Grand Départ
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Grand Départ
PRESENTATION DES PARAGRAPHES
Le roman est constitué des dix points de vue de dix personnages impliqués de près ou de loin dans la disparition.
Chapitre 1 : le père
Il nous raconte la préparation du départ en vacances, le début du trajet, la disparition de sa femme, l’enquête, et les années qui suivent, sans qu’aucune information ne lui parvienne. Son monde bien organisé bascule dans l’incompréhension et une seule question l’obsède : qu’est-il arrivé à sa femme ?
Chapitre 2 : le policier
Son récit commence le matin de la disparition, une journée qui s’annonçait ordinaire et qui bascule dans le mystère. Il suit l’enquête pendant plusieurs semaines avant d’accepter son impuissance. Pendant plusieurs années, il épluche tous les cas de disparitions et de découvertes de corps non identifiés pour essayer de percer le mystère.
Chapitre 3 : la serveuse
Elle est une des dernières personnes à avoir vu la femme avant sa disparition mystérieuse. Elle est interrogée par la police mais se désintéresse très vite de l’affaire, car elle voit passer des milliers de personnes dans son restaurant tous les jours.
Chapitre 4 : l’adolescente
Son histoire commence le matin du départ en vacances. La disparition de sa mère semble ne pas la toucher au départ, mais une faille grandit en elle au fur et à mesure des années. Une mystérieuse carte d’anniversaire vient réveiller sa douleur le jour de ses dix-huit ans.
Chapitre 5 : l’employé de la station-service
Faisant face à une situation financière délicate, cet homme doute et hésite à basculer dans la délinquance. Il croise la famille lors d’un de leurs arrêts sur l’A666, et il a pris sa pause déjeuner dans le même restaurant. Il est donc interrogé dans le cadre de l’enquête.
Chapitre 6 : le journaliste
Envoyé sur l’A666 pour faire un banal sujet sur les embouteillages liés aux départs en vacances, il se retrouve malgré lui sur l’affaire de la disparition. Il réalise un reportage le jour même, puis oublie ce fait divers pendant plusieurs années, avant de faire une rencontre troublante.
Chapitre 7 : la petite fille
Elle a dormi pendant une bonne partie du trajet et n’a pas les idées très claires au moment de la pause déjeuner. Elle voit cependant sa mère discuter avec un homme qu’elle ne connaît pas sur l’aire d’autoroute, juste avant sa disparition.
Chapitre 8 : l’employée du péage
Du haut de sa cabine, elle voit passer des milliers de conducteurs… et elle a l’imagination fertile. Elle est interrogée dans le cadre de l’enquête car elle croit avoir repéré un homme louche.
Chapitre 9 : l’homme
Il est celui qui est parti avec la femme, après l’avoir rencontré sur l’aire d’autoroute. Ses relations avec les femmes sont compliquées et son passé trouble. Qu’a-t-il bien pu lui faire ?
Chapitre 10 : la mère
Son témoignage donne la clé de l’énigme : il commence le matin du départ en vacances, se poursuit avec sa rencontre avec l’homme, et… après ? Elle exprime ses doutes et ses rêves, tout en faisant un bilan de sa vie familiale.
Grand Départ
Bison Futé
Le week-end est classé rouge dans le sens des départs, et noir dans le sens des retours. Une fois de plus, je ne regrette pas de passer mon temps libre dans mon canapé, et d’échapper ainsi au grand balai des vacanciers. Si pendant des années j’ai été obsédé par l’état du trafic routier, les prévisions météorologiques et le prix de l’essence, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je ne pars plus en vacances, je n’ai donc plus à me soucier des choix de dates et de destinations de mes congénères.
Mes filles me traitent de vieux croûton mais n’insistent pas sur le sujet. Elles savent pourquoi je ne roule plus pendant des heures vers les plages ensoleillées du mois de juillet. Elles étaient là, après tout. Et je ne les prive pas de vacances pour autant : je les conduits à la gare lorsque l’heure des congés scolaires sonne, et elles partent à l’aventure avec les jeunes de leur âge. Elles sont indépendantes, je suis tranquille, nous y trouvons tous notre compte.
