Gand-Mère me disait Noël

peter-oroy

Le Pays des Loups est propice aux légendes venus du fond des temps. Noël se pare de mystères, de souvenirs et de récits fantasmagoriques. Voici ce que me racontait Grand-Mère. Dans le Val-de-Ruz...

Grand-Mère me disait… 3 (Noël

 

La neige avait maintenant recouvert la vallée. Les sapins courbaient la tête sous l'épaisse couche blanche qui parfois tombait en pluie dispersée par un pâle rayon de soleil furtif. La campagne dormait sous l'hiver neuchâtelois. De quelques maisons noyées de brume s'évadait un léger brouillard de fumée happée par le vent tournoyant au sortir des cheminées trapues. Un fin brouillard suivait le cours du Seyon jusqu'aux confins de Boudevilliers perdu dans le brouillard.

Le tas de fumier devant la ferme des Von Gunten fumait. La brouette en bois servant à charrier la litière semblait abandonnée sur sa planche. Une fourche plantée sur le sommet couvert de neige ressemblait à une vigie. On ne discernait plus les traces de charrettes. La Grand'Rue paraissait anormalement large. Un chien errant, le museau au sol, cherchait quelque pitance. Le village était vide. A peine entendait-on les vaches meugler à l'étable. Les bruits ne se répercutaient plus dans les ruelles. La neige assourdissait toute trace de vie. Pourtant en tendant l'oreille on percevait une litanie chatoyante s'échappant par les portes ouvertes du temple. On préparait la Noël et la messe de minuit.

 

Il y a bien longtemps de cela me disait Grand-Mère, peu après le temps de la République Neuchâteloise, c'était vers les années 1818, une légende courait par les vallons de la région.

…On racontait que lorsque Napoléon eut envahi Neuchâtel et créé par décret le 11 mai 1807 le Bataillon des Canaris, le Prince Berthier se mit en quête de recruter des volontaires pour s'engager dans la Grande Armée, il eut grand peine à trouver des hommes prêts à rejoindre les grognards. Ce fut Jaques-Henri de Bosset qui s'occupa d'incorporer d'office d'anciens prisonniers Suisses de 1806 ayant servi dans l'armée Prussienne. Seuls quelques jeunes du canton avaient accepté de rejoindre les voltigeurs ou artilleurs de l'armée française pour la gloire et le prestige. Mais le reste de la population était réfractaire aux envahisseurs. En 1807 seulement 216 volontaires étaient inscrits sur les 660 escomptés.

Enfin le bataillon fut caserné à Besançon ce qui ne plut pas trop aux Neuchâtelois à cause de la concurrence des horlogers de la région. En avril 1818 le bataillon s'en alla en France en la ville du Havre où il fut affecté à la garde côtière. Les soldats durent lutter contre les Anglais qui tenaient la sortie du port. Puis vinrent les grandes campagnes napoléoniennes. En 1809 ce fut à Wagram la première confrontation pour tenir un pont contre les forces autrichiennes. Et les premières victimes dans le Bataillon des Canaris.


Il était dans un petit village de la vallée une famille dont le papa était parti rejoindre la Grande Armée. On perdit sa trace pendant longtemps et ce n'est que en 1814, longtemps après la dissolution du Bataillon des Canaris par Charles X que l'on apprit sa mort en défendant un pont à la bataille de Wagram. La maman était depuis quelques temps morte de chagrin. Dans la famille ne restait qu'un pauvre enfant sauvage qui vivait de braconnage et de pêche. Il habitait la vieille masure de ses parents ; une chaumière délabrée à l'écart du hameau. Parfois, en été, on le surprenait sortant d'une grotte par là-haut dans la montagne. On ne savait pas trop comment il vivait. On le surnommait Nicolas. Il était pratiquement impossible de l'approcher. Le pasteur de la paroisse et quelques bonnes âmes du village avaient bien tenté de lui venir en aide, mais l'enfant était insaisissable et malicieux comme un animal de la forêt. Les villageois ne s'en préoccupaient guère. Ils avaient eux-mêmes beaucoup de difficultés à survivre. Et quand un méfait avait eut lieu dans la vallée on l'attribuait bien-sûr à Nicolas. Quand le renard volait des poules ou que le loup hurlait les nuits de pleine lune on croyait que c'était lui. Certains l'avaient même vu, les nuits sans lune, errer dans la forêt en compagnie d'une bête inconnue dans la région ou accompagné de fées maléfiques.

