Glasgow ou L'homme qui tomba en poussière à quatre mètres du zinc

koss-ultane

               Glasgow ou L’homme qui tomba en poussière à quatre mètres du zinc

     Demandez si quelqu’un a connu “l’homme qui tomba en poussière” à Glasgow, il y en aura toujours pour répondre “oui”. De ceux, ou leurs fils, qui n’ont évidemment aucune idée de qui il était. Mais qui en a une ? Tout ce que l’on connaît de lui, c’est son visage, malgré quelques divergences, et qu’il buvait une bière de marque différente chaque soir au plus grand pub de la ville sans jamais s’y asseoir. Personne ne connaît sa voix, pas même les serveurs auxquels il commandait ses alcools parce qu’il était toujours là au moment du coup de feu du soir. Ils ne devinaient que le cri d’un nom qui peinait à couvrir la brouhaha de la foule rigolarde et la musique. En interrogeant les dizaines d’habitués, la plupart ne savait pas même de qui je voulais parler, trente-cinq jours après sa mort.

     On a rien retrouvé de lui pour expliquer son geste. Comme si cela exigeait une élucidation, un suicide et un double-meurtre couronnés d’une disparition. Mais les vivants, les restants, exigent une explication pour leur propre tranquillité. Tout ce que l’on a déniché c’est un post-it sur la porte du réfrigérateur qui disait “j’ai tout bu”. Difficile de croire que c’est là l’épitaphe d’un homme tombé en poussière. On ne sait même pas si c’est son écriture.

     Typiquement le type du quatrième rang dans un pub bondé, le regard fixe sur l’écran de télé, dansant d’un pied sur l’autre en jonglant avec son verre afin de laisser circuler les gens heureux en les enchaînant les uns aux autres avec une litanie de sourires convenus.

     Parler au pub avec ses amis est un grand plaisir, ne pas parler à l’homme seul est un droit, ne pas parler à l’homme seul pendant cinq ans est un crime contre l’humanité.

     De quoi vivait-il ? Il devait avoir des collègues de travail. Pas de trace de travail. Cinq ans jour pour jour après son enregistrement comme locataire d’un appartement dans la banlieue la moins rieuse de la plus grande ville du pays, on ne le retrouva pas sur le tableau des absents des employés municipaux comme il aurait dû. Personne ne se souvenait plus qu’il y avait un service de nettoyage des statues de la ville ne comptant qu’un seul employé au nom de famille si commun que l’on pensait que c’était un autre qui avait deux casquettes. Cinq semaines d’indifférence plus tard, la loterie le prévint par courrier que son abonnement arrivait à expiration et qu’il avait gagné une assez jolie somme et désirait qu’il se signalât auprès d’elle afin de toucher ses gains et faire une photo. Un gagnant, sans être millionnaire, dans cette partie de la ville était une aubaine en terme de publicité. Le préposé frappa à la porte, c’était la rentrée. Il demanda au gardien de l’immeuble si ce monsieur avait déménagé.

_ Lequel ? Des comme vous dites y en a tellement !

     Les fenêtres étaient aveuglées par du papier noir sur lequel les écoliers font des collages de fin d’année. On découvrit l’appartement rempli jusqu’au plafond de charbon et lui dessous. Mort depuis cinq semaines. Il en fallut encore plusieurs avant que son remplaçant à son poste au service municipal ne découvrit les cadavres de ses deux enfants. Une fillette de deux ans et un garçon de cinq dont personne ne sut dire les prénoms à brûle-pourpoint. La petite avait été placée dans une sorte de chrysalide de métal et confié au creux des bras d’une statue de la vierge en bord de sentier peu fréquenté d’un petit parc de la ville. Le garçon avait eu droit à une armure artisanale plus conventionnelle et avait été déposé au pied d’une statue chevaline, un bras passé autour de la jambe puissante du destrier de métal. Son heaume semblant regarder la tête du cheval avec attention. De solitudes en tête-à-tête, l’employé a dû se tailler dans le prestige, la pierre et le bronze des amitiés inébranlables. On ne retrouva jamais son épouse.

     Plus tard, je découvris que son père était mort au même âge dans un accident de mine. Lorsque je fis remarquer à l’employé de mairie de la ville sinistrée par la tragédie minière qu’un nom manquait sur la stèle commémorative, il me répondit “… que personne ne s’en était jamais plaint et que, comme il y avait deux autres victimes du même patronyme sur la liste, c’était moins grave”. C’est le geste qui compte, c’est sûr.

     Et puis, au bord de ce sentier, dans ce petit parc de Glasgow, aucune statue de la vierge n’a jamais été signalée.

Signaler ce texte