Quelqu’un m’ayant connu avant et après, sans avoir eu connaissance de « l’événement » pourrait ne pas comprendre mon brusque changement d’attitude. Même lorsque je n’étais qu’un petit garçon, j’adorais passer de longues heures en voiture sur la route des vacances, faisant preuve d’une patiente inédite chez un jeune enfant. Jamais malade, pouvant tenir des heures sans pause pipi, et évitant de poser mille questions, j’étais un rêve de passager pour mes parents. Devenu adulte, je me proposais toujours comme chauffeur pour rouler entre amis. Vigilant et infatigable, je pouvais passer des heures au volant tout en gardant le sourire. J’étais le pilote désigné des virées entre copains, et je m’offrais chaque année la nouvelle édition de l’Atlas routier.
Et puis entre deux voyages, j’avais rencontré ma femme, l’amour de ma vie, et, suivant un cheminement très classique, nous avions eu des enfants. Les premières années après la naissance de nos deux filles, la découverte de la paternité m’avait fait oublier pour un temps ma passion pour la route. Difficile d’aller bien loin avec un nourrisson sur le siège arrière. J’acceptais pour un temps de passer les vacances en alternance chez mes parents et les siens. C’était tellement pratique pour pouvoir se reposer un peu !
Les années passant, et les filles grandissant, je m’étais autorisé à exprimer à nouveau ma passion pour les longs voyages automobiles. Les équipements modernes aidant (merci les lecteurs individuels de DVD et la climatisation), j’avais convaincu sans mal ma progéniture. Moins séduite par la perspective de rester enfermée toute une journée dans un habitacle, ma femme avait dû céder à la majorité familiale. Je lui avais tout de même concédé le choix des disques qui égailleraient notre voyage. Les derniers CD qu’elle avait sélectionnés sont toujours dans la boîte à gant de notre voiture familiale. Qui, elle, reste désormais dans le garage. Quelqu’un les écoutera-t-il un jour ?
Dix ans déjà que cette part de ma vie est rangée au rayon des souvenirs et des vieilles habitudes. Ma fille aînée est fiancée, ma cadette fête ses dix-huit ans demain, et moi je ne voyage plus qu’en regardant la chaîne National Geographic. Le canapé est confortable, l’écran de la télévision immense, et je suis devenu un expert des bouchées apéritives. Je crois qu’au fond de moi, j’espère que mon inaction me rendra mon bonheur passé. Que mon immobilité remettra les choses en place. Et si rien ne change, au moins, je me sens en sécurité.
Lorsque j’étais jeune, j’avais une peur bleue des habitudes. Je voulais avoir une vie aventureuse, et l’idée de la routine me faisait penser à mes grands-parents et à leur existence bien rangée. Après avoir rencontré celle qui deviendrait (plus tôt que je ne l’aurais imaginé) ma femme, j’avais tout mis en œuvre pour nous créer une vie à deux romantique et pleine de surprises. Je m’ingéniais à organiser des week-end en amoureux au bord de la mer, à improviser des dîners en tête-à-tête sur le toit de l’immeuble où nous partagions un modeste deux pièces, à surgir à l’improviste à l’heure du déjeuner pour l’emmener pique-niquer dans un parc… dès que je passais devant une boutique, je scrutais la vitrine en quête d’une babiole originale à lui offrir. Cette avalanche de moments insolites, tout agréable qu’elle soit, était devenue fatigante pour nous deux après quelques mois. Et un petit train-train quotidien s’était installé dans notre vie.
