Galerita ou Place défaite

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                                                Galerita ou Place défaite

     Encaissé entre les monts frontières, Rodolphe le savoyard et le Valentino italien, un petit village alpestre ne comptait que deux notables. Hélas ! C’était un de trop. Leurs bourgeoises demeures se faisaient face sur la place du bourg comme par défi. Tout, chez elles, appelait à la provocation du vis-à-vis. Salvatore Tronso et Carlo Retino se connaissaient depuis toujours et “ne s’adressaient pas la parole depuis jamais”. Petits-fils et arrière-petits-fils de notables et notables et fils de notables eux-mêmes, il y avait toujours eu entre eux un sentiment de compétition exacerbé. Etre nés le même mois de la même année n’avait pas arrangé les choses car il ne pouvait y avoir le bémol de la différence d’âge à tel ou tel écart de résultat. Dans leur jeunesse, et tout au long de celle-ci, leurs pères et grand-pères scrutèrent les moindres notes et appréciations à la recherche de l’excellence domestique et de la défaillance voisine. C’était d’autant plus surprenant que les deux bambins furent de médiocres élèves toute leur scolarité comme leurs pères et grand-pères jadis. Mais peu leur importait d’être premier ou dernier du moment que “ces autres” étaient derrière eux. Le classement définitif, à chaque fin d’année scolaire, les voyait invariablement ex æquo et l’instituteur changer de voiture pour une plus grosse encore. Concernant le sport, l’équipe, le Galerita Football Club, souffrait d’un chronique double mécénat. Il y avait donc deux moyens de transport et deux tenues contrastées. On dit que c’est de ce petit village qu’est né le second jeu de maillots pour les matchs à l’extérieur afin de contenter la paire de bienfaiteurs. Dans ce lieu confiné, flanc de piton, caractérisé par un tel antagonisme, l’entraîneur ne pouvait venir que d’ailleurs. On savait qui avait eu la charge du Galerita Football Club dans tous les villages alentour car, l’année suivant son renvoi, la maison de ce “qui”, entraîneur jetable, était refaite de fond en comble avec les dessous de table, destinés à faire jouer leur rejeton, des familles Tronso et Retino. Jamais argent salement employé ne le fut plus stérilement en regard des résultats linéairement catastrophiques de l’équipe. Les familles les plus en vue se croyaient en devoir d’avoir enfantées les avant-centres de la ville, ceux qui inscrivent les buts et ont leurs noms dans l’édition du lundi de “La Stoffa Bruciato”, le petit journal local de la vallée. Jamais formation aussi élégamment habillée et moelleusement transportée n’eut une telle constance en bas des tableaux des classements régionaux. Déjà du temps des grand-pères, ils étaient descendus de division chaque année jusqu’à se retrouver à un dernier niveau savamment entretenu par des fils tout aussi doués pour les tirs au large, les assassinats de choucas et les bottés de motte. Fatalement aussi, la grand-place du village était ligne de fracture. Les neutres étaient courtisés un temps avant d’être abhorrés par les deux camps mais ils étaient rares. On était d’obédience “Retinesque” ou “Tronsesque” du premier cri au dernier râle par savant et traditionnel positionnement familial. Cette scission se retrouvait jusque dans l’équipe de football. Ainsi, sous les yeux de profanes éberlués lors d’un énième tournoi de Pâques, l’équipe, bien mise et descendue d’une paire de cars pullman dernier modèle, souffrait-elle d’hémiplégie purulente. Le gardien, le stoppeur gauche, le demi droit et l’ailier gauche étaient “Retinesques” et ne jouaient qu’entre eux. Le reste de l’équipe jouait avec son avant-centre lorsque c’était sa période de jeu. Devant tous les arbitres médusés du district et les délégations étrangères invitées, il y avait un lancé de pièce en interne qui désignait lequel de Salvatore ou Carlo allait jouer la première période avant le tirage au sort traditionnel général. Aussi bons footballeurs qu’écoliers, ils finissaient régulièrement dernière équipe