Frisson
Laurence Loutre Barbier
L. Loutre-Barbier, “Frisson”, La dernière chambre, 2010
Il existe un type de fillette particulier, la fillette universelle.
Elle a environ sept ans.
Elle est frémissante, insoumise et vivace.
Elle peut exister partout, mais elle est rare.
Sa liberté est insolente. Son bonheur est à la limite de l’acceptable.
Elle est intègre. Invincible.
Dans le lieu qui est le sien, elle dépareille par son éclat à peine soutenable et elle grandit.
Inexorablement.
Elle peut mourir aussi.
C’est impensable.
Mais elle peut mourir.
Comme elle.
Comme elle, c’est ici et maintenant à la chambre mortuaire qu’elle dépareille par son éclat à peine soutenable.
Elle a sept ans et à l’avenir aussi.
Elle est inexorablement morte.
Mes yeux face au mur. Un long moment.
Elle est là. Douce à regarder.
La mort nous enlace d’un même temps qui s’installe et fige l’éphéméride en l’état.
À vie.
Sur le haut de ses pommettes, marques orangées, traces de sparadrap, tatouées comme une Indienne.
Impalpable regard.
Le regard guidé par sa propre lumière.
Toucher des yeux.
Incorporel toucher.
Elle frissonne.
Elle frissonne de tous ses membres.
Pas de peur.
Elle a su évidemment que certaines flèches tuent leur cible à coup sûr mais rien, dans la position de son corps ni dans aucun muscle de son visage n’indique la peur.
Elle est juste comme ébrouée. Sa vivacité et son impatience, figées. Elle, pétrifiée.
Elle frissonne.
Elle frissonne de froid. Il fait froid, elle est froide, elle frissonne. Elle a animé son inertie par la persistance de son frisson. Elle a pris pour parti celui de la parole silencieuse et c’est à la fleur de sa peau que se lisent l’incantatoire apprêt du souvenir et la mort.
La fillette a vécu juste, et morte, elle dit vrai encore.
Vibrillonnante. Inaliénable. Pertinente jusque dans ce nouvel état.
C’est froid, de plus en plus froid et c’est bien sûr la caractéristique sensible évidente de la mort. De quoi frissonner.
Le lendemain, la fillette frissonne toujours au moment où arrive la femme qui va lui faire une toilette rituelle.
Quelque chose d’harmonieux, parfait, simple, extrêmement fluide se joue, m’incluant. Reconnaissante. Définitivement reconnaissante.
Lavée, huilée, ancrée dans la mort, la fillette universelle reconnaît enfin sa propre température. Elle a raison. Il faut composer avec désormais.
Sa peau devenue souple, détendue, elle semble avoir oublié tout ce que son corps avait d’obtus et la poésie domine, supplantant les raideurs ça et là, les signes ténus et bien réels de sa nouvelle condition.
Entre chaque couche du tissu immaculé qui compose le linceul sont semées des fleurs séchées. Des prières aussi. Ses cheveux sont maintenant cachés.
La préparation est terminée. Pas de triche.
À ce moment précis, elle est la dignité incarnée.
Émerveillement.
Calée maintenant dans son cercueil, un peu penchée à droite, elle est prête à recevoir ses premières visites dans un salon de la chambre mortuaire.
Ils l'attendent d’abord, puis repoussent l’instant de la rencontre. Tous des hommes, d’un genre incorruptible. Ils mettent beaucoup de temps à la rejoindre. Pleurent…
Pas de vase à même le sol où dureraient des fleurs aux teintes tendres. Pas d’objets auprès d’elle qui viendraient corrompre sa pureté. Elle est dans la mort comme dans la vie : entière à elle seule.
On soude le cercueil. On y appose un scellé. Puis les hommes le portent jusqu’à la voiture corbillard et s’en vont. Le père revient et dit : « merci ».
Il aurait pu y avoir une superbe pluie pour faire des routes pleines de petits miroirs. Mais non. Il fait froid, gris, visqueux. La fillette commence son voyage en voiture. Elle prendra l’avion ensuite. Retrouvera les siens et parmi eux la même place que vivante elle avait su occuper. Elle retrouvera les femmes aussi.
N’en dire pas plus parce que la moindre image foisonne d’énigmes. Se préserver aussi du parfum d’affabulations.
Reste juste à dire moi dans l’espace béant
Je m’étais mise là, dans cette situation somme toute inconfortable et inédite, sans savoir, sans vouloir.
J’étais à la vie.
Tout était contenu dans cette poignée de mots.
J’étais à la vie avec rien d’autre que moi et pour rien d’autre que l’instant, que maintenant.
J’étais sans rien autour. Rien à saisir, à contenir, ou encore avec quoi interagir.
J’étais parmi, seule parmi et d’une façon que je ressentais comme définitive.
Je pensais que la vie de cette fillette universelle avait dépendu de quelques étoiles, de leurs oscillations, et de forces en contradiction.
Elle était morte sept ans après sa naissance.
Les jours qui suivirent son décès, son influence était toujours tangible et elle désarma en moi la rage inhérente à l’absurdité de la vie. J’avais ralenti, tâtonnant dans le blanc. Tout ce blanc qui m’autorise à jamais un autre voyage, un autre trajet.
Je n’en avais pas espéré tant.
5/5
· Il y a plus de 14 ans ·benhoguet