Genèse

petisaintleu

A travers les rideaux  se tamisait une douce lumière rouge, apaisante. Ce devait être par un beau début d'après-midi, à la fin du printemps. J'étais tranquillement allongé dans mon petit lit à barreaux. Je ne pleurais pas; pas encore.

La douceur de la pièce me laissait dans un entre-deux. Dans l'autre lit, j'entendais le souffle apaisant de mon frère. Ma couche était sèche. Au loin, j'entendais un bruit métallique de casseroles remuées.

Plus tard, nous irions faire une petite promenade avant de récupérer ma sœur. C'était déjà une grande; elle était en première année d'école maternelle. Ce serait toute une expédition pour que maman nous descende du troisième étage, sans ascenseur.

J'ai un souvenir photographique de ma toute petite enfance. Je m'en suis toujours étonné car il me semble avoir lu dans une revue scientifique que la mémoire était liée à la parole. Or, je ne parlais pas encore. Sans doute avais-je développé un mode de communication avec Benoît. Trois ans plus tard, nous irions chez l'orthophoniste. Il devenait urgent de nous extraire du langage complexe que nous avions développé mais qui n'était d'aucune utilité pour les étrangers qui ne faisaient pas partie de notre bulle.

Aujourd'hui encore, quand je suis fatigué, contrarié où que l'on essaie de faire tomber mes masques par des questions trop gênantes, le cheval à bascule revient au galop. J'émets des sons qui me rappellent un peu la marionnette d'Alain de Greef dans les Guignols de l'Info. Potentiellement, je pense encore pouvoir échanger sur ce mode avec l'autre. Mais, ce n'est plus d'aucune utilité. Nous avons coupé les ponts il y a un an.

Ainsi, je me souviens. Nous quittions l'immeuble pour nous rendre à la pharmacie. Lorsqu'un jour, je décrivais le parcours à ma maman, elle en fut très étonnée. A l'époque circulaient encore des trains à vapeur. J'ai en tête l'odeur âcre de la suie et de celle de la maison qui avait brûlée à proximité. C'est étrange la mémoire olfactive. Il en est de même pour le goût. Je ressens alors la salive qui envahit mon palais avant que les images ne m'arrivent par flashes. Par exemple celle du steak haché passé à la moulinette ou de la purée faite maison. C'était avant la facilité des surgelés.

En rentrant, on faisait la course autour de la table de salle-à-manger avec nos scooters en plastique. Je n'ai aucun mérite à me remémorer les meubles. Quand je vais à Fourmies, ce sont exactement les mêmes qu'en 1972. C'était avant Ikea et la consommation-poubelle.

Puis arrivait l'infirmière. On nous baissait la culotte dans les larmes et les cris. Il y a huit ans, ma tante a vendu la mèche. Je ne sais pas exactement ce que nous avions mais c'était grave. Elle m'a avoué que mon frère avait failli rester sur le carreau. Comme quoi, la mémoire est sélective. De l'hôpital, je ne me souviens que de notre opération des végétations en 1976. Dans les premiers jours, nous n'avions le droit de ne me manger que des glaces. Par contre, aucun souvenir d'avoir été séparé de mon homozygote en 1972, qui irait seul se faire hospitaliser.

A l'inverse, je me rappelle parfaitement de la rentrée des classes. Mon alter-ego pleura les deux premiers jours. A tel point que la décision fut prise de nous réunir. Je dus me le coltiner pendant vingt ans, hormis quelques années d'exceptions.

Un pan est occulté. Je n'ai pas envie de suivre vingt ans de psychothérapie pour le découvrir. Quant à entamer un dialogue entre générations, autant demander à Josef Kramer, le commandant du camp de concentration du Struthof, de faire pénitence de ses crimes. Je ne sais pas quand la période des rêves s'est terminée.

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