du tournoi, lauréate du prix Retino-Tronso de la formation la plus élégante. On vit même, aux heures sombres des luttes intestines les plus aiguës, à l’occasion d’un coup de pied arrêté menaçant le but de l’équipe double face, un des stoppeurs, Christiano Ornuto, vassal “rétinesque”, tacler au sang son demi gauche, Isidoro Diota, larbin “tronsesque”, et potentiellement chapardeur de sa part de tiramisu selon le premier cité. L’entraîneur de cette funeste année, Sergio Tupido, fut renvoyé sur le champ, après deux engueulades successives en tête-à-tête, par les co-présidents de l’époque pour n’avoir pas su fédérer l’équipe autour d’un projet et fut remplacé illico presto par une recrue étrangère : Cono Uckold. Ce dernier comprit rapidement les bénéfices à long terme qu’il y avait à manger dans les deux gamelles en ménageant la chèvre et le chou bien que cette historiette souffrît d’une carence du second et d’une pléthore des premières. Puis Cono saisit ensuite les vertus du non alignement par tous temps tout le temps. Quand vint l’ère de “la battaglia di facciate, nuovi fronti di guerra”, la bataille des façades, nouveaux fronts de guerre, comme le titra judicieusement le minuscule opuscule périodique piémontais, “La Stoffa bruciato” qui savait de quoi il parlait puisque son titre, “le torchon qui brûle”, avait été inspiré un siècle auparavant déjà par l’amour confraternel émanant de ce petit village perché. Personne ne se souvient plus de comment cela a commencé mais tout le monde se souviendra encore longtemps de comment cela s’acheva. Fut-ce une plante imprudemment plus chatoyante qu’à l’accoutumée ou un bibelot égaré sur un des balcons ou encore une fantaisie potagère posée là par une domestique écervelée ? Aucun n’est plus capable d’en retrouver la queue d’une trace. Mais les faits, les tristes et tragiques faits sont là. Par un engrenage bien huilé, un crescendo sans retour autre que le silence du recueillement, les Retino et Tronso se mirent à embellir leurs extérieurs à la plus grande joie de la plèbe qui, pour une fois, voyait cette rivalité tirer le village vers le haut. D’abord ce fut un surenchérissement floral des balcons auquel succéda bien vite un délire sculptural plus durable car moins périssable. Il y eut un temps bref de statu quo puis une reprise. Puisque fleurs et statues en nombre ne parvenaient pas à faire une différence de luxe, on essaya un luxe de différences et on décida de laisser les lux y faire. Salvatore Tronso, nouveau “capo di capi” de ce côté de la place, installa des panneaux de marbre noir veiné d’orange “portoro extra” sur toute sa façade pendant que Carlo Retino, récemment intronisé chef de famille de l’autre côté de la placette, était en déplacement. S’étranglant de rage à son retour, il commanda et installa en catastrophe du marbre bleu “acquamarina” sur la sienne, plus lumineux et moins sévère. Puis Tronso opta pour du marbre blanc zébré “bianco statuario carrara” du plus bel effet. La réplique fut blanche immaculée et appelée “bianco scintillante”. Les convois de Carrare étaient quasiment à flux tendus à l’époque de “la battaglia di facciate”. Même en le frottant avec du Miror, Tronso ne pouvait plus trouver matériau de carrière plus éblouissant. Il dégaina alors une seconde réflexion. Plus brillante encore. Le marbre zébré disparut en une nuit au profit de panneaux de miroirs au mercure dans lesquels toute la place et la façade ennemie se reflétaient désormais. De cette sournoise manière, le marbre immaculé, payé si cher par son rival Retino, se déposait-il par reflet sur sa propre demeure. Et comme les gens ne pouvaient s’empêcher d’admirer leurs silhouettes par reflex dans les glaces, plus personne ne se tournait du côté des Retino. On eut beau dire et répéter et faire diffuser et infuser que cette ultime initiative était d’un mauvais goût sans nom, le fait était que Tronso avec ses miroirs “mercuriens” avait gagné la partie. Par tradition, il ne pouvait y avoir de vainqueur. Un nouveau statu quo fut décidé en catastrophe. Un alignement sur les