Glasgow ou l'amertume de la bière

koss-ultane

               Glasgow ou L’amertume de la bière

     Dans toutes les villes du monde il y a quelque chose de soi, et pas seulement son reflet en pied dans un miroir d’un magasin de salles de bain lorsque vous traversez la rue commerçante.

     Ici, je pensais n’être rien d’autre qu’une esquisse de touriste improbable de la mi-janvier, un prototype avec un guide de l’Ecosse en français dans sa poche, bras dessus bras dessous avec son cartable de la cinquième avenue. Le plus impopulaire étranger de la ville sans ouvrir la bouche, un con avec sa casquette “Cambridge University” enfoncée sur le crâne ou quelques mètres devant un bras tendu, le dos tourné aux rafales. Je m’étais préparé à n’être que cela, enfin. Un entre-deux dans une ville ou personne ne saurait rien de moi.

     Mais le touriste pathologique de la vie, que je suis désormais, visite, croise, détaille, recroise, quadrille, inventorie, admire, constate, juge et condamne. Hélas ! La ville neutre et lisse n’existe pas. Au “Saint Mungo Museum of Religous Life and Art” une photo de moi m’espérait dans son champ de vision : une bouche boudeuse, du bleu triste définitif dans le regard, une terre brune. La bouche et les yeux comme une croix d’affliction d’être mort séparent deux joues rebondies, appétence de vie. Que d’amertume dans cette moue ! La même que la mienne ou celle de mon frère il y a dix ans. J’ai l’impression d’être dans leur bouche en même temps que dans la mienne. Devant cette photo d’un bébé brésilien enterré les yeux ouverts de Sebastiao Salgado, je me sens comme le cheval fourbu qui aperçoit l’ombre du poteau d’arrivée de son œil valide et incertain. Dans un trimestre je serai mort du cancer des os qui a emporté mon frère il y a dix en l’espace de huit mois d’hôpital. Qui a prédit que je ne le surpasserais jamais en rien ? Il avait vingt-quatre ans, j’en ai trente-cinq. Et le gagnant est…

     Depuis un de mes derniers lits, à quelques encablures de l’arrivée, j’ai voulu, j’ai cru pouvoir cracher une ultime fois à la face de la mort qui en a profité pour m’aplatir le nez avec la pelle qui creuse ma fosse. Dans ma pension de famille, je me suis fait remettre une vertèbre, une grosse, nu comme un ver, par un grand balaise de kiné de quarante-cinq ans. Prévenu au milieu de la nuit. Par sa fille. Sa fille de dix-sept ans que j’étais en train de secouer. Dix-sept ans mais qui en paraissait moins.

     Il m’aurait bien cassé la figure après m’avoir remis le dos mais “Papa-balaise” s’est éteint en découvrant mon visage explorant le plafond sans soulagement ni gratitude une fois sa science prodiguée. Des nuages obscurcirent le feu de ses prunelles. Qu’a-t-il vu pour être ainsi désamorcé et repartir muet et chancelant son ex-pucelle sous le bras ? Je ne sais pas… je sais, ne sommes-nous pas tous désarmés devant du triste bleu dans un regard perdu, une lippe amère peinant à séparer deux joues creuses et déjà une promesse de terre brune sous les yeux ? Sans doute.

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