Grand-Mère me disait... 2 (Lucien)

peter-oroy

Et pourtant l'histoire est un éternel recommencement. D'autres lieux, d'autres personnes, d'autres circonstances. Méditons sur notre passé et surtout n'oublions jamais...

Grand-Mère me disait… 2

 

Une aube crue, poisseuse et brumeuse se lève sur une Europe de plus en plus meurtrie et tourmentée. Les peuples se révoltent. La masse gronde et se fonde en groupuscules radicalisés. Le temps n'est plus aux compromis. Les écarts sociétaux se creusent. La révolte, mue par un désarroi exacerbé, dirigée contre l'autorité représentée par des gouvernements laxistes et autoritaires, en même temps sourds et aveugles à la détresse des peuples s'amplifie. L'éclatement, l'éruption est proche.

Ma prémonition heurte le tréfonds de ma pensée.

 Il y a 80 ans :

 Les dictateurs de l'Axe se manifestent durement par leurs revendications de possessions. Hitler exige la restitution des colonies africaines perdues lors du traité de Versailles telles que : le Rwanda, le Burundi, le Cameroun le Sud-Est africain, le Congo et le Togo.

Mussolini ne revendique pas moins que la Corse, la Savoie et Nice qui étaient devenues Françaises par l'entremise de la manipulation du traité de Turin en 1860. Le sud de la Slovaquie est passé en mains Hongroises dont la ligue nationale socialiste récupère une minorité.

         En France Le gouvernement de Paul Reynaud, ministre des finances, au motif du redressement économique et financier de la France, remet en cause les acquis de 1936. Il augmente les impôts sur les salaires et la consommation.

         En Allemagne, création d'une carte de travail pour les étrangers. Promulgation de contrôles et de surveillance. Obligation pour ceux-ci de présenter des titres de séjour en règle, possession d'un contrat de travail signé par une entreprise définie. Les apatrides sont dirigés dans des centres spéciaux sous surveillance permanente.

De la nuit de cristal, en passant par les amendes imposées aux Juifs en représailles à l'assassinat de Ernst Von Rath conseiller d'ambassade d'Allemagne à Paris, et les entretiens entre le chancelier A. Hitler et Chamberlain et Daladier, rien ne tendra à apaiser la tension en Europe.

En France encore la CGT appelle à une grève générale. La répression sera disproportionnée.

La Roumanie, La Turquie, l'Espagne, la Tchécoslovaquie connaissent des troubles…

 

Aujourd'hui en ce mois de novembre 2018, la situation européenne et mondiale vacille. Je ne tente pas d'être l'avocat du diable ni de vouloir sonner le glas de l'alarmisme, mais l'analyse de la situation du monde actuel me taraude l'esprit. Nous nous trouvons face à une paupérisation de la classe moyenne inférieure de tous les pays. Cette couche sociale qui représente la majorité des populations et qui ne se reconnaît plus en ses gouvernements exhalant une incomparable arrogance. C'est justement de cette strate que sont nées toutes les révolutions et beaucoup de causes de nos dernières guerres. Par cette pensée réductive, je m'inquiète de la désinvolture de nos gouvernements actuels et de l'autoritarisme dont ils font preuve.

L'ingérence d'une Europe toujours plus globalisante et politisée, pratiquant l'immixtion dans les politiques internes des pays membres et la démagogie dans ses décisions ne constitue-t-elle pas un danger pour la cohésion pacifique ?

 

Quand l'Italie foule du pied une décision jugée arbitraire, un Royaume-Uni dans l'adversité endogène, plus désuni que jamais devant le « Brexit », souhaite retrouver sa liberté face à l'Union Européenne, une chancelière allemande – pilier de la stabilité européenne - qui se trouve dangereusement en déséquilibre politique  et qui souhaite mettre un terme à ses mandats, un peuple voisin en proie au désespoir de survie, une Amérique isolationniste… on ne peut que se poser les bonnes questions devant la défaillance totale des gouvernements.

Quand un pays comme la France qui, sortant de décennies de malaise offre en désespoir de cause toutes ses espérances à un président qui, en violation totale des promesses et surtout des attentes de la masse électorale, introduit des réformes autoritaristes, contre-productives à l'économie et à l'équilibre unitaire du pays, on est en droit de craindre une révolte devant ce gouvernement inoculant à son peuple l'anxiété de ses lendemains incertains. Le pouvoir centralisé est complètement myope aux réalités de la ruralité au quotidien. La Suisse n'est d'ailleurs pas épargnée par cette ploutocratie souvent camouflée.

