GO SLOW
lebuc
1-La CIGALE
Serge a 30 piges. Il est diminué par une année de chôme dans le sud de la France. Ses 10 dernières années sont simples. Après un petit BTS, il a essuyé quelques boulots rythmés par la PlayStation puis des soirées caps. Quelques aventures amoureuses. Chauffé puis déçu par les sites de Poker, il lui reste peu de flèches sur son compte. A l'ancienne, il décide d'aller se chercher à Paris avec sa Nouvelle vieille Twingo rouge. Un cousin pourra l'héberger un petit moment.
Façon économe, il attend que des candidats répondent à son annonce de covoiturage : Nîmes-Paris, par la nationale, avec ou sans escale, pour taper plus large. A l'image d'un taxi brousse, il ne décollera qu'une fois la Twingo remplit. Quelques heures suffisent. Quatre djeuns sont chauds. Un départ à 21h pour la traversée de la Gaule by night.
En mode Dalton, les 4 djeuns attendent Serge au rond point de la Cigale. Un long sec en jog. Un autre, plus court, l'œil mauvais, porte une veste treillis. Les 2 derniers sont plus trapus, coiffés d'une casquette griffée d'anneaux. Serge a pigé, ça sent le teuffeur à plein nez. Pas trop d'échanges les premiers kilomètres.
Ils arrivent à Alès, ville old school de référence avec le Gardon surplombé d'HLM. Le mauvais œil exige une escale quartier Rochebelle. Il entre puis sort d'un vieux rade.
« Ouech la famille, c'est carré, j'ai l'info line » annonce t-il aux passagers de la Clio.
Il appelle.
« Alors, c'est où ? » lance le long sec.
« Direction la Lozère les mecs. Florac, là-bas il faudra se diriger vers le Causse jusqu'au chalet de l'Aigle » informe t-il.
Serge surpris :
« Genre vous vous arrêtez à Florac !? »
« Au chalet de l'Aigle mec...T'as pas entendu ?!T'as écrit avec ou sans escale sur l'annonce. T'assume ou je prends le volant ».
Le chauffeur sent le coup de pression s'installer. Il reprend la route, normal.
« Allez, fais pas la gueule...Qu'est-ce qu'on va aller faire sur le macadam à Paris. Tu nous jettes à Florac et tu continues ta route. Point barre ».
Serge positive. Mieux vaut les lâcher en route se dit-il. Ya déjà du gasoil dans la caisse de toute façon. Il engage le convoi sur la route des Cévennes.
Après avoir évité de justesse une paire de sangliers et s'être immiscé dans la fraîcheur des vallées lozériennes, voici Florac, 23h. Serge a eu le temps de cogiter. Il n'est pas ultra pressé pour rejoindre Paris, sa banlieue, ses environs. Des teufs, il n'en a jamais faites. Les Cévennes, il ne connait pas. Il s'arrête sur la place du village et prend les devants :
« Ouech les djeuns, vous l'appelez l'aigle ou il vient nous chercher ? »
« Ah ! Voilà ! L'air de la montagne te fait du bien man ! On monte vers le Causse. On va bien tomber sur des camtars qui vont à la teuf ».
La bande de crapule se regarde en coin, ricane, kiffe. Dans l'ascension dans la nuit noire, le mauvais œil aperçoit une farandole de phare sur la route des crêtes.
2-DDZZZ
Serge a largué les amarres, il demande maintenant des précisions sur la teuf.
« Et c'est qui au juste qui mix là-haut ? »
« Les Spiral mec. Les Wailers de la techno si tu préfères » s'empressent de répondre le plus trapus.
La Nouvelle Twingo prend le sillage des camions. L'excitation monte. Serge guinche dans le rétro ses passagers qui prennent des remontants. Au loin, une ferme abandonnée. Sans nul doute le chalet de l'Aigle qui s'ouvre sur une immense plaine où ont poussé des murs de sons et des milliers de bâches sillonnées par des lasers qui traversent des danseurs enragés. L'équipe trouve une place le long d'un bartas à une centaine de mètre du cœur névralgique de la transe. Les portières à peine ouvertes, les résidents de la banquette arrière ont déjà filé. Sympa. En guise de remerciement, le long sec prend le temps de faire une bonne accolade à Serge et lui laisse une pastille dans la main droite.
« Si t'as jamais essayé, prends en qu'un quart d'abord...et tu verras surement les Wailers au fond de la forêt » ricane t-il s'en allant aussi vers le dance floor.
Serge s'avance. Des centaines de camions en bataille délimitent le chemin avec toutes sortes de gens accoudés sur les capots.
« MD ! Qui est chaud ? » Sont les échos qui l'accompagnent dans sa marche.
« Eh mon mignon, skunk ?speed? Tu cherches des ketru? » Interpelle une petite meuf aux dreads vertes fluos.
