Grand Oural ou A guerre sans fondement, poussée sans rendement
koss-ultane
Grand Oural ou A guerre sans fondement, poussée sans rendement
Jean-Denis avait été effrayé d’avoir vu son protecteur, cet indestructible guerrier, mourir debout devant lui sans qu’il ne s’en rendît compte avant que Gervais, son autre camarade, n’essayât de marcher pour se réchauffer un peu en abandonnant sa jambe droite à l’endroit où ils montaient la garde tous les trois depuis deux heures. Sa cuisse s’était élancée mais le morceau sous le genou était obstinément resté planté dans la neige dans un bruit de bois sec que l’on écrase. Gervais avait hurlé d’effroi en comprenant ce qui lui arrivait et s’était écroulé en brisant son autre jambe, gelée elle aussi. Il cria le nom de son vieux compagnon d’arme et fut encore plus épouvanté lorsqu’il remarqua que, allongé le dos dans la neige à côté de ses jambes encore fichées en glace, son ami, statufié par le gel, n’avait pas réagi et continuait à regarder obstinément en direction d’un ennemi invisible qui les avait anéantis sans les approcher. Le petit groupe de trois fut réduit à la seule personne du plus jeune une fois le cul-de-jatte mort dans ses bras en agitant frénétiquement ses cuisses-moignons les yeux emplis d’une terreur devenue muette.
Cette invasion tournait à la dévastation des envahisseurs par le simple fait d’un climat trop rude et d’un conquérant inconséquent. Désormais unique survivant, de cette horde de vieux et moins vieux de la vieille de la grande armée, Jean-Denis errait au milieu d’un campement qui, à ses yeux, ressemblait plus à un mouroir à sursitaires qu’à une réserve de guerriers roués et résolus.
Après les blagues sur les anciens courbatus des campagnes précédentes, leurs souffles qui tombaient en paillettes de glace sur leurs pieds, les imprudents qui restaient collés aux pièces métalliques de leurs armes et les corbeaux qui gelaient en plein vol, il n’avait plus ni avec qui ni de quoi en rire. Le froid intense et constant le vermoulait entre ses lancinantes mâchoires. Il était fatigué d’être épuisé. Lorsqu’il croyait reconnaître un visage familier, il se demandait si ce n’était pas le père ou le grand-père de celui auquel il pensait. Lui aussi devait ressembler à son grand-père maintenant. Cela avait été son but étant enfant mais il n’aurait jamais espéré y parvenir à l’âge de vingt-neuf ans. Surtout physiquement.
Ils étaient déjà tous abattus au point qu’aucune explosion proche ne les faisait plus sursauter ou s’abriter. Tout éclat, bien ou mal placé dans la conversation qu’ils entretenaient avec leur mort terne et certaine, était le bien venu. Fatal de préférence. L’unique question qui pouvait encore tarabuster les moins idiots était : puis-je encore être utile au désastre ? Il réalisait qu’un moral descendait toujours plus bas à plusieurs. Tout atome non crochu se révélait de plomb. L’isolement et une lutte toute intérieure lui étaient préférables au côtoiement de tous ces inconnus avec lesquels, pour certains, il combattait néanmoins depuis plusieurs campagnes. Parfois, il riait intérieurement en imaginant plus d’un cosaque pourfendant la glace parfumée au grognard d’une silhouette verticale déjà rendue à la nature par le vent mais s’attristait aussitôt en pensant à la satisfaction de l’ennemi constatant qu’un hiver allait suffire à mettre à genou la plus prestigieuse armée de conquête depuis les déferlantes romaines. C’était la fin donc.
Avoir vu Moscou brûler et avoir été contraint d’en partir sur ordre avait fait tiquer les aînés, morts depuis, comme s’ils avaient tous pressenti que c’était là l’erreur de trop.
Pour lui, le passage de la Bérézina ne fut qu’une aimable enjambée au regard des cinq camarades qu’il y avait vu sombrer pour le compte. Il avait tiré d’entre les glaçons un ami à demi immergé mais n’avait fait que prolonger son agonie de quelques heures. “A pic à pique !” avaient chanté les survivants du fleuve symbole afin d’exorciser la vue de leurs compagnons jetés à l’eau par la panique et qui ne flottèrent pas cinq secondes, sans un cri, sans un son. Impitoyable créancier, le froid saisit jusqu’à leurs maux.