positions ennemies fut entériné après le seul compte de la tonitruante voix du nouveau chef de famille Carlo. De plus, il fut tout aussi soudainement décrété, à une unanimité inconnue jusqu’alors au conseil municipal, que l’opprobre avait été jeté sur le village par le reste du monde jaloux. La réputation, fondée, du village comme étant le moins ensoleillé d’Italie fut déclarée insupportable et insultante du jour au lendemain. On chercha et on trouva à ce point qu’à la RAI l’on passa. Un hélicoptère de l’armée vint déposer en haut d’une crête plein nord un énorme miroir concave réfléchissant les rayons solaires sudistes qui passaient au-dessus des éminences villageoises et laissaient le froid et la sombreur envahir l’endroit dès treize heures sonnées en plein été. L’ensoleillement bondit de l’heure et quart journalière au maximum possible et imaginable réservé jusque là aux seuls lieux-dits de plaine et bord de mer. Mais déjà se profilait un nouveau tournoi de Pâques. Heureusement pour le village, depuis quelques années déjà, Salvatore et Carlo étaient trop âgés et occupés désormais pour y tenir un rôle autre que celui de co-président du Galerita Football Club. N’ayant engendré que des filles bonnes à jouer au volley et à en massacrer le sort de l’équipe à court terme, l’équipe de football s’inscrivait-elle avec de véritable chances de vaincre. Enfin de passer le premier tour. Enfin de ne pas perdre tous ses matchs en remportant encore haut la main et d’affilé son soixante-neuvième trophée Rétino-Tronso d’élégance. Les descendants des Diota et autre Ornuto, ainsi que leurs équipiers pouvaient-ils enfin s’aligner en équipe et jouer comme telle. La vallée rayonnait d’un chaud soleil d’avril. Elle semblait irradier. Les deux cars pullman avaient été réduits à un seul, le second transportant le reste du village ne possédant pas la dernière Ferrari. Tout le monde ne pouvait être instituteur. Sur les quatre terrains, cela ferraillait déjà fort mais les yeux du binôme présidentiel lisaient et relisaient toujours la même ligne sur le tableau du tournoi. Automatiquement réinvité à défendre sa tenue de titre, il fallait d’entrée se fader le vainqueur de l’année dernière. C’était là le privilège de la plus mauvaise équipe de l’année précédente lorsqu’elle était locale et elle l’était toujours, vous l’avez compris. En plein midi, les deux formations, la piémontaise et la moscovite, pénétrèrent donc sur le terrain. Trois quarts d’heure plus tard mais quelques siècles plus âgés, les bambini revinrent, le soda et la barre chocolatée entre les jambes, s’asseoir aux pieds de leur entraîneur dont la fragile peau du cou sentait déjà le métal froid de la guillotine lui prendre le pouls à la carotide. Village des génies : zéro, SA. Moscou : quatre. Les mamans les plus attentionnées avaient déjà replié les plaids d’après pique-nique en cachette de leurs progénitures lorsque le miracle météorologique frappa. Anders et Daniel, comprenez Celsius et Fahrenheit, montèrent soudain dans les tours. Les rejetons des glaces passèrent le Rubicon les uns après les autres et puis tous ensemble. Marque finale de la rencontre : six à quatre pour les dégringolés de la montagne. Décuplé par la carence en oxygène, le coup de chaud avait grillé les thermostats bolcheviks de garçonnets plus rouge que leur pseudo drapeau fédéral. On était remonté de la vallée en poussant des chants de victoire, qu’il avait fallu improviser tant la dernière non défaite datait, en klaxonnant à en faire vibrer des pare-avalanches réduits au rôle de peignes à cailloux une fois l’hiver dissout. Mais l’Excelsior de Zanzibar ayant étrillé l’Eradicator de Belgrade huit à deux, l’adversité africaine se profilait à l’horizon d’un lendemain qui déchante. Ce deuxième jour de compétition fraternelle, une poignée de mamans, pensant bien faire certainement, écoula les surplus de quatre heures par anticipation en les offrant aux supposés sous-alimentés îliens juste avant l’empoignade à pied. Les effets de la cause furent foudroyants sur les représentants d’un lointain et