Funky Butt
le-fox
Ce matin, encore, Buddy s’était pris pour un ours. Le truc classique : en s’éveillant d’une sorte de morfondement, de prostration schizophrénique, il avait pété un grand coup, et agressé l’infirmier qui lui portait ses médicaments en lui faisant valser ses lunettes à l’autre bout de la cellule d’un maître coup de patte. Buddy faisait ça, de temps en temps. Les médecins avaient dit : comportement incohérent, violent, sujet à surveiller étroitement. Alors, un ours. Pourquoi pas.
Evidemment, l’autre avait bramé comme un renard pris aux burnes par un teckel vicelard, et le reste n’avait pas traîné. Camisole. Calmants à haute dose. Une façon de le faire revenir, non à la raison, mais à une conception plus pacifique de l’existence. A l’asile de Jackson, on ne plaisantait pas avec les ours.
Parfois, mais pas souvent, son esprit s’entrebâillait, à Buddy. A l’aveuglette, il replongeait alors sans discernement dans des souvenirs confus, des images, le claquement d’une trompette. Et puis, petit à petit, ça se précisait. L’atmosphère enfumée et braillarde du Cairo, de l’Anstedt’s Saloon, du Gipsy Shafer’s, le goût âpre du bourbon trafiqué, distillé par cette vieille grosse maquerelle d’Emma Johnson dans son arrière-cour, tafia innommable mais bourré d’inspiration. Peut-être bien qu’il y était pour quelque chose, ce tord-boyaux, dans son idée de triturer les airs à la mode de l’époque, les valses, les mazurkas, pour les mélanger avec le blues, le rag, le spiritual, de créer un choc de sons qu’on commençait à appeler avec dédain la « jass music », la musique de cul. C’est vrai que là-dessus, les filles avaient toutes les chances d’emballer le client sans prendre de retard sur les horaires d’abattage. Et de l’abattage, il en fallait ; pour les marins relâchant à la Nouvelle Orléans, une idée fixe, tenace : fonçer dans Storyville, à la recherche du honkytonk aux putes capables d’assouvir leurs appétits aiguisés par des mois en mer. Bien sûr que dans le Red Lights district, ça ne manquait pas vraiment, mais l’orchestre de Buddy leur mettait les sangs en ébullition. Elle sentait le sexe, cette musique-là. Elle les attirait. Les honnêtes gens, qui s’arrêtaient aux bordels chics de Basin Street, aux orchestres de petits Blancs bien sages, ne savaient pas ce qu’ils perdaient.
Dans son brouillard, Buddy entendit chantonner ; un garçon de salle, qui baladait dans le couloir son ennui, son seau et sa serpillière.
« I thought I heard Buddy Bolden say
Stinky butt, funky butt, take it away… »
- Hey, mec !
Le chantonneur, un jeune Noir à la pas désagréable voix de basse, passa la tête à travers la porte de la cellule.
- C’est quoi, ce que tu chantes ?
- Ça, m’sieur, c’est le Buddy Bolden Blues. Un air de Jelly Roll Morton. Pourquoi, m’sieur ?
Buddy sourit à un coin de mur. Dehors, on pensait encore un peu à lui.
- Cet air-là, petit, c’est moi qui l’ai composé. Dans le temps.
- Sûrement, m’sieur. Sûrement.
Les fous, faut pas les contrarier. Il s’éloigna, traînant sa serpillière en laisse au bout de son balai.
« Open up the window, let that bad air out… »
Ce type-là, on avait bien fait de le coller en camisole.
EPILOGUE.
Né en 1877, Charles « Buddy » Bolden est mort en 1931 à l’asile de Jackson (Mississipi) où, jugé instable et dangereux, il était enfermé depuis 1907. Enterré dans une tombe non marquée du Holt Cementary de la Nouvelle Orléans, on ignore où il repose exactement. En 1998, un monument fut érigé à la mémoire de celui qu’on considère comme le créateur du jazz dans ce même cimetière. Il aurait enregistré un cylindre, qui n’est pas parvenu jusqu’à nous.
Détruit en 1917 sur ordre du Secrétaire d’état (Aux USA, ministre de la Marine), Storyville n’est plus aujourd’hui qu’un quartier comme un autre.
J'aime bien le retour implacable à la réalité de l'épilogue, comme une claque on revient sur terre, ce qui semblait nouvelle avait du vrai, alors nous dans la réalité on est où ? De quel côté ? Un petit dérapage dans la folie peut-être... comme l'entre-deux de l'écriture. Enfin c'est comme ça que je le lis.
· Il y a plus de 12 ans ·Muriel
...par sa famille, Elsa ? Oui, oh, bon !...
· Il y a presque 13 ans ·le-fox
Arf... jamais mieux servi que...
· Il y a presque 13 ans ·Elsa Saint Hilaire
en plus, c salement bien écrit !
· Il y a presque 13 ans ·perefox
Un superbe texte où l'on reconnait tout ton amour pour la Nouvelle Orléans et pour le jazz...l'ambiance des bordels, la sueur, le whisky, la hot music... et j'en passe. Merci cher Renard pour cette nostalgie blues que je partage avec toi et cet hommage que j'admire... Elsa Bechet
· Il y a presque 13 ans ·CDC... cela va de soi... ;-)
Elsa Saint Hilaire