 

Face à une Europe dictatoriale déchirée par la montée du nationalisme qui se rappelle à notre mauvais souvenir, il est aisé de tromper le peuple, mais il est impossible d'endiguer sa colère.

L'Autriche a basculé. La Pologne a basculé. La Bulgarie, la Finlande, la Grèce, l'Italie, la Slovaquie… Partout des groupes d'extrême droite plus ou moins virulents sont présents. Pourquoi nos dirigeants sont-ils si aveugles alors même que les populations sont sur le chemin de la révolte, vulnérables à l'appel des ultimes nationalistes et avides de paix et d'union que malheureusement seule une guerre peut par corollaire introduire ? Méditons sur le passé !

 

Du plus profond des couloirs du temps, la voix de Grand-mère m'extirpe de mes sombres raisonnements et me replonge en un matin de 1940.

Il ne fait pas beau. Le soleil ne se lèvera pas aujourd'hui. La neige est tombée cette nuit. Une neige pauvre et partielle, recouvrant à peine les cimes des sapins du cimetière lové autour du temple du village. La route qui monte aux Crêts est à peine recouverte de poudre blanche. Ma pensée s'évade sur ce paysage Schopenhauerien et mon esprit se ranime sur les derniers accords de la cantate 123 de Jean Sébastien Bach…

***

Grand-mère me disait qu'en ce matin de novembre 40, l'espoir de la paix s'amenuisait de plus en plus. Il fallait se battre avec ses pensées moroses.

Aujourd'hui il faudra monter les double-fenêtres. Lucien ira demander de l'aide à son cousin Adolphe, charpentier de son état; celui-là même qui avait posé le plateau du poids public devant l'Hôtel de Commune.

Lucien s'affaira longtemps autour du fourneau à bois qui avait du mal à se réveiller de sa nuit glaciale. Il glissa quelques pives bien sèches sous les petits rondins de sapin. Lentement le crépitement des flammes léchant les bûches et une douce chaleur envahit la chambre à coucher et la Stube diffusant l'arome de sève de résineux.

 Il s'apprêta pour affronter le froid du dehors. Il enfila ses pantalons de laine brune et plusieurs jaquettes bien chaudes. Les pieds chaussés de gros brodequins à mouches, il descendit au village. Avant d'attaquer la pente, il monta chercher dans la galerie du haut quelques grosses brassées de foin qu'il enfourna dans les clapiers où étaient réfugiés les lapins, derrière la cabane qui servait de réserve à bois. Puis il s'engagea sur la route glissante.

Au clocher du temple on sonnait les neufs. Lucien longea le cimetière, passa devant la maison où était remisé le vieux corbillard hippomobile et qui servait accessoirement d'atelier de peinture au vénérable Aloïs. Ah ! cet Aloïs, c'était plaisir de le voir les matins d'été lorsqu'il prenait possession des lieux. La pipe vissée aux coins des lèvres il préparait et installait toiles et chevalet sous l'avancée du toit de son petit refuge. Le dos courbé par les ans, il allait et venait, disparaissait dans l'ombre de la petite bâtisse pour réapparaitre quelques minutes plus tard, des pinceaux à la main, ou portant sa petite chaise en bois dont il avait coupé les pieds pour s'installer à bonne hauteur devant son chevalet. Et il vivait ainsi ses journées à peindre son Val-de-Ruz tant idolâtré. Des scènes champêtres et bucoliques naissaient sous ses doigts déformés par une arthrite dévastatrice. L'hiver l'avait chassé comme tous les ans dans son modeste logis par derrière l'Impasse des Arniers.

Passant devant la cure, Lucien rencontra Monsieur le pasteur de la paroisse de Dombresson qui vint vers lui.

-       Adieu, Pasteur Stauffer, adressa-t-il à son interlocuteur.

-       Adieu Lucien, répondit celui-ci.

Ils parlèrent de longues minutes dans le froid mouillé de ce matin d'hiver. Les paroles se transformaient en nuages de vapeur s'évaporant dans l'humidité ambiante. Puis Lucien poursuivit son chemin.

Sur la Grand'Rue le tram brinquebalait sa silhouette toute noircie de neige collée, sale et dégoulinante. De scintillantes étincelles s'échappaient des fils et de la caténaire. Il y avait peu de gens dehors. De cotonneux enroulements de fumée suintaient des cheminées des grandes maisons alignées le long de la rue principale. Le maréchal-ferrant était à l'œuvre et l'odeur âcre des sabots brûlés montait à la gorge. Puis l'on entendait le battement rythmé du marteau sur la pièce de métal chauffée à blanc. De temps à autres on percevait le tintement plus clair de la masse qui recherchait sa cadence sur l'enclume, puis le sifflement du fer que l'on plonge soudain dans le bac d'eau pour le faire baisser en température. Et le ballet métallique reprenait sa mélopée.

