Gabriel au pays de la page blanche (défi 15 jetez l'encre)

hectorvugo

Maman m’a offert un cahier de brouillon à Noel pour que je puisse faire des dessins dessus. Ca ne lui plaisait pas trop que je gribouille sur les murs de la maison.

Qu’il est petit ce cahier. Si peu d’espace et pire encore délimité par une marge.

Il parait qu’il est magique ce cahier. Tu parles je vois le truc d’adulte pour faire avaler la pilule. Un cahier magique et puis quoi encore !

Je l’ouvre à contre cœur ce 25 décembre au matin.

A la page de garde tremble un mot en italique, le mot plume.

On se tourne autour, se renifle comme de jeunes chiots.

Puis on discute.

-          t’es qui toi ?

-          Un dessinateur

-          T’es petit pour dessiner dis moi ?

-          Si on veut j’ai six ans

-          C’est ce que je dis c’est jeune

-          T’as déjà écrit ?

-          J’ai fait des lignes à l’école, copié des leçons, écris parfois des poèmes pour maman

-          Pas terrible les leçons hein

-          Oui c’est barbant

-          Barbant ! T’as un langage soutenu

-          C’est que maman m’interdit les vilains mots si non…

-          Si non quoi ?

-          Je mets des pièces dans le cochon

-          Le truc en porcelaine là-bas ?

-          Oui

-          C’est quoi ?

-          Une tirelire

-          T’as des amis à l’école toi ?

-          Oui

-          T’as de la chance. Je me sens un peu seul dans ce cahier

-          Ce n’est pas chouette comme vie

-          Oui, je voudrais retrouver mes mots copains

-          Qu’est ce que tu as fait pour les perdre ?

-          On les a mis en prison

-          En prison !

-          Je me suis enfui ici. J’aimerais tant les libérer, mais je ne peux rien faire tout seul

-          Je peux t’aider si tu veux

-          J’en doute

-          Pourquoi ?

-          Parce que cette prison est dans un monde différent du tien, parce que tu es un enfant, tu n’es pas un mot

-          Comment ça ? Explique-moi ?

-          Il faut devenir un mot, rentrer dans ce cahier, de là tu auras accès au pays de la page blanche.

-          Mais comment puis-je devenir un mot ?

-          Quel est ton prénom petit bonhomme ?

-          Gabriel

-          Gabriel, prend ce stylo, secoue-le, puis touche du doigt cette goutte d’encre et ferme les yeux

Je prends le stylo, le secoue. Une goutte d’encre fraiche en jaillit et s’écrase sur le cahier. Mon pouce la touche.

A aucun moment je ne crois ce qui va suivre cette chorégraphie.

Et pourtant je ferme les yeux.

A présent je suis un mot, mon propre prénom. Encore plus étrange je vole sur un autre mot, le mot plume.

Nous nous laissons porter par le vent de la syntaxe, il est nerveux, nostalgique d’une époque ou des troupeaux de mots couraient s’abreuver dans le grand lac d’encre.

Aujourd’hui il est asséché. La haute altitude nous le présente comme un grain de beauté perdu dans un désert blanc.

-          On pourrait s’approcher, voir le lac de plus près, qu’est-ce que tu en dis Plume ?

-          Mauvaise idée Gabriel, on pourrait se faire prendre par une escadrille d’accents circonflexes, elle surveille le ciel et empêche de faire du rase-motte

-          Alors on volera tout le temps ?

-          Non, rassure-toi. Fais-moi confiance

Confiance il en a de bonne. Bien que léger ce mot est sur de lui. Le vent de la syntaxe est de plus en plus faible. En quasi sur place nous observons ce qui reste de ce monde. Pas grand-chose, des sillons dans une terre blanche, des lettres vidées de leur sang noir.

Sont-ce des cadavres ? Non ce sont les restes d’une longue phrase qui échoue sur un pont de points de suspensions. Après plus rien, aucune trace. C’est terrifiant, glaçant, on ne trouve plus les mots. Et pour cause.

Le pont mène à la prison. Il domine un fleuve blanc. La légende dit que certains mots y sont morts volontairement de noyade. Ils ne désiraient finir leurs jours dans une cellule de silence.

Triste histoire. À peine le temps d’y penser, nous piquons droit devant, plongeons dans le fleuve. Nous sommes couverts de typex. L’escadrille d’accents circonflexe ne nous verra plus.

La rive est proche en deux coups de brasse, elle est atteinte.

Pour autant nous ne sommes pas au bout de notre périple. La prison se juche sur une butte. C’est une parenthèse. L’entrée est gardée par des points d’exclamations.

Nous les neutralisons en utilisant la technique du point sur les i. En effet quand on met les points sur les i avec un point d’exclamation. Ce dernier reste en plan, il ne peut plus marcher, il demeure droit comme un i.

Face à la première parenthèse, Plume souffle un mot, un seul. Le mot de la rumeur joyeuse, le mot le plus magique qui soit : liberté.

La porte cède et les mots enlèvent leurs chaines de virgules, de points virgules. Ils s’envolent un à un. La grande migration commence. Proust rêvait d’une phrase interminable, de celle dont on oublie le début pour n’en retenir que l’ivresse de la lecture. Encore faut-il pour être lu pouvoir l’écrire.

Le longue phrase reprend vie et trace un trait noir continu dans le ciel. Il emporte tout. Les accents circonflexes, les doutes, le sombre passé déjà révolu.

Le vent de la syntaxe souffle de nouveau comme aux plus beaux jours et nous poussent vers le lac d’encre.

Sec, il redevient fluide par le biais des larmes du mot nostalgie. Etrange mutation et bienheureuse fortune.

Les mots se baignent reprennent de la vigueur. Pour un cours moment seulement.

L’un d’entre eux dit : «  Retournons à la vallée du dictionnaire »

Le mot voyage me souffle : «  nous n’aurions jamais dû la quitter »

Les mots sont ainsi faits. Ils ont à la fois la soif du nomade, celle de parcourir de nouvelles contrées, et le désir du sédentaire, celui d’avoir toujours à proximité de soi les racines de la langue.

Paradoxe délicieux.

Je les ai vu rejoindre cette vallée, ce v blanc immense, ce dictionnaire.

C’est leur monde à eux, pas le mien. Je dois le quitter à regret.

Devant la foule des mots je leur confie ceci :

-          J’ai un aveu à vous faire je ne suis pas un mot, je suis un enfant de six ans un apprenti écrivain. Ma famille m’attend ailleurs.

Avant de partir le mot créer m’apostrophe : Dis-moi l’écrivain quand tu seras grand, tu feras quoi ?

Je lui réponds : « je reviendrais vous voir et j’écrirais des livres avec vous »

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