Des habitudes de célibataire : non ! C’est trop triste. La lessive le lundi, le ménage le mardi, les courses le mercredi, la soirée entre amis le vendredi… pourquoi ne pas prendre un chat en plus ? Mais des habitudes de fiancé… eh oui, car avec la routine était venu l’engagement. Et à l’annonce de l’arrivée de notre première fille (la question de la contraception étant elle aussi très aventureuse dans notre couple) un mariage express l’avait suivi de près. A peine quelques semaines plus tard, nous avions signé le prêt pour la maison…
Notre couple transformé en famille (papa, maman, la grande sœur et la petite sœur, conçue trois ans plus tard) avait désormais un planning auquel il fallait se plier. Et je me rendais compte que j’adorais organiser notre quotidien, de la conduite du caddie au passage de l’aspirateur, en passant par les visites médicales, les réunions et les sorties scolaires. Et les vacances ! Ma femme se moquait gentiment parfois de mon revirement « chef scout » : avant d’avoir des enfants, j’aurais pu tout plaquer sur un coup de tête pour partir à l’autre extrémité de l’Europe. En tant que chef de famille, je prenais mon rôle très à cœur et je pouvais passer cinq bonnes minutes à comparer les qualités de deux boîtes de pansements.
Sur les conseils d’un collègue de bureau, nous étions finalement partis pour nos premiers vrais congés avec les filles dans une station balnéaire familiale située à deux heures de voiture de notre maison. L’aînée terminait sa première année de maternelle, et la seconde était encore dans sa phase biberon. Il était malgré tout temps qu’elles découvrent la joie de se faire prendre en photo les fesses à l’air sur une plage. La route jusqu’à la mer était on ne peut plus simple : il suffisait de traverser la ville, d’emprunter l’autoroute 666, et de sortir à l’embranchement avec la nationale 28. L’endroit étant peu fréquenté par les touristes, il était très facile d’y dénicher une location à bas prix au mois de juillet.
Bien entendu, nous commîmes plusieurs erreurs la première année : nous n’avions pas réalisé que l’absence de baignoire dans la salle de bain rendrait la toilette des filles très compliquée, nous n’avions pas pensé à nous munir de jeux de plage (et nous avions donc dû les acheter à prix d’or sur place), l’équipement rudimentaire de la cuisine faisait de chaque repas un défi, brillamment relevé par ma moitié… nous n’avions même pas de trousse à pharmacie digne de ce nom ! Dès notre retour, j’avais listé nos erreurs en me jurant de ne plus jamais me fourrer dans une galère pareille.
J’avais donc pris les choses en main l’année suivante : le contenu des valises avait été scientifiquement élaboré, les aires de repos possédant des toilettes propres et une table à langer étaient entourées en rouge sur la carte routière, j’avais contacté sept gîtes avant d’arrêter mon choix, et une caisse remplie de seaux et de pelles en plastique attendait gentiment le jour du départ dans le fond du garage. Ces secondes vacances familiales s’étaient déroulées à merveille. Et il en fût de même pour les suivantes.
Année après année, je peaufinais mon organisation : faire réviser la voiture une semaine avant le départ, passer à la station service la veille, préparer les bagages en fonction des prévisions météorologiques, demander des brochures sur les animations culturelles, trouver des sites à visiter avec les filles… J’étais le roi des Gentils Organisateurs. Les petites étaient ravies de se promener au bord de la mer ou d’aller au zoo, tandis que j’immortalisais ces instants de bonheur et d’évasion sur pellicule. Ma femme suivait le mouvement avec enthousiasme, et me laissait parfois seul avec notre progéniture pour un après-midi « visite de château fort » pour aller bronzer tranquillement sur la plage.
Ce schéma estival semblait parfait et immuable. Jusqu’à ce 7 juillet où tout avait basculé.