Malgré toutes ses frayeurs, Jean-Denis, à peu près horizontal, se délectait un à un de ces instants au-dessus du néant et au-dessous de la furia des vainqueurs dont la cavalcade et sa fracassante résonance le faisaient s’enfoncer millimètre après millimètre au fin fond d’une cache spontanée. Il s’était pris les pieds dans sa sangle de fusil arrivé au point culminant d’une basse colline et avait dévalé la pente enneigée sur le ventre au milieu des chevaux cosaques d’une seconde vague lancée au triple galop dans l’ascension de ce gros talus. Rendu au pied de la côte fatale, il avait été avalé par aussi opportune qu’étroite faille dissimulée sous un pont de neige. Ne pas bouger c’était ralentir sa descente entre ces murs irréguliers de glace vive mais c’était aussi mourir de froid et voir ses extrémités le quitter une à une. Il se trémoussait donc tel un poisson hors de l’eau, les bras coincés le long du corps en remuant frénétiquement doigts et orteils et soufflant sur son nez dont la toile protectrice commençait à inquiètement durcir. Il voyait la lézarde de ciel se réduire et assourdir les plaintes et les cris. Soudain la nuit ! L’espace de quelques secondes le membre postérieur d’un cheval cosaque se fourvoya dans la fêlure en le saupoudrant de blanc. La jambe cassa d’un bruit cristallin qui lui rappela la vision d’un demi Gervais s’abîmant dans l’horreur. L’obscurité s’évanouit aussi vite qu’elle l’avait aveuglé. Son lent et inexorable enfoncement se poursuivait avec ou sans son concours. Il infusait. Trois bons mètres le séparaient du raffut de la mêlée maintenant. Il fit face à l’abysse afin de voir si son exploration avait une fin autre que sa disparition par déglutition géologique. Mais il y avait beau faire grand bleu, il obstruait trop la lumière pour apercevoir quelque chose sous lui. D’instinct son regard se vissa dans l’éclair azur, ultime meurtrière d’espoir. Peu à peu, il remarqua que, malgré ses regimbements et frétillements épileptiques, il ne descendait et ne respirait plus. Il ramena précautionneusement les bras de chaque côté de sa tête et tenta d’attraper à tâtons une excroissance préhensible aux entrailles de cette tombe aussi glacée et anonyme que l’épitaphe minérale qui manquerait à son sommet s’il devait finir ici, loin de son petit village du Doubs. Il parvint à coulisser un brin transversalement dans un évasement et à recouvrir quelque aisance respiratoire. Un sursis, encore. Il cria de toutes ces forces en vidant ses poumons. Il ne comprit pas ce qu’il avait vociféré mais réalisa, par contraste avec le silence, que l’autre bataille avait cessé. Il venait peut-être de se condamner à un supplice plus atroce encore en se faisant remarquer de la surface et son triomphateur aléatoire. Il n’eut que fugitivement le temps d’y réfléchir, une ombre obscurcissait déjà son jour. Il tourna les yeux. Un visage interdit cherchait à y voir. Un Cosaque ! Il a une coiffe à la con ! Non, c’est… je ne sais plus son nom mais ce n’est pas une lumière. Jean-Denis s’époumona à nouveau malgré son déficit en oxygène qui lui fit presque perdre connaissance. L’autre aboya dans la brèche à le faire dégringoler de cent mètres d’un coup en un dialecte difficilement identifiable. Abandonnant le vertical, “capuchon risible” mugit en direction d’autres survivants de la charge impériale. Il luttait pour ne pas sommeiller pendant que l’on élaborait son sauvetage lorsqu’un nœud, fait de linges sanguinolents, vint le frapper à l’œil. Quels cons ! pensa-t-il. Il s’en saisit à deux mains, éructa un guttural borborygme les yeux clos, et se sentit hisser sans ménagement vers les lèvres-banquises entrouvertes. Griffé vif par les parois étaux, pendu à un fil d’Ariane exsudant le sang des morts dans l’heure, il eut l’impression d’être vidangé entre les incisives d’un géant anthropophage repu et assoupi. Ils l’accouchèrent avec force “oh ! hisse !”, “hourra !” et moqueries.
