Généalogie

fragon

Fragment de vie.

Aujourd'hui je suis allée voir la vieille pomme. C'était la fête des pères. Je n'avais pas pu y aller pour la fête des mères alors j'ai décidé de me rattraper. J'ai cherché dans le jardin quelques roses à couper. J'ai glissé quatre œufs dans une boite en carton et dans mon sac, quelques photos du dernier-né afin de le lui mettre de force sous le nez. Elle ne l'a pas encore vu car les seules photos qui lui importent sont celles qui te concernent. Les calendriers où ton image apparaît s'accumulent devant le fauteuil auquel elle est désormais condamnée. Les autres n'existent plus. Il n'y a plus que toi.

Lors de ma dernière visite, trois semaines auparavant, je l'avais trouvée plongée dans le noir. Il faisait une chaleur à crever. Nous étions aux premiers beaux jours. Elle était les yeux dans l'eau, comme elle dit. Interdiction que je touche à quoi que ce soit. Elle m'avait concédé une légère remontée du store et m'avait ordonné d'allumer la lumière. Au moment de partir, elle m'avait dit de remettre tout en place comme je l'avais trouvé. J'avais éteint, baissé de nouveau le volet roulant et l'avais abandonnée à sa mortelle attente.

Aujourd'hui, quand je suis arrivée, j'ai tout de suite vu qu'on lui avait coupé les cheveux. Elle ressemblait soudain à une vieille poule. La tignasse tailladée n'importe comment par l'auxiliaire de vie. Ça faisait tout droit derrière sa tête. Je n'ai pas fait de remarque particulière. J'ai toujours aimé sa façon de se coiffer, élégante, soignée et, malgré les années - les cheveux d'or - grâce à son coiffeur. 

Depuis que la vieille pomme est coincée dans son fauteuil, la maison est devenue propre. Après avoir été horrible de saleté, c'est devenu terrible de propreté. Je ne retrouve plus rien. Les auxiliaires se succèdent tout au long de la semaine. Trois fois par jour.  Je ne sais qui a commis le crime d'avoir saccagé ainsi la belle chevelure. On la lève, on la lave, on l'habille et on la dépose dans le vilain fauteuil en simili cuir grâce à un drôle d'engin. Parfois, sans le faire exprès (va savoir) la vieille pomme se laisse glisser à terre. Elle ne bouge plus. Il lui faut attendre le prochain passage pour être remise en place. Malgré son âge, elle pèse encore son poids. Quoi qu'il en soit depuis que j'ai réussi à la faire sortir de l'hôpital où elle était en train de crever, les mains bleuies par les cathéters, elle a repris du rose au joue et un petit coup de fourchette.

Aujourd'hui, c'était très gai. Une grande enveloppe kraft était déposée sur la table de la salle à manger. Elle m'a demandé de l'ouvrir et je lui ai fait la lecture. C'était une cousine qui racontait les origines de la famille après avoir cherché pendant de longs mois à en retracer l'histoire. C'est très amusant parce que le jour de l'enterrement, c'est avec elle que j'avais fait ma plus belle bourde. Je lui avais fait part d'une drôle d'histoire que la vieille pomme m'avait racontée un jour. Cela évoquait une enfant née hors mariage et qui avait été élevée par ses grands parents dans le plus grand secret. Afin que le voisinage ne sache rien, on prétendait qu'on l'avait maintenue la plupart du temps au premier étage d'une demeure familiale plutôt bourgeoise. A ma question de savoir si elle avait déjà entendu parler de cette affaire, je m'étais entendu répondre que c'était vraiment du n'importe quoi et qu'il ne fallait pas toujours accorder du crédit aux sornettes que ta mère propageait.

En fait, je sus ce jour-là un peu après qu'il s'agissait de sa propre histoire.

Bref. Quelques mois plus tard, je tenais entre les mains un long texte qui rapportait l'histoire de ton grand-père et celle de ton père ainsi que celle de tous ceux qui les avaient précédés. J'ai donc cherché la partie qui nous concernait elle et moi et j'ai commencé ma lecture.

En quelques lignes, un tas d'images sonores et visuelles me sont passées rapidement sous les yeux. La Bretagne, la Normandie, les douanes, le Liban, le Congo, les deux guerres... Comme il y avait des paroles rapportées, les voix des morts ont resurgi. La vieille pomme toute à sa joie me regardait comme si j'étais une porte ouverte vers le passé. Avant de partir, j'ai coupé les branches dévorantes de l'actinidia, j'ai volontairement laissé les portes fenêtres ouvertes sur le jardin et la lumière est entrée.

Tu vois, c'est toujours dans la voiture que cela vient. Mon impatience à m'agiter est bloquée par la concentration que demande la conduite. Les idées surgissent, toujours par association. Alors je jette un coup d'œil à l'aiguille du cadran et je me laisse envahir. Parfois je lutte, parfois pas. Une fois que le flou se dissipe, je me rends compte que c'est toujours à toi que je pense. A toi, à nous. Plus le temps passe et plus ce que je croyais m'appartenir m'échappe. Les souvenirs cessent d'être clairement visibles. Ils disparaissent un peu plus chaque jour et tout en restant concentrée sur la route, je m'efforce à faire remonter ce qui peut encore être sauvé.

Tout a changé autour de nous. Les rues ne sont plus celles de notre rencontre. Le maire saccage sa ville à grands renforts de modernité. Les voitures ne peuvent plus longer le front de mer. Les sens interdits fleurissent à des endroits improbables. Je tourne en rond. Toutes les places sont payantes y compris les dimanches et jours fériés. Quand je passe devant l'école communale, un squelette suspendu devant la fenêtre s'endort pour l'été. L'école, elle, semble identique. Elle n'est pas une priorité. Le musée du coquillage non plus. Sa façade barbouille le ciel d'un infâme bloc de pierre jaune. Tu me manques ou celui que tu as été me manque. Je me sens vieille et moche. Je pense à ce que nous avons été. Nos corps lisses. Nos mains ardentes. Nos nuits agitées. Je regarde parfois les photos mais je ne suis même pas sûre de t'avoir connu ainsi. Je fais le décompte des années. Je cherche les émotions, les sensations, la brûlure au creux du ventre. Il ne me reste plus rien. Tout s'en va avec le temps qui passe. D'autres l'ont dit avant moi. Je ne crois pas en savoir beaucoup plus que quand je t'ai connu. En fait je ne sais rien ou presque. Rien sur ta jeunesse, encore moins sur ta vie d'adulte avant moi. Je roule et les idées s'échappent par la fenêtre entrouverte. Il y a quelque temps encore, je pouvais retrouver un parfum, une odeur de peau. Je pouvais faire naître l'image de ton corps parfait. Ce n'est plus possible. Je me demande comment font les autres pour rester fidèle et accepter la dissolution de ce que l'on a aimé. A quel moment cela commence. A quel moment passe-t-on de l'autre côté ?

  • je viens d'arriver, je ne sais si je vais y rester, c'est Hervé Pizon qui m'a dit, vois qui est là. Je te (re)lis, peut-être es-tu déjà repartie, "à quel moment passe-t-on de l'autre côté" ?

    · Il y a plus de 9 ans ·
    34

    Emmanuelle Grangé

    • deux ans déjà !

      · Il y a environ 7 ans ·
      Maternit  orig

      fragon

Signaler ce texte