ténébreux tiers-monde. En pleine rencontre, le trois vomit sur le quatre qui vomit sur le deux. Le sept dégobilla dans son maillot tenu à bout de bras devant lui pendant que le six faisait de même dans son short. Pas le sien, celui du sept. Le onze ne courait plus. Le dix voyait des étoiles et le huit délirait qu’il en avait marre de jouer avec des enfants bien qu’il fût le benjamin de l’équipe. Hélas ou tant mieux, les indigestions ne durent qu’un temps et les Africains rendirent tout sauf les armes. Bienheureusement, les Piémontais avaient suffisamment profités de l’indisposition adverse pour faire l’écart et mener sept à rien à la mi-temps. Ils gagnèrent sept à six contre des adversaires purgés mais éliminés. On remonta au pays en chantant à pleins poumons la gloire de Lénine et du pape réunis en soufflant dans des clarines et secouant des cornes de brume, c’est vous dire. Chaque jour de compétition, la chaleur et le soleil montaient de trois échelons. Le Delco de Krasnoïarsk venait d’électriser les Indiens du Front Bombay Football Club et les Ibères du Galapagos Guadalquivir huit à un et deux zéro. Bien que l’hiver à rallonge ne fût pas encore dissipé en leur rude contrée, les petits Sibériens ne souffraient pas de la chaleur. Leur climat continental extrême les avait blindé contre les amplitudes thermiques les plus improbables, de grands écarts qui en auraient fait se déchirer l’œil de bronze à un Noureïev de banlieue. Mais c’était une demie finale, bordel ! pestait-on du côté des montagnards. Ce n’était plus arrivé depuis le tournoi de noël dix-neuf-cent-vingt-deux, dernière année à quatre équipes inscrites. Perdue de peu, les très anciens s’en souviennent encore, deux à neuf contre l’Al Anbïq de Tanger et sa myriade de nationalités. Les loupiots étaient remontés comme des pendules. Les parents hystériques, les co-présidents despotiques et l’entraîneur, désormais mythique, massaient mollets de coqs et cuisses de mouches au milieu des nids de poules d’un bord de touche raviné par les pas chassés d’arbitres assistés par la moitié du canton à chaque décision. Le plus chétif de l’équipe, ailier droit parce que l’on ne pouvait le mettre ailleurs, Cherubino Stucchevole-Puny, “CSP” pour ses intimes détrousseurs de ses billes et autres calots multicolores aux récréations, sauva l’équipe on ne sait toujours pas comment. Mené un à deux à la mi-temps dans une fournaise à faire cloquer les crânes en peau de fesse, personne ne voyait comment, du côté Tronso-Rétinien, un second but de la main serait possible sans que cela ne se vît. Cependant, dès la reprise, dans un moment d’aberration comme les plus grands en ont aussi, et les plus petits souvent, Cherubino fit une tête. Cette grosse baudruche sur ce pustule entre deux absences d’épaules, le combat fut inégal et fulgurant. Le ballon partit en touche dans un panier repas après quelques rebonds moribonds. La remise en jeu ne fut faite qu’une fois “CSP” ranimé avec bien du mal. Même immobile, il louvoyait désormais. Devant l’indigence de l’équipe quasi locale, la finale se profilant et la touffeur ambiante, les Sibériens levèrent le pied aussi violemment que leurs aînés le coude au pays. Par un jeu de flipper malheureux, le ballon retomba dans la zone de Cherubino abandonné par son défenseur qui ne voulait pas être taxé de maltraitance vis-à-vis de cet ailier qui débordait aussi souvent qu’une baignoire sans eau. La dernière descendance des Stucchevole-Puny s’empara de la balle et partit comme un gnou devant une horde vorace. Ses vertiges firent merveille. Il poussait le ballon de son pied beau et ses incessantes reprises d’équilibre déstabilisèrent l’arrière défense des steppes. N’ayant plus tout son lucide, il ne vit pas même le gardien adverse lui plonger dans les guiboles et se retourner le doigt avec une de ses énormes boucles de lacets noués par maman et qui le jetaient à terre si souvent. Un crac épouvantable fit croire à l’arbitre que le malabar bolcheviste ganté venait d’éparpiller le squelette du piémont. Il siffla penalty puis se ravisa dans