J’avais respecté à la lettre ma check-list pré-vacancière, poussant le détail jusqu’à remettre à jour notre carnet d’adresse afin de n’oublier personne lors de l’envoi des cartes postales. Après avoir chargé la voiture avec les valises et m’être contenté d’un dîner léger, j’étais allé me coucher tôt, sans avoir oublié de vérifier les prévisions de Bison Futé pour la journée du lendemain sur l’autoroute 666. Le spécialiste des grands départs avait classé la journée « orange », ce qui n’était guère étonnant pour un début de vacances scolaires. Ma femme et les filles avaient regardé un film avant d’aller au lit, et le son lointain de la télévision m’avait bercé pendant un moment. Le lendemain matin, étant le premier levé, j’avais préparé des gaufres pour toute la famille et mis des bouteilles d’eau dans les vide-poches de la voiture pour le voyage. Il faisait déjà chaud à huit heures du matin, et la climatisation de la voiture faisait parfois des siennes. Nous étions tous montés dans le véhicule à neuf heures, avec l’objectif d’arriver au gîte pour le déjeuner.
La première demi-heure du trajet se passa sans encombre, puis nous tombâmes sur un embouteillage monstre causé par un accident de la circulation. Ne sachant pas combien de temps nous serions bloqués, et préférant rester sur l’autoroute, je n’avais pas profité d’une sortie vers la route nationale lorsque j’en avais eu l’occasion. L’heure tournant et la chaleur augmentant dans l’habitacle, l’ambiance devenait électrique. J’avais légèrement augmenté le volume de l’autoradio, espérant ainsi décourager toute tentative de ronchonnement.
Après deux heures passées à rouler au pas, je m’arrêtais dans une station service pour une pause pipi et pour acheter de nouvelles bouteilles d’eau. Réintégrant le trafic surchargé, je tentais (sans grand succès) de lancer un concours d’histoires drôles pour détendre l’atmosphère. Ma femme participait plus par solidarité que par réelle envie, notre aînée racontait ses malheurs sur Internet en pianotant à toute allure sur son portable, et la cadette avait fini par s’endormir. Sur les coups de midi, je proposais à ma petite famille de s’arrêter dans un restoroute pour le déjeuner, la situation sur la route ne s’améliorant guère. Cette proposition fût accueillie avec joie : tout le monde avait besoin de se dégourdir les jambes, et la grande devait « ABSOLUMENT » trouver une prise électrique pour recharger son téléphone.
Le Grill’Route de l’aire de repos 14 n’est pas un restaurant cinq étoile, mais il sert une viande de bœuf honorable, et les légumes de la garniture ne sont pas bouillis comme dans tant d’autres endroits du même genre. Avant de déjeuner, ma femme sortit quelques instants pour fumer une cigarette, tandis que j’aidais les filles à faire leur choix dans le vaste menu proposant pas moins de quinze sortes de desserts (et je ne compte pas les déclinaisons des différents parfums de glace). Une fois toute la famille attablée, nous avions pris notre temps pour manger, l’autoroute étant encore et toujours saturée. Les filles faisaient les jeux imprimés sur leurs sets de table, tandis que j’étudiais une carte touristique dénichée à l’accueil. Ma femme parlait peu, se contentant de répondre à nos questions à demi-mot. Connaissant son aversion pour les voyages en voiture, j’étais désolé de la situation.
Une fois l’addition réglée, j’accompagnais les filles jusqu’aux toilettes tandis que ma femme ressortait pour fumer avant de reprendre la route. De retour à la voiture, j’ouvrais toutes les portes pour renouveler l’air intérieur et pour essayer d’abaisser la température de l’habitacle qui avait atteint des sommets durant notre arrêt prolongé. Cette opération terminée, j’étais remonté en voiture avec les filles, et nous avions attendu leur mère pendant quelques minutes.
Elle ne revenait pas.
Je décidais de laisser les filles dans la voiture et d’aller faire le tour de l’aire de repos pour la retrouver. Elle avait peut-être reçu un appel sur son portable durant sa pause cigarette, et prise par sa conversation, elle n’avait pas dû voir le temps passer.
Je ne la voyais nulle part.
