tard, alors que nous étions dans la chambre, mon frère voulut me consoler en me racontant l'histoire des Barthélémy : son copain Jérôme était déjà passé par là. A la naissance de Mariette, sa mère était devenue hystérique. Au bout de quelques mois, les choses étaient cependant rentrées dans l'ordre. Pour ma part, rien que le mot Barthélémy avait fait vibrer ma colonne vertébrale. Je les détestais car leur grand frère Sylvain était une saloperie, un fils de pute qui m'avait humilié au vue et au su de tous. Il m'avait plaqué au sol, sur la dalle de béton du HLM voisin, avant de me cracher au visage. Sylvain était un enfant dérangé. La faute à une série de convulsions qui avait sérieusement secoué son cerveau à l'âge de cinq ans. Au village, on disait qu'il était capable de tout. Une voiture lardée de coups de clés, une poubelle renversée dans le bénitier de l'église, un chaton disparu, tous les trucs louches et irrésolus lui étaient imputés sans hésitation. Ainsi, lorsque nous avons trouvé une pie pendue par les pattes qui se balançait à la fenêtre du petit Alexandre, je l'ai immédiatement accusé. C'était le coupable parfait. Soutenu par mon frère, j'allai trouver mon père pour lui faire part de mes accusations. Je lui dis qu'il ferait bien d'interroger Sylvain là-dessus et sur le massacre des crabes à la plage. Il n'y a que ce tordu qui faire une chose pareille. Le père m'observa longuement puis il conclut qu'il était physiquement impossible pour un enfant d'escalader le muret du jardin. Avec mon frère, on s'est regardé dépités, convaincus que notre père se trompait.

        La vie continuait de changer à la maison. Désormais, nous étions assignés à résidence dès le retour de plage. Pour oublier un peu l'injustice, nous échafaudions des hypothèses sur le tueur d'animaux. Philippe était persuadé que l'ainé des Barthélémy en voulait à notre petit frère car Alexandre lui rappelait l'arrivée calamiteuse de Mariette dans leur famille. Il ne faisait aucun doute qu'il nous attaquerait encore une fois. Mon frère tirait ses certitudes de ses lectures policières. Avec attention, j'écoutais ses histoires de criminels sans pitié, qui maltraitaient la veuve et l'orphelin jusqu'à leur prévisible arrestation par des héros toujours plus malins qu'eux. Pour moi, cela sonnait faux. Je pensais que ces soi-disant grands méchants étaient surtout des grands crétins, tout juste bons à se faire coincer comme des nazes. Je me gardais néanmoins d'en faire la remarque à mon frère. Mais quand il crut bon d'ajouter que c'était notre devoir désormais de protéger Alexandre, cette fois, je ne pus m'empêcher de sourire : n'était-ce pas lui qui quelques minutes auparavant me jurait qu'il avait la haine de rester bloquer à la maison. Il oubliait trop vite la raison pour laquelle nous demeurions cloitrés. Il avait réfléchi à la question de la sécurité : le point faible était le jardin. Devant la maison, le chien montait la garde et même si Wolf somnolait durant les journées très chaudes, Philippe était convaincu qu'il était impossible pour Sylvain de passer par là sans se faire repérer. Il se trompait. Le lendemain, le jardin n'avait pas été visité. A côté du chien, nous retrouvâmes des boulettes mélangées à du laurier rose. Il s'était vidé par tous ses boyaux : il avait été empoisonné. Mon oncle et mon père se chargèrent d'évacuer le cadavre de Wolf et de nettoyer la scène du crime. Durement touché, Philippe s'en voulait à mort de ne pas avoir su empêcher la récidive du tueur d'animaux. Quand il revint du commissariat où il avait accompagné mon père, il avait les yeux brûlants de celui qui a pleuré longtemps. Durant les nuits qui suivirent la disparation de Wolf, la terreur s'empara de moi. Attendre la nuit chaque soir devint une torture. Je n'arrivai plus à contrôler ma peur du noir sans le bonsoir de ma mère.  Ma mère qui flippait totalement. Seul le bébé comptait à ses yeux, et nous, nous n'avions qu'à fermer la porte avant de nous coucher. Les attentions que mon père ne me portait pas avaient cessé de me tourmenter il y a longtemps déjà. Je faisais contre mauvaise fortune bon cœur.  En vérité, je n'avais pas vraiment besoin de lui et ça allait la plupart du temps. Mais quand ma mère commença à me laisser dans le noir sans un baiser consolateur, j'ai été aculé. Seul face à l'angoisse, c'est vite devenu une question de vie ou de mort.  Je devais à tout prix retrouver la douce normalité qui me manquait tant. Même la présence de Philippe ne me rassurait plus.