« Non merci, j'ai ce qu'il me faut » répond-il, serein.
En bas des murs d'enceintes, ça danse grave. Serge a l'impression de voir l'armée nord-coréenne prise d'une Harlem Shake foudroyante.
Le soleil levant, la fièvre Ebola redouble de contamination aux pieds des châtaigniers. C'est bien connu. Les silhouettes des teuffeurs en font les frais. Les mix, les lives, les basses entrent dans les têtes comme des toupies et en ressortent tels des boomerangs -ddzzz-. Serge, torse nu, collier tribal au cou, semble avoir eu sa dose. De jour, il a plus de facilité pour retrouver sa bagne. Petit bémol, il est dimanche. Le samedi est passé à la trappe. Ça lui paraît chelou mais c'est comme ça. Il devrait informer son couz du petit retard mais ici haut, il n'y a pas de réseau.
Tranquillement, il reprend la route, sort de la teuf sans percuter personne, contourne une bagarre où des mecs se prennent à coup de morsure. Tout ça en guest. Les chasseurs n'ont pas encore lancé leur intervention. C'est vraiment le moment de reprendre la route des crêtes. La Nouvelle Twingo fait quelques kilomètres et se perd dans un sentier. C'est trop bête de quitter le coin sans essayer de débusquer quelques cèpes. Ça fera bien en arrivant chez le couz. Serge crapahute, se défend comme il peut. La récolte est massive. Soudain, il entend des pas de courses dans le feuillage. Entre branches buquées et châtaignes, 2 mecs détalent la peur au ventre.
Nez à nez, Serge leur demande :
« Qu'est-ce qui se passe ? Des sangliers ? Des chasseurs ? »
« Pff des teuffeurs mec…laisse tomber faut qu'on s'arrache, ils vont nous niquer »
« Jsuis garé juste au dessus, si c'est une question de vie ou de mort jpeux vous faire décamper des lieux si vous voulez ».
3-THE FLAG
A peine les fesses posées dans la Twingo, sans se soucier de Serge, les deux coureurs règlent leur compte :
« Toi là ! T'es vraiment une tête de zoeub ! Je t'ai bien dit de ne pas allumer les camions des teuffeurs ! ça les rend fou ! »
« Ah ! C'est bon ! J'étais fonsdé ! Ils ont cas allé se faire mettre ! »
« Tu dis ça maintenant, tu faisais moins le beau ya 10 minutes, un peu plus et ces énervés nous dévoraient sur place…on est wanted pour un moment en teuf ».
« C'est pas plus mal, ça évitera qu'on s'arrache davantage la gueule »
Serge écoute mais ne comprend pas tout :
« Si je peux permettre les gars, qu'est-ce qui se passe au juste ? »
« Une mauvaise histoire de tag…on est venu à la teuf, on avait des bombes en prévision d'un plan train mais l'autre relou il a pas pu s'empêcher de poser sur les camtars des mecs. »
« Ah ok » acquiesce Serge un peu perplexe.-« Je vous dépose où maintenant ? » demande Serge.
« Sans vouloir abusé...Y aurait moyen que tu nous avances vers Génolhac en remontant ? »
-« Oui ça marche c'est ma route. Vous êtes du coin alors ? » Enchaine Serge.
« Oui, de Mende…Mais on a prévu de taper le TER ce soir au dépôt de Génolhac. C'est un plan tranquille. »
« De taper ?? Vous allez taguer le train c'est ça ? »
« Eh ouai mec ».
Génolhac est à 100 bornes avec un petit détour sur la route de Mende. Les 2 passagers s'assoupissent. -KKKTTTKKTT- les claquements de leurs canines se fondent dans le paysage. La Lozère en automne. Des dégradés orange-marron sur les flancs de montagne qui abritent du renard, du phacochère ou de la buse plantent le décor. Serge roule doucement, appréciant les Cévennes en plein. La Nouvelle Twingo, remplit de cèpes, de bombes de peinture et de quelques châtaignes arrive à l'arrêt des artistes. Ces derniers reprennent connaissance et demandent à Serge de faire le tour du village. Au passage, ils s'arrêtent acheter un bon pain de campagne et en profite pour taper 1 sauciflard, une paire de pélardons et une bouteille de vin bio. Sans aucun doute, ce n'est pas leur première venue dans ce bled. En hauteur, avec une vue imprenable sur le dépôt, les 3 passagers se posent sur un tronc humide et cassent la croûte.
Serge reprend :
« Vous allez taguer vos pseudos sur les 2 wagons ? »
« D'habitude ouai. Mais ça nous a saoulé cette histoire de blaze. Ou chacun pose son pseudo comme tu dis. Là, on a une bonne action »
« C'est-à-dire ? »
« Tu vois ce train mec, demain matin il récupère en gare de Mende les antis mariage gay qui montent pour la manif à Paris…On va les mettre bien »
« On va les mettre mieux » insiste le second coureur.
