Gorges de Cians ou Maurice, l'homme qui voulait savoir

koss-ultane

               Gorges de Cians ou Maurice, l’homme qui voulait savoir

     Maurice est un homme en fin de vie. Il y a quelques semaines une attaque cérébrale lui a fait perdre la parole. Depuis, il a pu, dans le calme d’une maison de repos, faire le point. Il a aussi perdu un peu de force dans sa main droite mais le vrai handicap est de ne plus pouvoir échapper à la censure du silence que part le biais de quelques borborygmes humiliants. Terminée la communication, finie la déconnade. Plus de bons mots, plus d’humour vaseux, plus de sens de la répartie, plus de saillie gratifiante déclenchant l’hilarité générale ou singulière. Maurice se serait certainement fait à la solitude, pas à l’isolement. Pas au milieu des autres.

     Aujourd’hui, il est debout en haut d’une falaise qui donne sur un étroit canyon. Un bel endroit pour mourir. Le temps est clair, les idées aussi. Le point a été fait, tout est net. Maurice va savoir ce qu’est la fin et ce qu’il y a derrière. Mais surtout il va savoir s’il fait partie de ces quelques qui ont cet humour ultime et vrai au seuil des derniers instants. Car c’est cela, ce n’est que cela, l’humour : rire de soi, de sa situation lorsqu’elle vous désespère. C’est à ce moment seulement, cet instant unique, quand la mort vient vous chercher, ou l’inverse, que la véritable nature perce et vous révèle. L’humour, cette bravoure et cette désertion, c’est du courage en fuite, juste un crachat dérisoire d’insoumission à la face de la seule justice en ce monde devant laquelle personne n’est tout à fait égal. Maurice va savoir s’il en est.

     Soudain, le canyon ne lui paraît plus si profond et l’issue plus aussi certaine. Il s’approche à petits pas prudents et saccadés, jette un œil qui ne découvre rien de nouveau mais achève de la convaincre que “non… décidément” cet endroit n’est plus digne de sa fin. Il choisit de faire marche arrière quand une étrange contrariété se fait sentir. Ses bras s’écartent dans un réflexe de balancier. Il hasarde un regard trop furtif vers ce foyer de résistance qui le retient. Il fait la grue, un pied en l’air. Il glisse un coup d’œil plus appuyé sans pencher la tête vers l’avant. Son pied droit est à vingt-cinq centimètres au-dessus du sol relié par un lacet marron bon marché dont la tête gainée est emprisonnée sous son pied gauche. Un petit “merde !” est esquissé en pensée, une dernière suée désagréable le submerge et Maurice débarrasse le plancher.

     De cette dernière escapade de trente mètres, seuls les dix premiers furent pénibles. Car, à vingt mètres au-dessus du fond du canyon, un majestueux arbre mort surgit de la falaise. Un crac épouvantable se fait entendre. L’arbre est intact bien qu’un peu secoué. Maurice continue sa descente. Mais, affranchie de tout support charnel, sa tête descend moins vite que son corps désormais. La stupeur et le décor, qui bascule en tout sens, le laissent muet et sans pensée. Un fracas d’os qui se brisent résonne dans le défilé rocheux. La masse de viandes a atterri sur un sable ocre et sec. Son corps, sur le dos, réceptionne sa tête. Et bien que Maurice vienne de s’infliger le plus grand coup de boule droit dans le sac à couilles de toute l’histoire de la création et après que son crâne eût roulé sur son fémur et décollé sur un genou déboîté pour une derrière pirouette, les yeux mi-clos, au cœur d’une ultime vrille folle, il pensa “même pas mal !”.

  • Si, si .. Pas mal
    En somme, il a perdu la tête.
    Très fort dans les détails.
    Et mettre l'humour et la mort en face du vide...
    Chapeau.

    · Il y a presque 14 ans ·
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    pich24

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