         Lucien passa le barrage militaire fermant la Grand'Rue et atteignit enfin à la scierie où oeuvrait son cousin Adolphe. Sous le grand hangar de bois, l'odeur de sapin sec fraichement coupé emplissait les narines de la suavité de la résine. De fines particules de poussière saturaient l'air. L'énorme scie verticale, mue par un système de poulies entrainées par la force motrice de la vapeur, entamait d'énormes billes de bois qu'elle débitait en madriers et planches frémissant sous la morsure des dents acérées du métal. Aux halètements de la machine à vapeur se mêlaient les hurlements du va et vient de la scie. D'autres machines servaient au calibrage et à la préparation du bois pour la charpente et les lambris. D'autres encore polissaient les planches ou encore coupaient les poutres en biseau pour les chevrons et arbalétriers. L'univers était dantesque. Le bruit et la poussière régnaient en maître. Le sol était jonché de sciure et d'éclats de bois qu'un pommeau venait de temps en temps poutser à l'aide d'une grosse ramassoire et entasser dans un coin du hangar où étaient remisés des sacs déjà pleins.

         Lucien poussa la porte s'ouvrant sur une petite pièce servant de bureau un peu à l'écart de tout ce tintamarre et de la poussière ; la poussière stagnait partout.

Adolphe souleva une pile de plans et souffla dessus pour en faire s'échapper une fine pellicule qui tombait en paillettes de pluie en traversant le cône de lumière de la lampe qui pendait à un long cordon.

         - Adieu l'Adolphe, lança joyeusement Lucien à son interlocuteur qui lui répondit par un sonore « Adieu Lucien, que me vaut ? »

         Les deux hommes discutèrent un long moment puis Adolphe appela deux commis et leur confia la mission d'aller cet après-midi aider Lucien à monter ses double-fenêtres.

         Les ouvriers ne ronnèrent pas. Ils savaient qu'en se présentant vers 15 heures à la maison en haut du Chemin de l'Eglise ils auraient droit à un savoureux quatre heures et un bon tringuelte.

         Lucien prit congé et repartit en empruntant le Chemin des Crêts. Il s'arrêta à la croisée des Vuarens et contempla son village. A cet endroit, la plaine s'étend jusqu'au pied de Chaumont en passant par Savagnier. A droite on devine la trouée du Seyon qui s'ouvre par Valangin sur Neuchâtel. A l'est serpente la route qui monte vers Le Pâquier et plus loin rejoint Saint-Imier par le col des Pontins. Lucien admirait son village, la profonde combe, la forêt pentue menant sur les hauts de Chaumont. Les petits villages disséminés le long du Torrent, jusqu'à perte de vue là-bas contre les Hauts-Geneveys. Il pensait à tous ces pionniers huguenots ou indigènes qui ont œuvré pour que le vallon devienne si prospère. Il en tira une certaine fierté que son humilité naturel refreina bien vite. « Et pourtant il est si beau mon Val-de-Ruz ! », se surprit-il à marmonner dans son épaisse moustache.

          Un lointain impact, suivi d'un autre et de suivants se succédant à intervalles réguliers le tira de sa méditation. Répercuté par l'écho on entendait la cognée qui à coups rythmés frappait le bois là-haut dans la forêt par-dessus l'Ormeau. Puis soudain, le silence suivi des ciclées de la scie qui entamait le tronc monta de la sapinière. De nouveau le silence ! Puis le martèlement métallique sur les coins que l'on enfonce dans la saignée. Et de nouveau le silence retomba sur la forêt. Un appel suivi du frottement rugueux des branches de foyard et le bruit sourd de l'impact de la chute de l'arbre. Le sapin est vaincu.

         - On bucheronne par là-bas derrière, se dit-il.

Il ouvrit un clédar et reprit sa route. Il atteignit bientôt l'embranchement du chemin montant aux Vieux-Prés. On entendait les vaches meugler et le tintement des boilles de lait que l'on poutsait dans la grande ferme sise à côté du collège. Un caquelard passant par là lui demanda son chemin.

         Enfin il arriva en vue de sa maison crochée à la falaise. Il se rendit vers ses lapins et guigna au travers du grillage des clapiers pour vérifier que tout se passait bien. Aussitôt les museaux frémissant se tournèrent vers lui et en sautant sur les pattes de derrière, les petites bêtes se collèrent à la porte, quémandant quelque pitance.

