Grand Hôtel
Apolline Mariotte
C’est la fin de l’été. Les enfants vont bientôt reprendre le chemin de l’école. Derrière les vitres hautes et arrondies du Grand Hôtel, le vent s’est levé. Quelques familles se sont attardées sur la plage de Cabourg. Sur la digue, un garçonnet s’essuie les pieds. A côté de lui, il a posé un petit tas de coquillages ramassés pour son papa. Celui-ci arrive pour le week-end, par le train de 21h54. Des couples déambulent sur la promenade, blottis dans leurs coupe-vent. Dans le ciel qui rougeoie, un cerf volant décrit des huit, l’on entend le sifflement du vent sur sa toile et les fils qui fendent l’air.
Au bar du Grand Hôtel, face à la mer, l’ambiance est feutrée, les lumières rouges sont tamisées. Pourtant, ce n’est plus vraiment le mythe des années folles. Les élégantes sont parties, laissant place à d’autres créatures. Près de la piste de danse, autour d’une table ronde, un groupe de soixantenaires termine de dîner. Il semblerait qu’une bataille ait été livrée devant eux. Les serviettes froissées sont roulées en boule, des morceaux de pain traînent ça et là, la nappe blanche est mouchetée de taches de vin.
Tous se sont mis sur leur trente et un. Gilbert a revêtu son costume blanc des grands jours, sa veste ouverte sur une chemise noire à col pelle à tarte, une lourde gourmette au poignet. Ses cheveux poivre et sel un peu trop longs passent sur ses oreilles. Yvette, petite, râblée, ressemble à un bonbon tout rond. Sa tenue rouge et noire a été mise au point avec soin et agrémentée de quelques accessoires : un serre-tête à plumes en guise de coiffe et un éventail pour s’occuper les mains.
L’alcool aidant, ils parlent fort. Comme des adolescents, ils s’esclaffent pour tout, et pour rien. Sur leurs joues, des marbrures rosées sont apparues. Gilbert remplit les verres à tour de bras, jusqu’au bord. Au fond de la salle, un serveur a monté le son. Il n’en faut pas plus à Gilbert, qui piaffe depuis trois quarts d’heure, pour se lever et se diriger vers la piste. Rapidement, ses amis le rejoignent. Restée à table, Yvette les regarde avec envie. Elle n’ose pas danser. Alors, elle essaye d’attirer l’attention de Gilbert à chaque fois qu’il se tourne dans sa direction. Lui fait le paon et se donne en spectacle. Un groupe de femmes un peu plus jeunes a gagné l’estrade. Gilbert jette son dévolu sur l’une d’entre elles. Le sang d’Yvette ne fait qu’un tour, elle se lève et s’insère dans le groupe.
Mal à l’aise, Yvette danse tout de même, imitant les autres, exécutant des gestes gauches. Elle n’ose pas regarder autour des tables, les visages qui contemplent la scène, parfois riant sous cape, parfois chuchotant à l’oreille d’un voisin. Gilbert a invité Rosy à danser. Sur un zouk, il se lance dans une chorégraphie endiablée, marchant sur les pieds de sa partenaire, la serrant plus que de raison et l’abreuvant de son humour potache. Yvette est à l’agonie.
Soudain, Gilbert sort. Il revient quelques secondes plus tard, une rose achetée à un vendeur ambulant à la main. Avec un sourire dévastateur, il l’offre à Rosy. Le coup de grâce pour Yvette.
apollinemariotte.wordpress.com
non non, je ne m'en lasse pas !
· Il y a presque 12 ans ·merci Wen :)
Apolline Mariotte
Pauvre Yvette (ou pauvre Rosy finalement, je ne sais pas)
· Il y a presque 12 ans ·Une fois encore Apolline, un grand bravo, je suis une fois de plus épaté par la justesse de ces quelques lignes (mais tu vas te lasser à force que je te le dise...)
Merci pour cette ballade sur la promenade Marcel Proust.
wen