        Le samedi suivant, nous attendîmes que mes parents allument la télévision. A pas de sioux, nous empruntâmes l'escalier qui menait au rez-de-chaussée de la maison ; dans le sellier, je décrochai la lampe torche que mon père suspendait sous l'interrupteur en cas de rupture d'électricité. Pendant que je récupérais le marteau et le tournevis cruciforme, Philippe disposait le bébé sur la table de la cuisine. Je fus épaté par le soin qu'il prit pour lover sa figurine Batman dans les couvertures blanches de mon frère. Dans la pénombre, on aurait vraiment pu croire que le petit Alexandre avait été oublié là pour la nuit. Je repensai avec douleur à notre première rencontre et à ma chute sur le carrelage. Philippe me contourna pour se glisser sous la table aux pieds que Wolf avait rongés. Tout était en place. Il ne me restait plus qu'à ouvrir en grand la fenêtre qui donnait sur la ruelle et à aller me poster derrière la porte de la cuisine, dans le couloir. J'avais encore du temps avant que le générique de Champs-Élysées ne signalât la mise en mouvement imminente de nos parents. Dans la maison, la voix de Michel Drucker dominait le silence. Mon frère quant à lui, ne faisait aucun bruit. J'avais lourdement insisté sur ce point. Il ne devait bouger sous aucun prétexte. Si par malheur, il perdait ses nerfs ou il donnait une fausse alerte, il ferait capoter toute l'opération. Je lui avais donné l'ordre de ne rien faire sauf en cas de certitude absolue qu'il se passait un truc. À ce moment-là, et seulement à ce moment-là, je déboulerai avec mon marteau prêt à fracasser la tête de Barthélémy tandis que Philippe lui laminerait les pieds au cruciforme.  

        Un chuintement à l'étage me tira de la torpeur dans laquelle une concentration extrême m'avait plongé. Je mis quelques instants pour réaliser que cela ne provenait pas de la télévision. C'était sûrement le bébé. Comment en être certain ? Il fallait que je fasse quelque chose avant que le bruit ne revienne. Vite, monter, discrètement toutefois, pour éviter d'être découvert. Le faire maintenant. Avant que mon frère ne se rende compte de ma disparition et qu'il ne donne l'alerte. Lentement se diriger vers la porte fermée. La poignée est fraiche. Appuyer dessus pour entrouvrir suffisamment la porte pour pouvoir s'y glisser sans faire de bruit. Attendre, ne plus bouger pour ne pas se faire repérer. Le berceau du petit Alexandre est là devant moi à quelques mètres. Je le devine. On dirait que je suis seul mais j'entends à nouveau ce petit sifflement.  Malgré le noir qui me fait presque suffoquer, je m'approche encore de quelque pas vers le petit Alexandre et je serre le marteau de toutes mes veines pour qu'il ne glisse pas car je transpire énormément. Je continue d'avancer. La lumière jaillit soudain. Et dans le miroir je me vois. Il y mon père aussi qui est derrière moi dans l'encadrement de la porte. Et puis, il y a le berceau et ce maudit murmure qui revient. J'ai l'impression que quelqu'un a appuyé sur la touche ralentie du magnétoscope que nous venons d'acquérir. J'entends mon prénom qui vient de loin. Étrange car mon père est presque à côté de moi maintenant. Il court tout en criant mon prénom. Mon bras va s'abattre, je vais mettre fin à ce chuintement qui agresse. Mécaniquement, je frappe avec le marteau de toute la force que la haine donne à ma main. Je frappe pour tous les Achab de la terre, je suis déterminé à éliminer la baleine, elle va saigner pour une fois ! Une douleur monstrueuse s'empare de mon poignet au moment où mon bras s'abat. Je ne sais pas pourquoi j'ai mal. Mon épaule se tord complètement, elle est projetée violemment vers l'arrière, dans le sens inverse de mon mouvement. Quelque chose a stoppé mon geste. Le marteau tombe par devers moi. C'est mon père. Mais pourquoi est-ce qu'il continue de crier mon prénom ? Pourquoi ne me lâche-t-il pas le bras ? J'entends encore mon prénom, cette fois je reconnais la voix de ma mère. Elle pleure. Mais qu'est-ce que j'ai fait : je ne comprends pas pourquoi elle me demande ça. Ce que je sens c'est les picotements dans la main où je tenais le marteau. Qu'il était lourd ce marteau. Je m'en rends compte à présent que mes doigts bougent avec légèreté.  Je regarde le miroir, mon frère Philippe est là aussi. Il a un tournevis à la main. Peut-être que si j'arrive à me libérer de l'étreinte de mon père, je peux le récupérer et continuer la traque. 

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