la seconde en tendant le bras vers le centre du terrain lorsqu’il s’aperçut qu’au milieu de la mêlée le ballon avait franchi la frontière de la cage. L’annulaire gauche du portier popov avait un angle inquiétant. Il se tortillait en poussant une complainte à vous déchirer la taïga. Cherubino, ce héros, fauché en plein brouillard, avait remis, dans l’indifférence générale, un méchant coup de carafon à la base d’un poteau qui acheva de l’envoyer dans le but avec le ballon. Morceau de maigre tombée en potage, il se débattait avec le petit filet en poussant de brefs cris de goret. Tout le monde le fêta, personne ne remarqua qu’il s’exprimait en argot de la mer morte à cet instant. On le porta et replanta sur son aile droite, toujours chancelant, les yeux dans le terrain vague et la capacité d’analyse d’un raisin sec. Que croyez-vous qu’il arriva ? Une fois le gardien rouge changé, les Sibériens remirent le pied sur l’accélérateur afin de gagner avant une prolongation potentiellement épuisante. Toute l’équipe était en défense sauf Cherubino qui “circonvolutionnait” au milieu du terrain. Plus personne n’osait lui crier dessus et tous savait qu’à part être confondu avec le ballon par un adversaire, il n’était de toute façon d’aucune utilité défensive. Il regardait passer les choucas en titubant sous l’azur. Plus le temps passait, plus les Cosaques ressentaient l’urgence d’en finir et d’aller se mettre à l’ombre afin de ne pas hypothéquer leur chance en finale du surlendemain lundi de Pâques, plus ils se rapprochaient tous les dix de la surface italienne qui semblait être le dernier endroit à la mode tant on y croisait de monde. Cherubino bavait et regardait sans comprendre tout à fait ce que faisait là un bousier traversant le terrain avec son butin. Soudain, il eut un peu d’air. Une brise légère le sortit de son marasme. Le ballon venait de le manquer de peu. Il courut doucement en trébuchant et voulut donner la balle à l’ombre qui s’approchait de lui à grande vitesse par simple gentillesse. Sorti jusqu’à ses quarante mètres sur cette énième relance piémontaise désespérée et anémique, le gardien adverse n’eut que le temps d’apercevoir son costaud stoppeur revenir à fond les ballons derrière le cure-dent comateux et le tacler vigoureusement en direction de son but vide. Les yeux du portier Tatar remplaçant s’écarquillèrent d’épouvante au vent du boulet sur sa joue duveteuse de pré-pubère. Cherubino vit le ciel, expectora un chapelet de diphtongues interrogatives puis s’éveilla le jeudi suivant à l’hôpital de la charité de la miséricorde divine et universelle de la grande ville voisine entouré des siens et de quelques autres aussi. C’étaient les arrêts de jeu mais surtout la continuité d’une belle histoire qui allait s’achever dans le drame. La balle, quant à elle, s’éleva, rebondit puis roula jusque derrière la ligne exactement. Galerita des Retino-Tronso et vassaux, trois, les barbares sanguinaires, deux. On remonta au village en hurlant à tue-tête les louanges de ce néo-fascisme dont tout le monde vantait les mérites en plaine et on s’égosilla que le nom du petit Cherubino devrait être inscrit sur le monument aux morts si par malheur la Madone décidait de le garder auprès d’elle avec force signes de croix et égrènements de chapelets en guise de ponctuations névrotiques. Le surlendemain, on ne joue pas le dimanche de Pâques en Italie la pieuse, tout le bourg, les cacochymes des deux sexes exceptés, descendit dans la vallée : la famille Stucchevole-Puny pour veiller l’avorton héroïque sur son lit de douleur frigide, les autres Galeritani pour fêter cette finale inédite, inespérée et incertaine. L’adversaire, l’Avalanche de Nyon Football Club était une référence en matière de sport de jeune. Déjà triple lauréat du tournoi au cours de la décennie écoulée, les Suisses étaient archi favoris. Parallèlement aux éliminatoires, tous les matchs de classement avaient eu lieu et les résultats avaient été affichés sur la porte des cabinets et donnés en souvenir à tous les entraîneurs et dirigeants présents :