En ce jour d'hiver 1815, la neige avait recouvert la vallée. On préparait le temple pour fêter la Noël. Les paroissiens s'activaient dans le pauvre bâtiment de bois. Le pasteur allait et venait, un grand bougeoir à la main. Il donnait son avis sur le déroulement du culte à venir, ou conseillait ses ouailles qui s'affairaient en vue des préparatifs des décors de la future crèche. Dans l'édifice s'exhalait l'odeur piquante des bougies mêlée aux émanations lourdes des lampes à huile. Jusque tard dans la nuit des silhouettes mouvantes se dessinaient ainsi le long des murs et se découpaient en ombres chinoises au travers des vitraux.

Satisfaits, le pasteur et les villageois regagnèrent leurs demeures perdues sous la neige luisante sous les rayons de lune.

 

Le hameau s'assoupit dans cette nuit d'hiver. Bientôt on ne vit plus aucune lumière éclairer les fenêtres. La lune comme soufflée par le vent disparut dans le ciel et de fins flocons virevoltèrent dans l'air froid.

Perché sur son promontoire, le petit temple semblait animé de feux follets. Comme une sarabande animée on vit des arabesques qui se transformèrent bien vite en de sinistres embrasements se dessinant dans les vitraux. Le hameau était calme et endormi. Soudain le guet lança le tant redouté appel au feu. Le temple était la proie des flammes. Déjà quelques villageois en chemise de nuit apparurent sur le pas des portes ou dans l'embrasure des fenêtres. L'air hagard, le pasteur errait et courait sans but dans le petit cimetière entourant le petit bâtiment. De partout on vint, qui armé d'un seau, qui brandissant une fourche pour combattre le pire des périls menaçant un village. Le feu risquait de tout ravager. Il fallait à tout prix batailler contre les flammes. Toute la nuit les habitants luttèrent. Au petit matin le jour se leva sur un spectacle de désolation. Il ne restait pratiquement plus rien du lieu de culte. Assis dans la neige souillée et noircie par l'incendie le pasteur semblait implorer Dieu. Les villageois l'entouraient, appuyés sur leurs fourches ou debout les jambes écartées, contemplant le désastre. Il s'en trouva bien un ou deux pour accuser le diable du village. Mais chacun savait en son for intérieur qu'une bougie ou une lampe malencontreusement oubliée dans un recoin du temple avait probablement embrasé une tenture ou un élément de décor.

Les ruines fumantes se découpaient sur un ciel triste et voilé. La fête de Noël et la messe de minuit n'auront pas lieu. On maudissait la terre et le ciel. On maudissait ce Napoléon qui avait amené tristesse et désolation sur le pays. On maudissait le sort qui s'acharnait sur le village.

La prochaine paroisse était trop éloignée pour que l'on puisse en ce plein hiver aller chanter les louanges du Seigneur et communier ensemble avec les étrangers que l'on n'aimait de toute façon pas non plus.

***

On disait que la nuit on voyait le petit Nicolas s'enfoncer dans la forêt profonde. Il tirait toujours derrière lui une grosse luge que l'on utilise habituellement pour charrier le bois de chauffe. Il partait à la nuit tombante et ne revenait qu'à l'aube naissante. Personne ne s'était aventuré à partir sur ses traces après qu'un villageois un peu trop hardi eut tenté de le suivre. Le pauvre était rentré le matin les yeux hagards et en haillons disant qu'une bête de légende l'avait attaqué. On laissa Nicolas vaquer à ses mystérieuses occupations.

