Golgotha
luinel
Il avait toujours été envieux. Il n'avait jamais agi que par convoitise.
Tout petit déjà, dans les rues poussiéreuses de son village, il volait les osselets des autres gamins. Son père était artisan, ses parents n'avaient pas de chèvres et jamais aucun squelette caprin n'était à sa disposition pour constituer les cinq éléments de son jeu favori.
Il en avait été ainsi toute sa vie.
Si au Tribunal du Ciel, on lui avait demandé :
- Gesmas, pourquoi as-tu volé, pourquoi as-tu pillé, dérobé, agressé, tué ? Pourquoi ?
Il aurait répondu :
- Parce que j'étais envieux. Envieux du bien des autres, de leurs richesses, de leurs atours, de leur…
- De leur quoi ?...
Mais on ne lui avait rien demandé. Il n'y a pas de Tribunal au ciel, en tout cas il n'y avait pas été convoqué. Et c'est à lui-même qu'il parlait désormais, qu'il disait ce qu'il avait été, ce qu'il avait fait. A lui-même qu'il se racontait. Il était son propre juge. Du coup, dans ce monologue qu'il poursuivait de manière lancinante, à ce tribunal de la conscience, il se faisait aussi juge des autres.
Il était issu d'une famille qui n'était pas dans le besoin. Artisan tailleur de pierre vaut mieux que pâtre ou berger. Ce n'est pas par nécessité qu'il s'était mis à voler. Ni par vice ou plaisir de braver la loi. Par goût du mal, non. Il l'avait fait par envie. C'est très simple et n'importe qui peut comprendre ce mécanisme de la convoitise – même s'il n'en est pas la victime. La convoitise est vieille comme les hommes. Qu'untel ait eu une pelisse plus chaude que la sienne, une tunique plus belle, un cheval plus rapide, une maison plus grande, Gesmas avait aussitôt le désir de le lui prendre. Le quidam en question pouvait être un voisin du village d'Ein Gedi sur les bords de la Mer Morte, un inconnu d'un autre village, un bourgeois d'Hébron, un marchand de Beer Sheva, un rabbi de Jérusalem. Qu'importe. Il avait plus que Gesmas et Gesmas ne le supportait pas.
S'il croisait un homme marié à une jolie femme, une obsession s'emparait de lui, celle d'avoir pour lui cette belle compagne. Rien que pour lui. De coucher avec elle et de s'en faire aimer. Réflexe élémentaire, là aussi et qui est le fait de beaucoup d'hommes. Posséder ce que possède son prochain. Jalouser.
Oui, Gesmas a volé, violé, violenté maints de ses semblables tout au long de sa vie. Modestement au départ puis à plus grande échelle quand il grandit en âge. Il n'était plus que calculs, sournoiseries, projets criminels qu'il menait souvent à terme. Esclave de ses passions, il déployait une énergie folle pour obtenir ce qu'il voulait. Cela ne lui apportait aucune joie - aucune joie durable en tout cas. Seulement une brève satisfaction, celle d'un besoin assouvi, celle de la vanité bien caressée. Mais aussitôt ayant acquis un bien de la façon la plus brutale, voilà qu'une nouvelle jalousie le saisissait. Il était devenu insatiable. Et il s'est ainsi laissé emporter par le tourbillon des coups tordus. Toujours plus nombreux, toujours plus violents, toujours plus risqués. Il agissait partout où il passait et dieu sait s'il a parcouru la terre d'Israël. En Judée, en Samarie, en Galilée et jusque dans le désert, aux approches des montagnes du Sinaï, il s'est livré à ses exactions.
Il n'était qu'un larron.
Quand, trois jours avant la Pâque, il avait croisé Jésus de Nazareth et ses compagnons, il avait eu un vertige. Car c'est à ce moment-là qu'il avait tout compris de lui-même. Sa convoitise était un puits sans fond. Elle était sans limite. Elle était sans remède. Un délire, une folie.
