Gorazde

estelle

Le 18 octobre 1995, Bosnie centrale. En plein conflit ex-yougoslave, les autorités serbes acceptent enfin que la Communauté humanitaire traverse leur territoire entre Sarajevo et Gorazde, dit « Zone de sécurité ».

Ce tout premier convoi est organisé par les Casques Bleus. Il fait froid, la neige a recouvert la campagne de cette partie du monde, toujours et encore plongée dans cette indescriptible atmosphère de guerre. La route est prévue longue et ponctuée par des arrêts aux check-points serbes afin que les soldats de la FORPRONU puissent négocier le passage pour ces camions bourrés de nourriture, vêtements et autres.

Le voyage est calme, le cortège ne rencontre personne, à part, de temps en temps, des hommes en treillis, qui braquent négligemment une kalachnikov, histoire de bien montrer que sur ce territoire, les patrons ce sont eux !

A l’approche de Gorazde, le paysage est magnifique : ces montagnes enneigées, cette forêt dense et surtout cette rivière, la Drina, allant du turquoise au vert émeraude.

Isabelle, toute jeune humanitaire, oublie qu’elle a froid derrière le volant de son 4x4. Elle sait qu’elle est en train de vivre un grand moment dans cette guerre fratricide. Gorazde est là, quelque part, derrière ces montagnes. Depuis quatre ans, personne n’y est entré et personne n’en est sorti, juste une population vivant en autarcie grâce à son agriculture entretenue entre deux cessez-le-feu. Elle est la seule ville à ce jour à avoir échappé à l’invasion serbe. Après Zépa brulée, Zebrenica anéantie, la logique militaire aurait voulu que cette bourgade sous le joug serbe tombe depuis longtemps.

A l’entrée de cette cité perdue, au milieu de maisons éventrées, une brigade bosniaque barre la route. Méfiants, ils inspectent minutieusement chaque véhicule puis, comme regonflés d’une énergie nouvelle, ils s’appliquent à déplacer les mines pour nous ouvrir le passage. Des mines qui n’ont jamais bougé : pourquoi faire ? Elles sont, avec leurs combattants, leur seule garantie pour la liberté.

Le cortège s’engouffre dans Gorazde. Les convoyeurs découvrent un désastre. Aucune voix ne s’entend dans la radio qui communique entre les véhicules. Tout le monde ressent le même frisson d’horreur, mais aussi cette même joie d’atteindre enfin l’inatteignable. Pour la première fois depuis le départ, des civils commencent à se manifester, d’abord timides puis s’approchant, courant et criant, ce sont des enfants. Les adultes, eux, restent campés encore dans leur peur, peur de l’autre mais aussi peur de ne pas y croire après y avoir trop cru.

En fait, la rumeur qu’un convoi humanitaire arriverait bientôt avait traversé la ville comme un éclair. Les parents avaient déjà raconté à leurs enfants que, peut-être, des gens de « l’autre monde » arriveraient pour les aider. Pour eux, c’était un nouvel espoir, pour leurs progénitures,  un conte de fées !

Arrivés sur la place centrale, les convoyeurs sont stupéfaits de découvrir une rangée de policiers les gardant à distance de la population venue en masse, les yeux grands ouverts.Un dispositif mis en place par les autorités  pour éviter tout débordement. Le choc de revoir, pour la première fois depuis longtemps, des véhicules en état de marche et des gens de « l’extérieur », aurait pu provoquer une euphorie mal contenue.

Les convoyeurs se mélangent doucement à la foule, d’abord, c’est le silence, puis ce sont des « mercis » qui s’élèvent çà et là. Une vieille dame s’approche d’Isabelle en lui confiant : « On croyait que vous nous aviez oubliés. » Le silence laisse place à un marmonnement général, les gens se touchent, personne ne pleure mais toutes les mains tremblent.

L’émotion passée,  les convoyeurs n’ont pas de temps à perdre, il faut décharger les camions très vite car Gorazde est encore considérée trop dangereuse pour y passer la nuit.

Isabelle a un objectif un peu à part : travaillant pour une ONG française, elle est chargée d’évaluer et de développer des projets culturels . Drôle de mission, alors que les besoins d’urgence sont loin d’être assumés. Elle se dirige vers le Centre culturel, où elle découvre dans un immense bureau sombre un vieil homme : le directeur. En ce milieu de journée, rien ne présage une quelconque activité, les étagères sont vides faute de projets ; les ordinateurs et téléphones, inexistants faute d’électricité. Le directeur, lui, est en train de dicter une lettre à sa secrétaire ; l’arrivée du convoi étant l’occasion ou jamais d’envoyer un courrier à Sarajevo.

Le discours d’Isabelle expliquant sa présence ébranle sensiblement l’attitude rigide de ce septuagénaire éduqué à la rigueur communiste de l’ancien régime, et à la question : « De quels types de projets auriez-vous besoin ? », il répond évasif et décontenancé : « De tout et de rien … ».

  • merci pour ce témoignage qui fait froid dans le dos face à ce type figé dans un autre temps et d'autres intérêts surement. Qu'est devenue Isabelle ?

    · Il y a presque 14 ans ·
    Images 6  orig

    Jeanne S.

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