Il apprit que le hurlement de terreur, poussé lors de sa funambulesque glissade, les avait alerté juste à temps de l’existence de cette seconde vague surprise que personne n’avait entendu venir à cause du bruit de la bataille en cours, de l’obstruction de la colline et du vent qui soufflait dru dans le nez de leurs assaillants. Il respira en se disant qu’il avait fait son devoir “d’aile droite” après tout et ne devait plus rien ni à ses sauveurs du jour ni à cet empereur incapable de faire la paix autrement qu’en faisant la guerre ou des traités bancals qui ne montaient ou démontaient l’Europe que contre eux au bout du compte.
Tous ses amis étaient morts, ses camarades aussi, ses vagues connaissances venaient d’être promues au rang d’engrais en Oural où lui-même avait failli finir à l’état de graine gelée pourrissant l’été prochain. Il se retrouvait entouré d’étrangers dont il avait combattu les armées à un moment ou à un autre ces huit dernières années et la seule incongruité était qu’ils portaient tous le même uniforme aujourd’hui.
Il s’était trop cru mort lors de cette énième offensive cosaque qu’il avait trouvé très belle sur ces prés de givre avec ces chevaux légers qui ne dérapaient pas là où les fantassins français devaient d’abord se battre avec leur équilibre avant d’aspirer à parer ou porter un coup quand ils ne dévalaient pas trente mètres sur la boîte à ragoût en faisant des vocalises. Trois des plus anciens soldats du régiment venaient d’y laisser leur jugulaire quand il avait été sauvé par un concours de circonstances qui firent bien rire les survivants le calme revenu. Pour la première fois, lui, l’enragé des premières lignes, avait goûté à la sécurité d’une lâcheté providentielle et avait trouvé cela troublant de confort et de sens.
Pourquoi continuer maintenant que tout était perdu ?
Pouvait-il encore être utile au désastre ? Ou l’inverse ?
Il s’était décidément trop vu mort pour ne pas s’accrocher à la vie et sa seule substance illégale capable de racheter un futur à ses yeux : la liberté.
Il perdait jusqu’aux souvenirs de ses vingt-six fantômes. Deux manquaient déjà à l’appel, il ne retrouvait plus leurs noms, visages ou anecdotes. Qui lui mangeait ainsi la cervelle à la petite cuillère ? C’était donc à cela qu’ils étaient tous promis, l’oubli voire la raillerie, la honte d’une campagne perdue, le déshonneur d’une débandade de plusieurs milliers de kilomètres.
Au campement leurre qu’ils avaient établi, avant de marcher trois heures de plus dans la nuit, il regarda autour de lui et nota que le peu d’esquisses de soldats encore debout ne cherchaient pas plus loin que le repas suivant, la nouvelle fuite désordonnée par la hiérarchie ou le dernier évanoui en date afin de s’enfouir sous quelques épaisseurs de toiles supplémentaires encore attiédies de l’agonie d’un autre en l’en délestant sans rixe.
Quelle bravoure y avait-il à se protéger de la folie ordinaire des hommes ?
Quelle traîtrise y aurait-il à se préserver des égarements de ces mêmes individus lorsqu’ils étaient vos chefs de guerre et frères d’arme ?
Il se rappelait l’inconfort et l’inconvenant de sa mort, étreint par les masses de froid pur de l’anfractuosité biélorusse, et la peur d’être enseveli pensant dans les entrailles d’un Oural qui piégeait leurs chairs et leurs os dans sa terre brune et son anesthésiante hermine de surface. Il n’avait plus assez foi en ces absences de grands et petits caporaux pour finir là, chef de gangue, à leurs côtés quand ce n’était pas à leurs places.
C’était le règne de la fin. Il en était convaincu. Ils n’avaient été ni battus ni défaits mais dépassés et, pire que tout, inutiles. Biffins biffés, cavalerie désarçonnée et artillerie enrouée. Toutes ces années, ils avaient été le feu. Mais lorsqu’il n’y a plus que le vent de l’ennemie pour souffler sur vos braises…c’est qu’il sait, avant vous, que vous êtes cendres.