Après l’avoir cherchée pendant plus de vingt minutes, j’avais dû me rendre à l’évidence : ma femme avait disparu. Aucun employé du restaurant ne l’avait vu, et personne n’avait signalé de femme victime d’un accident ou d’un malaise sur le parking. Retournant à la voiture, je tentais tant bien que mal de dissimuler mon angoisse pour ne pas affoler les filles. Peine perdue. Elles m’attendaient depuis si longtemps qu’elles s’étaient inquiétées avant même de me voir revenir. Le teint pâle et la démarche mal assurée, je les rejoignais pour leur expliquer la situation, en essayant de positiver : après tout, j’avais peut-être oublié de regarder dans un bâtiment ou près d’une aire de pique-nique. Notre aînée faisait tout son possible pour garder son calme, mais la cadette ne tarda pas à fondre en larmes. La voir dans cet état me rappela la fois où elle avait cru nous perdre dans un supermarché alors qu’elle n’avait que quatre ans. Sa détresse semblait s’ajouter à la mienne : face à la disparition de ma femme, j’étais totalement démuni. Je n’avais jamais envisagé ce cas de figure : je n’étais pas prêt.
Ce qui m’a toujours étonné, c’est que mes souvenirs d’avant sa disparition sont très clairs alors que les événements qui ont suivis ne me reviennent que sous forme de flashs. Je me rappelle du numéro de la pompe où j’avais pris de l’essence la veille, de la paire de chaussure que je portais, du goût du pain que j’avais mangé au déjeuner… Ces souvenirs sont très précis, tout semble gravé dans ma mémoire, jusqu’à cet instant où ma femme est sorti de mon champ de vision. Et de ma vie. Très rapidement, le gérant du Grill’Route a contacté la police autoroutière pour signaler cette disparition inhabituelle. Des barrages ont été mis en place aux stations de péage (je l’ai vu aux informations le lendemain soir), les personnes encore présentes sur l’aire d’autoroute ont été interrogées (au grand étonnement des touristes) et une chaîne d’information locale est même venue nous filmer. J’avais refusé que les filles soient interviewées, les quelques images qui ont été tournées ce jour-là me montrent hagard, les yeux dans le vide, et incapable de faire des réponses de plus de trois mots.
J’étais perdu.
Le journaliste qui m’a interviewé était jeune et bégayait : j’ai cru que c’était un stagiaire envoyé sur l’autoroute 666 pour couvrir l’immense embouteillage (un sujet peu palpitant) et qui s’était retrouvé par hasard sur une affaire de disparition (les gros titres assurés pour le soir même). Son visage ? Impossible de m’en rappeler. Je ne sais même pas s’il était plus petit ou plus grand que moi. Je ne l’écoutais pas vraiment, occupé à scruter le manège des enquêteurs sur l’aire de repos. Jamais l’autoroute 666 n’avait connu un tel fait d’hiver : ma femme volatilisée faisait sensation.
J’ai par contre un souvenir très net du premier gendarme qui est venu m’interroger. Il se trouvait sur le site de l’accident qui avait eu lieu le matin même, à quelques centaines de mètres de l’aire d’autoroute, et on l’avait envoyé m’interroger avant l’arrivée de la police. Il était également là, officieusement, pour vérifier que je n’essayais pas de m’enfuir. Car j’ai été suspecté. De quoi exactement ? Je ne l’ai jamais su. Si j’étais parti de chez moi sans ma femme, nos filles l’auraient remarqué, et il est assez difficile de cacher un corps sur une aire d’autoroute bondée, un jour de forte affluence. Et quel aurait été mon mobile ? Le lieutenant de police qui était arrivé une demi-heure plus tard (aucune idée de ce à quoi il pouvait ressembler, celui-là) avait commencé son interrogatoire dans ce sens, avant de rapidement abandonner une piste qui semblait ne mener à rien.