         Le pas lourd de ses brodequins de l'armée fit crisser les cailloux étalés le long des grandes planches de la galerie.

Amélie sut que Lucien s'en revenait de chez l'Adolphe.

Il entra en annonçant : « Ça joue pour c't'après-midi autour de trois heures ».

- Bien, bien ! dit Amélie en touillant à l'aide d'un pauche de bois dans la grande casse fumante sur le potager. Elle emprisonna les vapeurs qui s'en échappaient à l'aide du lourd couvercle en fonte.

Une bonne odeur de soupe aux pois se dégageait de l'âtre et se répandait dans la cuisine.

- On va bientôt dîner, dit-elle pendant que Lucien se lavait les mains à la fontaine.

Il alla dans la Stube crocher son bugne derrière la porte et retourna chercher le pain frais à l'arrière cuisine.

Un pâle rayon de soleil s'étoilait au passage des vitres et venait lécher le parquet en jeu d'ombre et de lumière.

La soupe était riche et le pain cuit la veille par le boulanger du coin de la Grand'Rue était incomparable. 

Le repas terminé il s'empara de son journal qu'il avait acheté ce matin au village. Amélie reprit son ouvrage.

Le soleil jouait à cache-cache avec les nuages. Lucien ouvrit le petit guichet qui permettait de humer l'air du dehors sans être obligé d'ouvrir la fenêtre en entier. L'air devenait de plus en plus froid et figeait les restes de neige persistant au fond du petit jardin devant la maison.

Sur le coup des trois heures, deux très jeunes gaillards se présentèrent à la porte.

- Nous venons monter les fenêtres, dirent-ils en chœur.

Ce n'était pas la première fois qu'ils exécutaient ce travail et ils savaient très bien ce qu'ils avaient à faire.

 Lucien les précédant, ils montèrent au galetas, là où étaient remisés les battants pour l'hiver. Promptement les double-vitrages étaient crochés sur les fenêtres des chambres du haut. Puis, précautionneusement ils posèrent les protections d'hiver sur les châssis de fenêtres du bas. Un voile de bué se diffusa rapidement sur les vitres.

Déjà le quatre heures était servi. La théière fumait et les gros morceaux de taillaule attisaient la gourmandise. C'était plaisir de les voir étaler de bonnes couches de confiture épaisse et odorante. Les petits fruits des bois cueillis l'été passé avaient gardé tout leur arôme. La confiture de raisinets du jardin conservait aux fruits leur belle couleur écarlate. 

Lucien et Amélie discutèrent longuement avec les jeunes pas encore mobilisés pour garder les frontières. Pourtant ils se réjouissaient tous deux de cette vie de caserne et de bonne camaraderie qui les attendait. Ils étaient prêts à défendre la patrie comme leurs parents l'avaient fait en 14. Les premiers cours de tir étaient déjà derrière eux. Ils appartenaient avec fierté à la société de tir « Patrie » dit Les Bourdons du village et pouvaient se vanter d'atteindre les cibles du 300 mètres.

         Par la tsf on apprit la fermeture du ghetto de Varsovie, maintenant entouré d'un mur d'enceinte, ce qui signifiait la mort à plus ou moins longue échéance pour les 138'000 juifs pris en otage par les forces nazies.

En même temps le bombardement de Hambourg par 130 bombardiers de la RAF était divulgué, contrairement aux allégations de la Radio-Nationale-Française relayée par Radio-Lyon ; émetteurs évidemment cadenassés par la propagande pétainiste et la censure des forces d'occupation. Par contre le naufrage de deux cargos britanniques, le Planter et le Fabian, furent largement commentés sur les ondes fascistes du régime de Vichy. 

         La chaleur diffusait une douce nonchalance et les deux jeunes gens –pourtant de valeureux soldats, comme ils se voyaient-  eurent quelques hésitations à partir affronter le froid de cette fin de journée maussade. 

*** 

         Venue depuis le chemin de Sarreyer une lourde charrée de billons fraîchement coupés descendait en direction du village. Les deux solides chevaux de race comtoise semblaient utiliser toute leur force pour contenir la charge le long du chemin pentu. Le char était cette fois exagérément long et surchargé, semblait-il. Le cocher avait beau tirer sur ses rênes et tourner la manivelle des freins de devant, le convoi prenait de la vitesse. Les chevaux renâclaient. De leurs naseaux humides de la vapeur d'eau s'échappait. La bave aux mors, les jambes tendues, hennissant et piaffant, les pauvres bêtes n'arrivaient plus à contenir la charge. Le freineur assis sous les billons tentait lui aussi par tous les moyens de ralentir le train.