     Premier jour, temps beau et sec, 27,9°C ou 82,22°F sous abri.

Huitièmes de finale :

SA Moscou           4 – 6 Galerita F.C.Eradicator Belgrad  2 – 8 Exelsior ZanzibarDelco Krasnoïarsk   8 – 1 Front Bombay F.C.Gemini Rimini       0 – 2 Galapagos GuadalquivirBaril de Rome       5 – 4 La Relance d’AixF.C. Berlin go !    1 – 2 L’hâtif Saint-PetersbourgGeyser Jutland      2 – 0 L’Arôme de MalteL’Avalanche de Nyon 9 – 2 L’Entente de Gland

     Deuxième jour, temps beau et sec, 30,2°C ou 86,36°F sous abri.

Quarts de finale :

Galerita F.C.       7 – 6 Exelsior ZanzibarDelco Krasnoïarsk   2 - 0 Galapagos GuadalquivirBaril de Rome       4 – 3 L’hâtif Saint-PetersbourgGeyser Jutland      4 – 5 L’Avalanche de Nyon a. p.

Matchs de classement de la neuvième à la seizième place :

SA Moscou           1 - 2 Eradicator Belgrad  a. p.Front Bombay F.C.   3 - 2 Gemini Rimini   La Relance d’Aix    6 - 1 F.C. Berlin go !L’Arôme de Malte    3 - 1 L’Entente de Gland

 

     Troisième jour, temps beau et sec, 33,3°C ou 91,94°F sous abri.

Demie-finales :

Galerita F.C.       3 - 2 Delco KrasnoïarskBaril de Rome       0 – 2 L’Avalanche de Nyon

Matchs de classement de la cinquième à la huitième place :

Exelsior Zanzibar   4 - 1 Galapagos GuadalquivirGeyser Jutland      1 - 2 L’hâtif Saint-Petersbourg a. p.

Matchs de classement de la neuvième à la douzième place :

Eradicator Belgrad  5 - 9 Front Bombay F.C.La Relance d’Aix    2 - 5 L’Arôme de Malte

Matchs de classement de la treizième à la seizième place :

SA Moscou           0 - 5 Gemini RiminiF.C. Berlin go !    4 - 2 L’Entente de Gland

     Quatrième jour, temps beau et sec, 36,7°C ou 98,06°F sous abri.

Match pour la quinzième place :

SA Moscou           1 - 2 L’Entente de Gland a. p.

Match pour la treizième place :

Gemini Rimini       1 - 4 F.C. Berlin go !

Match pour la onzième place :

Eradicator Belgrad  5 - 2 La Relance d’Aix

Match pour la neuvième place :

Front Bombay F.C.   4 – 4 L’Arôme de Malte a. p.

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Match pour la septième place :

Geyser Jutland      2 - 1 Galapagos Guadalquivir

Match pour la cinquième place :

Exelsior Zanzibar   0 - 1 L’hâtif Saint-Petersbourg

Match pour la troisième place :

Delco Krasnoïarsk   0 - 9 Baril de Rome

     Tous les résultats étaient tombés mais le verdict restait à rendre. Les éléments de la tragédie de ce “dimanche” de Pâques décalé se mettaient en place. Le baril de poudre romain venait à peine de péter à la gueule des Sibériens pour l’obtention de la troisième place que déjà les finalistes italiens vengeurs entraient en pelouse pelée décidés à ridiculiser l’athlète Helvète auquel ils rendaient en moyenne une tête. Tout le village était là donc moins ses grabataires et assimilés restés perchés mais reliés et une famille dans la douleur cernant un endormi dont l’oreille avait été collée à une radio branchée sur la station locale avec la bénédiction de médecins qui soupçonnaient de plus en plus le comateux d’avoir du sommeil en retard. Le maire, Patroclo Utana, et son fort strabisme divergent, à force de regarder des deux côtés de la table du conseil municipal en même temps afin de ne froisser personne d’important, semblait vouloir hypnotiser les deux gardiens de but et ne rien suivre des débats. Trente-trois virgule trois degrés Celsius à l’ombre devaient faire une cinquantaine de degrés à un mètre quarante au-dessus du terrain. Comment ne pas réaliser dès cet instant qu’un drame allait se jouer ici ? L’aveuglement de tout ce qui brille sans doute. Si les Italiens, Piémontais, Galeritani, étaient d’un cœur de braise à quelques secondes du coup d’envoi, les confédérés l’étaient tout autant. Régulièrement tabasser de buts l’Entente de Gland, leur grand rival, compatriote et voisin cantonal à la tête de Vaud depuis toujours, ne les satisfaisait plus. Ils raflaient trophées sur trophées depuis quinze ans et le match contre la petite équipe quasi locale paraissait comme le plus facile. Cet agglomérat “métèco-helvète” de Turcs, de Romans, d’Italiens exilés et de sous-Allemands du sud, coulés dans le moule de la froideur de l’excellence à maintenir coûte que coûte, ne laissait poindre aucune faille que les Danois du Geyser Jutland avaient pourtant failli trouver en quart de finale avant de céder en prolongation. Cette piqûre de rappel avait été aussi salutaire que solitaire tant ils avaient survolé tous leurs matchs ce quart de finale excepté. Le speaker de la radio locale “di aqua nel gas” postillonnait son enthousiasme dans un micro d’un autre âge sous un mouchoir posé en carré sur son crâne de vautour. Il égrainait les noms des héros avec une excitation croissante à la façon des commentateurs radiophoniques de ces années trente dont il semblait sortir :