Son dernier tison c’était échappé par cette faille et n’était pas remonté avec lui. Le combattant n’y était pas mort mais s’y était éteint.
Le cheval au membre brisé n’avait pas trépassé loin de son piège. Ils étaient tous en train de le dépecer et de s’en repaître encore fumant. Une moiteur qui ressemblait à une douceur maintenant que le vent avait molli. Les sourires vermillons, édentés et carnivores, ne parvenaient pas à illuminer les regards mornes et inquiets épiant les azimuts les plus improbables. Une fois, en Pologne, dos à dos à la garde, abruti de fatigue et de trouille, il avait vu un grognard, s’éveiller en sursaut, se retourner et embrocher sur sa lame son ami de toujours, avec lequel il avait demandé à prendre son tour de veille quelques minutes plus tôt, surpris et désorienté d’avoir senti une présence inhabituelle derrière lui. Devant cette tragédie humaine qui n’était qu’incident militaire, le lieutenant avait déclaré aux hommes que pour lui “une sentinelle éveillée qui trucidait une autre endormie ne pourrait qu’avoir toute sa gratitude et celle de ses camarades”. Populaire et fin penseur ce lieutenant qui félicitait un inconsolable, choqué, pour son pire fait de guerre. Rendue folle par son geste, la moitié survivante et assassine du binôme se planta à mains nues une baïonnette chauffée à blanc en plein cœur au campement suivant en hurlant le nom de sa victime. Le regard vide posé sur une douzaine d’humains ensanglantés jusqu’aux coudes farfouillant avec avidité en des tripes chevalines, Jean-Denis, sans doute revenu à la vie depuis trop peu pour avoir faim, réfléchissait à ces démonstrations de bestialités et à la manière la plus sûre de fuir sans être abattu par ses compagnons jusqu’au bout fidèles à leur déchéance.
Ils marchèrent toute la journée mais le décor avait radicalement changé. L’horizon n’était plus pour lui un potentiel nids d’embuscades sub-létales mais une pelote de lignes salvatrices. Il avait trop vécu en compagnie pour ne pas avoir envie de la fausser. Cette nuit-là, le froid redevint un véritable froid d’hiver de l’Oural. Les hommes montaient la garde en grappes et roulaient sur eux quasi constamment. Lorsqu’un commençait à s’endormir ou même somnoler, ils le faisaient chanter à tue-tête. Ils se persuadaient que cela démoralisait l’ennemi de les entendre reprendre en chœur tous les couplets qu’ils connaissaient et ceux qu’ils inventaient dans l’instant à propos d’un certain “Jean-Denis du Doubs qui a roulé au tréfonds du trou du cul d’la grande Russie !”. Il rigola de bon cœur tout en cogitant à sa désertion prochaine. Même au centre d’un de ces conglomérats humains il se sentait abandonné par ses fantômes qui se sauvaient l’un après l’autre de son passé. Puisque ses amitiés disparues s’exfiltraient de son crâne en terre inconnue, son propre effacement lui parut en cours. Salement partir, il le fallait absolument. Avant de devenir blanc et n’avoir rien vécu.
Il avait fini par manger plus qu’il n’avait faim et aisément annexer la réserve de viande de cheval, constituée l’après-midi précédente en bord de crevasse, puisqu’ils le lui avaient confié au motif qu’il était dès lors un des anciens de ce lambeau de régiment qui ne battrait plus rien d’autre que la retraite.
“Lorsqu’un artiste dit la vérité, c’est qu’il est en train de se guérir de son art” avait dit Gervais. “Une nouvelle vie ou la mort…” avaient été ses mots suivants même s’il commençait à les oublier eux aussi.
Est-ce qu’un cerveau s’engourdissait ?