A l'approche du coin de la maison il donna un coup de volant un peu trop brusque. Les chevaux réussirent à négocier le contour mais la charge, déséquilibrée tangua en laissant de profondes traces dans la terre du chemin. Une roue se plia sous la contrainte. La remorque prit de la gite, un instant en équilibre sur deux roues elle sembla se stabiliser et dans une craquée sourde, les troncs déquillant du plateau partirent s'étiaffer dans le contour et deux billons roulèrent et finirent par embugner le coin de la maison.

         Aussitôt les deux pommeaux qui prenaient congé de Lucien se ruèrent vers les malheureux. Le cocher en était quitte pour une énorme frayeur. Les chevaux apeurés piaffaient et se cabraient. Par chance le freineur était assis du bon côté et avait pu s'éjecter avant que la charrée ne verse.

         Lucien moins rapide que les jeunes s'en fut calmer les bêtes qui bientôt s'apaisèrent.

- Nom de bleu ! Qu'est-ce-qui s'est passé ? s'exclama Lucien qui tenait encore fermement les rênes.

- C'est les freins qui ont lâché. Y a une vis qui est maillée. Dit le freineur tout tremblant. Le cocher, un peu sous le choc, ne disait mot.

- Allez, venez prendre un coup de gnôle, on s'occupera du char après, déclara Lucien.

Les deux convoyeurs suivirent le vieil homme en jetant un coup d'œil au désastre. Un des apprentis s'en alla prévenir son patron de l'accident et rameuter des aides au village. Les chevaux furent attachés à l'anneau scellé dans le mur vers la galerie de la maison. Amélie qui avait entendu le fracas attendait devant la cuisine, sous l'avancée de bois. De ses mains croisées elle serrait sa jaquette sur sa poitrine.

- Venez, venez, dit–elle avenante.

Les deux solides gaillards prirent place autour de la table de la Stube pendant que Lucien leur versait une pomme distillée l'automne passé. Après un deuxième alcool ils avaient repris des couleurs. 

Déjà le maréchal-ferrant accompagné de son commis qui, du bas du village avait entendu la schlaguée montait le Chemin de l'Eglise. Ceux de la DAP cantonnés au village accouraient aussi avec leurs échelles et les perches servant de levier. Un paysan arrivait en guidant son char vers le lieu de l'accident. Les lourdes chaînes lancées en hâte cliquetaient sur le plateau de bois. On apportait des poulies, des chaînes, des cordes. Bientôt presque tout le village fut réuni et l'on s'affairait autour de la charrée accidentée.

         Le maréchal-ferrant eut tôt fait de remettre la roue en état de marche. Les ridelles cassées furent réparées sur place. On avait installé deux trépieds et monté des poulies pour soulever et recharger les billons obstruant le chemin. Un deuxième char de bois était descendu depuis Sarreyer et les ouvriers prêtaient main forte aux villageois. Les travaux allaient bon train. A la nuit tombée les billes de bois étaient chargées, les chevaux nourris. Ne restaient plus que les ouvriers et conducteurs de train sur place.

         Amélie avait monté une table de fortune dans le jardin et, aidée de Lucien ils avaient apporté la grosse casse de soupe au pois encore fumante. Chacun reçut son bol accompagné d'un morceau de pain que le boulanger avait fait monter. On s'était arrangé avec le contremaitre. Le mur sera réparé par le maçon du village.

         A la nuit tombante tout le monde prit congé bruyamment. Certains avaient un peu abusé de la pomme et trainaient maintenant une bonne camphrée. Mais le mal était réparé et le village pouvait s'endormir riche d'une nouvelle histoire à raconter, à embellir et à dramatiser les soirs de veillée.


À SUIVRE…

© by Peter Oroy 16 Nov. 2018

  • Je n'ai pas envie de suivre ce qui est l'inéluctable...un éternel recommencement jusqu'à la fin! Mais à la fin qu'est-ce qui sera inéluctable? vers quel commencement? ;0)

    · Il y a environ 6 ans ·
    Facebook

    flodeau

    • Bien vu Flodeau ! L'inéluctable n'est pas une fin en soi. C'est le chemin qui a été tracé pour chacun de nous. Il nous appartient de nous en détourner et alors c'est un recommencement: la vie!

      · Il y a environ 6 ans ·
      Foto am 11.03.19 um 15.10

      peter-oroy

Signaler ce texte