Une nuit de pleines lune il alla ramasser tous les plus beaux cailloux qui luisaient sous les rayons crus de l'astre céleste. A son retour dans la grande clairière près de sa pauvre bâtisse, il déposa son butin qui illuminait les sombres sapins d'une lueur fantomatique. Personne ne se risqua d'aller voir dans la clairière ce qui s'y passait.

On dit même que la nuit on discernait des éclairs fulgurants et des bruits énigmatiques dans le petit appentis accolé à sa masure.

Il ramassait aussi toutes les écorces des arbres que les bucherons avaient coupés.

Parfois le tintement en sourdine d'une cloche fêlée ou de lourds grondements se faisaient entendre dans la forêt. Comme lorsque l'on roule d'énormes pierres.

 

***

 

         Le 24 décembre 1815 arriva empreint de la tristesse des villageois qui s'apprêtaient à fêter la Noël. Il paraissait impossible d'assister à une messe de Noël dehors tant il faisait froid. Les paroles que l'on échangeait se transformaient en glaçons qui venaient fendiller les lèvres. La respiration gelait les narines et brulait les poumons. Le jour passa tristement et chacun s'apprêtait à fêter Noël tout seul. Mais dès que la nuit fut venue une étrange lueur émana de la clairière derrière la masure de Nicolas et éclaira le ciel au-dessus du village

         Les villageois apeurés se réunirent sur la place. Chacun y allait de sa théorie. On alla quérir le pasteur pour lui demander quel était ce phénomène céleste. Armé d'une lanterne le bon ministre de Dieu s'engagea prudemment vers l'orée de la forêt. Il se retourna et jeta un dernier regard, une dernière fois, vers ses ouailles en relevant le col de sa houppelande.

         On percevait un son sourd et puissant qui allait crescendo du fond de la clairière. Le bon pasteur s'arrêta et, plissant les yeux, tenta de distinguer d'où venait cette résonnance. La lueur perçant la couronne des arbres était devenue aveuglante. On entendait comme un bruit de conversations animées sourdant de la lumière. Une odeur de myrrhe se propageait vers la communauté éberluée.

         Le forgeron tenta un pas en direction de la lumière, du bruit et des fragrances divines, puis un autre. Bientôt il disparut vers la lumière. Le gouverneur de la commune s'enhardit et disparut bientôt dans la profondeur du bois. Un mouvement anima alors les villageois qui à leur tour avancèrent avec mille précautions vers la clairière. De temps à autre ils se retournaient comme pour conjurer le sort et se persuader que tout le monde suivait.

-       Il va être minuit, dit un villageois.

 

Une cloche forte comme un bourdon se mit à sonner. Des clochettes tintaient à tout va. Et là dans la clairière se dressait une petite église construite de bûches solides et couverte de peaux d'arbres. Au sol et sur les sapins des cailloux multicolores brillaient comme des étoiles. Au clocher fait de rondins énormes pendaient de gros rochers animés d'un vigoureux mouvement qui les faisait tinter comme les plus grosses cloches de la collégiale de Neuchâtel. Tous les animaux de la forêt étaient là et accueillaient les villageois de leurs joyeux conciliabules. Au pied du clocher Nicolas semblait monter et descendre dans les hauteurs de la tour. Et plus il disparaissait et apparaissait et plus la lourde cloche sonnait. Une source d'eau limpide derrière l'autel se mit à jouer des chants de Noël.

 

         Dans la clairière les villageois découvrirent la magie de Noël que Nicolas avait depuis des lunes orchestré avec amour pour la paroisse.

La fête et la messe de minuit furent les plus belles que le village ait connues et l'on dit que les nuits de pleine lune on devine encore au moment de Noël le son de la cloche et les illuminations de la forêt. Des ombres se meuvent entre les sapins et les animaux se réunissent pour chanter les louanges de Nicolas.

  

À SUIVRE…

© by Peter Roy 06 Déc. 2018

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