     _ Et voici maintenant le Galerita Football Club qui entre sur le terrain par le côté cantine pour ceux qui connaissent l’endroit : gardien, Candido Ornuto, douze buts encaissés, arrière gauche, Paulo Utana, deux buts dans le tournoi, stoppeur gauche, Mansueto Erda, un but dans le tournoi, stoppeur droit, Ildefonso Diota, un but dans le tournoi, arrière droit et capitaine, Iacopo-Medoro Broglione, demi gauche, Janus Erk, un but dans le tournoi, demi droit,  Regolo Azzista, meneur de jeu, Filadelfo Aciste, un but dans le tournoi, ailier gauche, Maggiorino Agnaccia, deux buts dans le tournoi, avant-centre, Crocifisso Ornuto, quatre buts dans le tournoi, et ailier droit, Lallo Adro, en remplacement de notre regretté Cherubino Stucchevole-Puny, héros de la demie finale après avoir inscrit trois buts dans le tournoi, hospitalisé après une sévère agression d’un joueur russe je vous le rappèle. Et c’est parti !

     Dix-sept zéro. Une fois n’est pas coutume, ce furent les Romans qui passèrent au pilon vendus et invendus se dressant devant eux. Le reporter unique et vedette de “di aqua nel gas”, la radio locale, commenta bien vite la rencontre dans un decrescendo de dégoût comme un cercle végétarien repu ferait l’inventaire d’un étal de boucherie. Ce qu’avait été cette partie. Les Helvètes avaient cette agaçante manie de tirer sans arrêt dans les coins et en hauteur. Endroits les plus malaisément accessibles lorsque l’on est gardien et que l’on ne mesure qu’un mètre soixante-quatre. Trois arrêts, dont un avec le sourire puisque le projectile lui était arrivée directement dans les gencives, Candido, le plus jeune frère des Ornuto, fut le seul du village à ne pas faire le même cauchemar que tous les autres pendant des années. La coupe fut remise, la photo faite, le prix Retino-Tronso de l’équipe la plus élégamment mise remporté haut la main, et l’on remonta dans les cars comme psychiquement courbatus. Courbatu ! Après un dix-sept zéro ! Quelle ironie ! On grimpa vers Galerita en s’interdisant de douter que les vingt-six kilos quatre cents grammes de leur ailier de poids, privé de finale sur blessure et que l’on n’appelait plus dorénavant et pour toujours que le “Ché” avec déférence, auraient certainement fait basculer le sens de l’avalanche. Il était dix-sept heures à peu près, les derniers rayons solaires, mécaniquement reflétés, dardaient encore lorsque les chauffeurs garèrent les autocars en bord de place à l’ombre de la mairie dans un silence de mort. On en descendit, on se salua, enfin l’on commença, puis on sentit le chaud, le rance, le brûlé, l’écœurant, la charogne. Posé à côté de la fontaine, le banc, meilleur ami et point de ralliement des autochtones de plus de soixante-quinze ans, était noirci par trois silhouettes à la fois familières et inquiétantes. La triplette mâle des anciens du village, qui n’avait pas voulu s’infliger la fatigue d’une descente dans la chaude vallée, était posée là, figée. Altero-Afro, quatre-vingts-cinq ans, Mercurio, soixante-dix-huit ans et Fuliggino, soixante-dix-sept ans, étaient assis à leurs places coutumières, différenciés par leurs postures familières, parés de leurs habits du dimanche, fut-il décalé, mais avaient ce derme croûté et charbonneux des pintades oubliées au feu. On ne put s’en approcher tout de suite tant la fournaise était toujours intense et l’on appela la police. Les experts des carabinieri conclurent que les trois hommes, absorbés par la retransmission radiophonique de la finale historique sur le petit transistor des années cinquante mais qui marchait encore, ne réalisèrent pas le danger de leur situation géographique. En altitude l’air est frais, mais les rayons solaires sont les mêmes pour tous, voire plus nocifs encore si haut en atmosphère. De mémoire d’anciens, le soleil avait donné comme jamais à cette époque, le miroir géant au fait de la paroi nord avait réfléchi à cette grande première et les deux