Car ce jour-là, rencontrant l'étrange troupe du Nazaréen près du Temple, il avait été envieux non de leurs biens : ils n'en avaient guère. Un âne, un vieux manteau, quelques poissons cela ne constitue pas un trésor. Non, il avait été envieux d'autre chose qu'ils avaient en abondance L'allégresse. La légèreté. Cette sérénité intemporelle qui se dégageait d'eux. Lui, il se sentait lourd, plein de ressentiments, toujours à l'affût de ce qui lui manquait, toujours désireux de possessions nouvelles. Avide, insatiable. Jamais en paix. Eux, cette paix, ils l'avaient trouvée. Ils l'avaient apprivoisée et elle se répandait dans leur troupe comme un bienfait permanent. Comme une manne jamais épuisée. Aussitôt qu'il l'avait entrevue, il avait désiré l'avoir. S'en emparer. S'en revêtir comme d'une toge. La ressentir pour toujours, pour un an, une lune, un jour, une heure. La connaître ne serait-ce qu'un bref moment. C'était un nouveau manque qui lui apparaissait et qui le démangea comme une galle. Mais en même temps qu'il sentit surgir en lui cette envie, il sut qu'il ne pourrait jamais la combler. Il désirait la paix, il avait le désir de ce qui anéantit le désir. Et cette envie était à son comble, elle lui rongeait le cœur, lui montait à la tête, le torturait, l'écartelait, elle s'exaltait dans le désir de n'être plus.
Il aurait voulu la joie et l'allégresse mais la joie et l'allégresse ne se dérobent pas comme des biens matériels. La joie et l'allégresse ne se désirent pas, elles se gagnent.
Alors de dépit, conscient de la folie qui le guettait, il avait foncé tête baissée. Et pour la première fois, il avait tué. Il avait passé cette limite souvent entrevue, jamais franchie. Pour oublier cette torture, cette paix intérieure inaccessible, il était allé voler un riche marchand de la vieille ville. Qu'importe qui ce serait, l'essentiel était de lui dérober ses biens, ses bijoux, ses statues, ses parchemins, ses épices rares venues d'un autre monde et de s'enivrer de cette accumulation pour tenter d'oublier le reste. De se gaver d'immédiat matériel pour écarter le spectre de l'inaccessible. Comme l'autre l'avait surpris, il l'avait tué. Un Raskolnikov avant l'heure.
Avant de mourir, le riche marchand s'était débattu, il avait crié, donné l'alerte. La garde alors avait surgi. Gesmas avait été arrêté. Emprisonné. Jugé. Condamné.
Et il s'était retrouvé sur une croix en tau, là sur le Golgotha, à la gauche des deux autres. A droite Dismas un second larron qu'il avait croisé de temps à autres dans son parcours et au milieu, ce Nazaréen.
Il était crucifié.
Mais ce ne fut pas la fin de l'histoire.
Ficelé sur ses deux tronçons de bois, les bras noués à la barre horizontale, le corps tordu sur ce mat grossier, soufflant, souffrant, bavant, éructant parfois sous l'effet de la douleur, il avait pu tout voir.
Au début, bon… rien de très extraordinaire. Des soldats qui se saisissent des dépouilles d'un condamné, qui veulent en faire profit et qui se querellent. Et qui au bout du compte, le jouent sur un coup de dés. Mais rapidement, tout avait dérapé. Des fidèles du Nazaréen, ou qui prétendraient l'être, avaient flairé l'affaire. Ils étaient combien à avoir agi de la sorte ? Trois ou quatre, pas plus. Ils s'étaient faufilés dans la foule montée au Golgotha, s'étaient approchés des soldats et avaient négocié les frusques. La discussion avait été rapide, les acheteurs n'étaient pas durs en affaire. Ils semblaient pressés d'en finir. Sans grande tergiversations, ils avaient aligné les sous, suffisamment pour satisfaire le vendeur. Ils n'étaient pas à quelques sesterces près. Ce qui les intéressait, c'était autre chose.
On ne savait pas encore comment ça s'appellerait.
Puis il y avait eu la mort. La mort de ce Jésus, après plusieurs paroles énigmatiques sous un ciel brusquement assombri. Dismas avait suivi. Gesmas lui allait rendre l'âme le dernier.