Le gérant du Grill’Route : facile ! Je pourrais le décrire les yeux fermés, même après toutes ces années. Un grand brun à moustache, avec le teint très pâle et les yeux vert amande. Il était plutôt athlétique et il m’avait soutenu pendant toute l’après-midi, et même après cette terrible journée. Pendant plusieurs années, nous nous étions écrits de temps en temps, pour prendre des nouvelles de l’affaire, mais surtout l’un de l’autre. Il a rencontré une veuve originaire du sud-ouest, et il est parti s’installer avec elle dans sa ville natale. C’est la dernière fois que j’ai eu des nouvelles. Tant mieux pour lui, le poids de mon drame était plutôt lourd à porter.
Des recherches ont été lancées, elles ont duré plusieurs jours, sans succès. J’ai passé de longues heures sur cette aire d’autoroute banale avant de me décider à rentrer chez moi et à appeler les propriétaires de notre maison de location. Bien sûr, même si j’espérais secrètement qu’ils me disent le contraire, ils n’avaient pas vu ma femme. Ils étaient désolés de ne pas pouvoir me rembourser le prix de la location (« vous comprenez, il est trop tard pour relouer maintenant ») : je n’en avais absolument rien à faire.
Les semaines passant, mes contacts avec la maréchaussée s’espacèrent. Les avis de recherche diffusés à la télévision furent de plus en plus rares, et trois ans plus tard, seul mon facteur n’avait pas enlevé de son bureau de poste l’affiche où une photo de ma femme souriante demandait « Avez-vous vu cette femme ?».
Plusieurs pistes avaient été envisagées, certaines très sérieuses et étayées par des témoignages visuels malheureusement peu fiables, d’autres totalement farfelues. Plusieurs médiums me contactèrent durant les six mois qui avaient suivi la disparition : chacun d’entre eux m’assurait qu’en envoyant simplement un objet personnel ayant appartenu à ma femme (et moyennant finances), il la retrouverait en moins de vingt-quatre heures. Je ne cédais pas à ce chant des sirènes, car je n’étais pas sûr d’avoir la force de supporter une nouvelle désillusion.
Traite des blanches, tueur en série, secte… tous les coupables possibles et imaginables avaient été envisagés. Sauf les extra-terrestres : leur passage laisse toujours une petite trace, et l’autoroute 666 est bordée par de grands champs de maïs, idéal pour y dessiner des cercles de culture. Pas de demande de rançon non plus. Mais qu’avait-il bien pu arriver à ma femme ?
Mois après mois, années après années, rien de concret. Et de mon côté, submergé par l’incompréhension, je devais accepter le fait que la vie continuait. Sans elle.
Une nouvelle routine familiale se mit en place, sans maman, avec des crises de larmes (de moins en moins fréquentes) quand son nom été évoqué, et bien sûr, sans départ en vacances. Je n’en étais plus capable. Les premières années, les filles restèrent avec moi, angoissées par la peur de la séparation. Et en grandissant, leur besoin d’espace s’était fait sentir et je les avais laissées s’éloigner de moi. D’abord chez des cousins, une solution rassurante, puis de plus en plus loin, avec des amis, en colonie… Je constatais avec étonnement que j’étais ravi de me retrouver seul, et encore plus content de recevoir leurs coucous griffonnés au dos d’un morceau de carton représentant une plage ensoleillée (avec palmier) ou une montagne enneigée (avec sapin). Le récit de leurs pérégrinations occupait nos soirées bien après la rentrée scolaire.
Si je repense à tout cela aujourd’hui, ce n’est pas par nostalgie. En fait, j’ai trouvé une carte postale dans la boîte aux lettres ce matin. Une carte banale et un peu jaunie, dont je n’ai pas tout de suite reconnu la photo. Une aire d’autoroute au décor rétro ? Et puis je me suis souvenu : cette station service rouge et blanche, ce bar à la porte en forme de juke-box et ces arbres rachitiques… C’est le Grill’Route. C’est l’endroit où ma femme a disparu, il y a dix ans déjà. J’ai retourné la carte, il n’y avait qu’un mot : « Pardon ».