façades face à face en mosaïques de glaces au mercure, puisque statu quo il devait y avoir, se renvoyèrent à l’infini ces rayonnements centuplés. Ces mêmes spécialistes, inspirés par les faits, déduirent que la température avait dû monter jusqu’à cent-sept degrés Celsius soit cent-soixante virgule six degrés Fahrenheit au plus fort de l’activité de ce micro-onde déguisé en microclimat enserrant la place, son banc et sa fontaine. Altero-Afro, Mercurio et Fuliggino se consumèrent et moururent là. Tout ce qui était bois avait souffert, tout ce qui n’était pas métal ou minéral avait fondu. Les quelques plantes, des deux côtés de la place, étaient cendres et s’éclipsaient du théâtre de la tragédie en chevauchant le moindre souffle. “Minestrone”, le chat des Retino, certainement incommodé par la chaleur, s’était faufilé depuis le balcon jusque dans le salon en poussant la porte-fenêtre entrebâillée ouvrant de ce fait une brèche aux chaleureux rayons. Le vernis du dossier de la chaise qui se trouvait dos au-dit balcon s’était écaillé, les globes lumineux du plafond pendaient en cataracte de plastique sur la table familiale recouvrant en partie une corbeille aux fruits rabougris et le taureau andalou, posé sur une télévision au cadre avant-gardiste car furieusement gondolé, baissait la tête plus que d’accoutumé sous ses banderilles et ses cornes avaient changé d’azimut. Sur la place, l’eau de la fontaine en pierres blanches, équidistante des deux frontons calorifères assassins, semblait sortir d’un geyser d’Islande. Le petit transistor avait ramolli et son propriétaire et ses deux acolytes avaient séché sur place sans esquisser ne fut-ce qu’un rictus de mal être. “Pire qu’à Pompéi” avait soufflé le maire qui se précipitait déjà sur sa seconde cravate de la journée afin de recevoir les correspondants locaux de la RAI. Les faces noircies aux fumerolles nauséabondes des trois brûlés vifs resteront dans les mémoires épouvantées de tous les villageois. Cherubino, de son côté, profita, dès son retour, de ce traumatisme psychologique général subtilement couplé au sien afin d’abandonner le football pour une carrière plus passionnante et moins dangereuse de philatéliste. Mieux valait être intellectuel débutant que sportif rebuté. Les devantures “mercuriennes” furent démontées et remplacées par les stigmates de leurs poses et déposes successives et la matière brute inoffensive de la pierre locale que l’on redécouvrait avec plaisir. La composition de l’équipe finaliste fut placardée dans un coin de la cour de récré :

C.Ornuto

I-M.Broglione           I.Diota           M.Erda           P.Utana

R.Azzista                                          J.Erk

F.Aciste

L.Adro                                                                 M.Agnaccia

             (C.Stucchevole-Puny)

C.Ornuto

Entraîneur : C.Uckold

Présidents : S.Tronso et C.Retino

     Une triple cérémonie funéraire eut lieu et l’on enterra, à l’ombre, au cimetière du village, les trois anciens, nouveaux martyrs, aux faces de chipolatas abandonnées en grill. Aussi longtemps que le tournoi fut organisé, l’équipe de Galerita ne le gagna pas. Et, comme par ironie, jamais plus n’y brilla. Unique francophone du village, le petit Janus Erk, demi gauche de l’équipe finaliste et qui avait perdu ses grand-père Fulligino et grand oncle Mercurio dans la tragédie, fut laissé seul un instant au pied du catafalque, recueilli, en la modeste église avec sa tristesse infinie comme seuls les marmots et les parents qui les perdent en éprouvent. Ainsi, sous l’œil des caméras d’une RAI qui ne pouvait manquer ça, le cortège villageois suivit-il en silence une charrette personnalisée du bout du doigt en sa poussière intime sur son panneau arrière visible de tous : “Qui m’aime m’essuie. Janus.”

     Là où dieu a mis l’ombre, l’homme a mis le deuil.

William Murdoch… William MacMaster Murdoch.

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