Alors on avait descendu l'homme prophétique de sa croix. Jean pleurait, Marie défaillait, Joseph d'Arimathée arrivait, Madeleine se recueillait. Et les trois ou quatre personnages du début, ceux qui avaient acheté les dépouilles au soldat, de nouveau s'étaient montrés. Pas de discussion cette fois, pas de marchandage. Ce fut plus direct et plus brutal. La foule des badauds sous l'effet de l'orage, s'était dispersée et les soldats romains n'avaient qu'une idée, celle d'en finir et de rentrer à la caserne. Les quatre types avaient eu tout loisir d'agir à leur guise. Dans les ombres du moment et alors que le ciel grondait, ils s'étaient approchés du calvaire, besace ouverte, mains avides, œil fureteur. Bientôt, d'autres étaient apparus. Un ourlet de têtes patibulaires, édentées et grimaçantes, le long de la pente. Des têtes qui grossissent tandis que les corps apparaissent, ballottant à hue et à dia sur des jambes tordues mais qui gravissent le Mont du Crâne avec impatience. Une armée de fripons. En un instant ils étaient là, répandus comme une marée montante, au pied des croix.
Et Gesmas du haut de son poteau les avaient vus aller, venir, fouiner.
Ils avaient tout raflé : l'éponge, les clous, les épines, les cordes, la lance même qui avait percé le flanc du jeune homme et que le soldat par indifférence avait laissée sur place. Seul le périzonium était demeuré sur le cadavre qu'on emmenait tristement.
Dans cette obscurité orageuse qui s'était établie lors du dernier souffle du Nazaréen, Gesmas sentait l'ultime moment arriver. Ce serait bientôt son tour. Mais avant de fermer les yeux pour toujours, il vit le reste.
La bande des lugubres détrousseurs s'emparait de la Croix. Cette croix où leur rabbi avait été cloué. Ils la descellaient, ils l'a couchaient sur le sol. Et plusieurs d'entre eux sortirent des scies, des pinces, des couteaux. Ils se mirent à la dépecer. Oui, ils la dépecèrent comme on découpe un lapin. Et de desceller la poutre horizontale, et de débiter le poteau, et d'écarter le repose-pied et le panonceau supérieur. Et d'arracher, et d'étriper, et d'effranger ces pièces de bois. On tirait, on cognait, on pinçait et des dizaines de mains, de doigts, de bras s'acharnaient sur ces malheureuses poutres de pin. On grattait avec les ongles pour dérober quelques fragments ligneux ou même quelques écailles de sang séché. Certains y mirent même les dents pour accrocher d'avantage. C'était la fièvre.
Gesmas les entendait souffler tous ces malandrins venus voler ces bouts de matière. Il fallait saisir, accaparer, empiler du concret, manipuler du matériel. L'Autre était mort, Il avait eu peur à leur place, Il avait prêché l'amour, la douceur, l'espérance, Il avait promis un autre monde, un monde meilleur. Qu'importe. Chacun voulait le bout de machin ou le bout de truc. Chacun voulait une parcelle du trésor. Ils avaient besoin de prendre. De saisir dans leurs mains. De thésauriser. Puis un jour d'échanger. De vendre. De coter. Bientôt de spéculer. Eux-mêmes et leurs descendants fabriqueraient des châsses pour ces pauvres restes. On coulerait l'or et l'argent, on taillerait le marbre et le cristal pour y recevoir ces fragments misérables. On entasserait, on accumulerait et des foules immenses de pèlerins crédules viendraient se prosterner devant des morceaux de matière pleins de rutilance. On oublierait le message au profit de la matière. Les églises auraient du bien, comme le bourgeois des villes, ou demain les maîtres de forges et les banquiers de Wall Street. Du sonnant et trébuchant.
Ce serait la pratique des reliques. Ce serait le triomphe du physique, du matériel, de la richesse. De l'Objet. Ce serait l'Occident et son culte de l'Or.
Alors au moment d'expirer, Gesmas qui en avait connu un bout de ces pratiques, qui aurait pu se joindre à ces malheureux s'il n'avait pas vécu ces dernières heures, Gesmas se dit soudain :
« Tout est à refaire. Ils n'ont rien compris »
Et c'est alors qu'il ressentit la paix.
Il ne l'avait pas volée !
J'aime beaucoup tout ce vocabulaire ancien et ce contexte religieux. La fin est très bien amenée. Merci!
· Il y a presque 5 ans ·aile68