« Genre vous allez écrire des insultes ou les encouragez ? » demande Serge
« A ton avis » ?
« Moi, je leur dessinerais une grosse croix gammée pour qu'ils se sentent à l'aise »
« On y a pensé… on a opté pour un peu moins hard, un peu plus fun… »
« Eh ! Les mecs on observe 2 minutes. Je crois que c'est le moment. Jo le cheminot a filé avec son Renault Trafic. C'est l'heure de l'apéro. On a une bonne heure devant nous »interrompt l'autre artiste.
« Bon cher ami. Je pense que tu peux nous laisser maintenant, tu nous as beaucoup arrangé déjà, vraiment merci » reprend le premier.
Serge laisse un petit silence et répond :
« Go, je fais le guet, votre action me plait. Je reste dans ma bagne. Si Jo revient en avance de son apéro, je démarre, vous entendrez, ça voudra dire que vous pouvez reprendre votre course à travers bois ».
« ça l'fait !, comme disent les nazes » répondent en cœur les 2 taggueurs.
Serge, les mains sur le volant, dévore le spectacle :
A pas de velours, les 2 coureurs se rapprochent de la voie ferrée. A hauteur du TER, le premier s'allonge et balaye du regard à 360°, le second vérifie qu'il n'y ait personne à l'intérieur du train. Chacun se place à une extrémité du TER, secoue sa spray et marche tranquillement à la rencontre de l'autre pendant que la couleur envahit le wagon dans toute sa largeur. Le manège dure plusieurs allers-retours. Les couleurs se succèdent de haut en bas. Fenêtres, portes coulissantes, tout est recouvert. Pas de croix gammée, pas de blaze de gangster. Quelque chose se passe au niveau de la Twingo…Serge parle tout seul :
« OH OOUUIII » lâche t-il.
Rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet top to bottom: sont à l'honneur, le drapeau gay recouvre toute la meule.
4-Sieste
5-Retour sur Paris
6LA PENICHE
La vie parisienne ne se passe pas trop mal. Le deal de cèpes auprès du traiteur Bi-Bio lui rapporte de quoi assurer les premières nuits. De colloc en petits taffs Serge se débat financièrement. Patient, il se tape une artiste dans les toilettes d'une soirée drum sur le Bateau Phare quelques temps après. Il se tape même le traiteur. L'Annonce avait du se faire ce fameux soir à Génolhac. Il goutte aux délices de la capitale. Il s'enjaille. Sans préméditation, en entretenant ces relations de départs, il obtient un petit crédit grâce à la miss qui l'a mis en contact avec Nicolas Hulot pour soutenir l'ouverture d'une boutique de produits cévenols équitables dans le 13ème, connexion TF1 oblige. Six mois passent. Voilà l'été. Serge peut se permettre de fermer boutique la saison estivale pour se rapprocher de la mer méditerranée. On ne change pas une équipe qui gagne se rappelle t-il : plutôt que de la jouer solo, il rallume les projecteurs sur sa Nouvelle Twingo devant la scène du covoiturage. Mission, lier l'utile à l'agréable. Il cherche des passagers pour aller frimer au festival de Cannes : Paris-Cannes, 3 places disponibles.
7-POGBA
Le poste à CD de la Twingo vit en live une vraie battle : voilà que les 3 gars du XVIII qui ont répondu positivement à l'annonce enchainent des morceaux de rap plus saillants les uns que les autres. Serge est dans le son. Il conduit le cou entraînant la tête sur les caisses claires.
-« Alors les gars, ça va se mettre bien à Cannes ? » demande Serge, reprenant une expression qu'il avait découvert à l'aller.
« Et oui ma gueule, tu le sais » répond un des b-boys.
Un autre enchaine :
« On a un plan de ouf mec. Tu vois lui là qui parle pas beaucoup. A qui il te fait penser ?franchement ?
« Sérieux, il a des airs de Balotelli je trouve » répond Serge, à l'aise.
La bande de Château Rouge éclate de rire.
« Non là t'abuses ma gueule. Et puis il n'est pas trop allé sur les bancs de l'école tu vois ce que je veux dire, ya pas moyen qui lâche un mot en italien...ah ah...Mais t'es pas loin tu sais. On va le faire passer pour Pogba, le frère qui joue à la juve et en équipe de France. Et avec ça, à nous les grosses soirées du Festival. » Explique la tête pensante.
Serge adore.
« Non, c'est mortel ! Plus c'est gros plus ça passe de toute façon » admet Serge.
L'ambiance est chaude dans la Nouvelle Twingo. Les jeunes pètent des spliffs de weed, Serge a ouvert une liqueur de châtaigne, les vannes fusent. Les langues se délient, le poste audio balance une série d'instrumentaux hip-hop, ça part en clash, en free-style :
L'homme fort de la bande inaugure le beat :
« Ouech, j'prends le mic pour Sergio,
2 heures qu'il matte mon Tacchini dans son rétro
Il descend à Cannes dans sa Twingo
A l'affut d'une milf comme Lio !! »
« Brrraaahh »
Serge, dos au mur, entre dans le game :
«Ma Twingo ouai… 1 2…ouai
J'mets le contact et j'fume ta Ford Fiesta
Ça t'impressionne
Comme un double contact sur Iniesta
J'te rhabille en Quechua qu'est-ce qu'y a ?
C'est la liqueur qui te fait rêver au bassin d'Aliyah ? ».
« Popopop !! »
Chacun à son tour chez le coiffeur, pour une coupe punch line, le voyage se fait dans la bonne humeur. Serge est recruté pour jouer l'agent de Pogba à Cannes. C'est parti pour la java sur tapis rouge et chapeau bas sur la Croisette.
8-OLE
Serge a bien cru qu'il finirai par manger avec Spielberg, l'équipe audacieuse s'est introduite à des buffets improbables. Avant de se faire repérer, tout le monde s'est dispersé. La Nouvelle Twingo, longe la côte pour amener Serge à sa destination estivale, sa terre natale, Nîmes. Il a rendez-vous en bas de la Tour Magne, un ami d'enfance l'a convoqué :
« Tu sais si j't'ai dit de venir, c'est que je suis un peu dans le bad, j'ai même des envies d'en finir parfois. J'ai eu ma période de gloire par le bizness, les go fast m'ont donné accès à la grande vie, la flambe. Résultat j'ai rien réalisé, j'ai tout flambé, madame m'a quitté, je me suis fait doubler par des mecs en qui je croyais, j'en suis même devenu réac. Je regrette des tas de choses. J'ai semé pas mal de mal autour de moi. Et je me retrouve solo. La société, je l'ai suivi, j'en ai compris les règles, j'lai fumé. Il faut de la maille et j'en ai eu. Quitte à avoir les mains sales comme les mecs en cols blancs. L'excès partout. Un excès qui m'a plongé dans la déprime. Toi au moins, t'es tranquille avec ta petite affaire de Bio, tes mains sont propres et t'as bonne mine ».
La gravité du propos émoustille Serge qui essaie de trouver les mots. Il ressent le lourd défi que de redonner le moral à son pote tout en appréciant cet honneur :
« Les mains propres...mouai j'ai beau vendre du cèpe toute la journée, j'suis quand même allé à la pompe remplir ma bagne de ce foutu gasoil pour descendre. T'as bien compris qu'une petite voiture commode ça suffit. Je ne vois pas l'intérêt de ton Audi TT même à Cannes, j't'assure. Le problème n'est pas là. Tes bizness, faut pas les regretter. T'as juste pas su gouter à des choses simples qui t'étaient proposées. Les go fast depuis l'Andalousie t'ont pas permis de prendre le temps de grailler ne serait-ce qu'une tortilla en route, de partager un Fino avec des gens simples ou pas, vicieux ou pas, qui auraient pu te faire découvrir un monde à eux, avec eux. Il s'agit juste d'ouvrir son cœur, de laisser les gens te montrer des ouvertures sur leur bon côté, d'y mettre les 2 pieds, car même le plus grand des connards a une part de paradis en lui. Demain on file en Andalousie, mais en mode go slow cette fois, je crois que c'est le tempo qu'il te faut, la vie c'est mollo mollo. Hier c'était un temps de stress en toi, aujourd'hui on a des partitions à faire raisonner, pour un Calypso en Twingo» tente d'expliquer Serge, la tête sur les épaules, heureux.
« Eh mon frère ! » le plaisir de son ami se lit sur ses dents. Un sourire surement semblable à celui des 2 graffeurs dégustant le train aux couleurs arc-en-ciel entrant en gare de Mende, pélardons en poche.
Serge l'a touché, il peut encenser la suite des opérations :
« Bon on descend boire un coup à la Féria, tu dois connaître les bonnes adresses »dit-il en rigolant.
« Arrête !! Bon, allez, suis moi ».
Les 2 amis d'enfance descendent le Jardin de la Fontaine, coupent à travers fleurs et arrivent dans une première bodega -« Mets de l'huile » dans la sono-. Dur dur. Un peu plus loin, dans une impasse d'aficionados qui ouvre ses portes sur une petite cour, les 2 futurs Andalous écarquillent les yeux et ouvrent grand leurs oreilles : sur une scène, entourée d'un orchestre venu de Séville, c'est bien Lio qui, en transe, chante du Flamenco.
FIN