Fallait-il comprendre que lorsque quelqu’un commençait à parler vrai dans un milieu où cela était inhabituel c’était parce qu’il n’arrivait plus à se tromper lui-même ? Il se trouvait exactement dans cet état d’esprit. Se mentir brûlait une énergie qu’il n’avait plus. Il y avait de longues plages de néant au milieu de ses pensées et ce n’était pas du sommeil les yeux ouverts car il en sortait affaibli et peureux. Il craignait que le folie comme la frousse fût contagieuse. Un type, qui parlait une langue qu’aucun n’avait totalement cernée, s’était fait sauter l’arrière-gorge dans l’indifférence générale au milieu du camp. Tous avaient fulminé en réalisant soudain qu’il était tombé dans le feu, leur unique foyer, et l’avaient agoni d’injures en faisant sensément remarquer qu’il n’aurait eu qu’à se laisser glisser le long de sa baïonnette pour obtenir le même résultat sans déranger personne. On le traîna hors de la lumière, dépouilla et enfila sur un fusil cassé fiché dans la neige, bien en vue de ces messieurs les barbares.
Fuir, partir, bientôt, à la première occasion cette armée qui n’était plus la sienne, infestée d’étrangers dont il ne comprenait plus les langages et les codes.
Une grange calcinée mais toujours d’aplomb leur servirait d’abri pour le restant de la nuit. De taille modeste, elle serait facile à colmater et à défendre. Au lendemain de l’attaque cosaque, en voyant tous les visages fripés et rougeauds se tourner vers lui, il prit conscience qu’il était le plus gradé des intacts. “Ou le moins dégradé” pensa-t-il. Il ne put s’empêcher de sourire malgré les gerçures. Il leur répéta le nom de ce lieutenant, qu’ils n’avaient plus revu depuis des semaines, et y associa les mots «diarrhée de phoque» en encourageant les auteurs et compositeurs à être créatifs et récréatifs en vue de leur future comptine vagissante. Il n’en fallut pas plus pour s’attirer les faveurs de ses compagnons de retraite.
Entre ces quelques planches noircies, il nous semblait être d’incroyable privilégiés protégés du vent et du froid mordant qui y perdait ici quelques canines effilées. Là encore, ils me dévisagèrent tous, moi, l’apprenti traître autant que commandant. Je leur refis braire la petite chanson qui illustrait mon fait d’arme de l’avant-veille après avoir fait boucher les entrées d’air qui nous étaient accessibles. Nous gagnâmes royalement, enfin impérialement, un probable degré de plus. Au propre comme au figuré nous tendions déjà tellement vers zéro, depuis quelques longues et nombreuses semaines, que cette unité de Celsius arrachée à la nuit et son souffle bleuissant ressemblait à la plus nécessaire des victoires. Une fois hilares, d’avoir re-beuglé leur création en français polytraumatisé par une demi-douzaine d’accents incompatibles, ils étaient mûrs pour passer de l’état de pions à celui de souvenirs dans ma vie.
“Et dans la san-gleu de son fusil ses pi-eds
se sont pris, le Jean-Denis du Doubs a roulé
au tréfonds su trou du cul d’la gran-de Russie…”
Ce nouveau statut, fait de prérogatives et de reconnaissance puisqu’ils me savaient un des leur depuis toujours, m’avait regonflé sans entamer mon intention d’abandonner ces bougres qui rentreraient de toute façon chez eux sur le trajet retour au fur et à mesure qu’ils passeraient à quelques dizaines de kilomètres de leur région d’origine. La mienne étant la plus éloignée, je devais donc partir le premier. Et avec les réserves de bouche… parce que… j’étais le seul à encore jouir de l’usage de toutes mes dents. L’avantage avec la lâcheté c’est qu’elle s’accommode de tout. C’est même là son essence originelle. Je leur dis, à la fin de leur chansonnette sur moi, que, puisque j’avais dormi au fonds de mon précipice pendant qu’ils se coltinaient les Cosaques, j’allais prendre seul le second tour de garde. En effet, une unique issue pouvait nous être fatale, il était donc inutile d’être vingt-cinq à s’agglutiner devant. Un suffirait à donner l’alarme. Plus à une veulerie près, je désignais le type le moins populaire pour prendre le premier tour. La perspective d’une nuit tiède sommeil en relative sécurité les emplit de joie et de gratitude à mon égard. Les cons.
Nous mangeâmes peu mais avec entrain au milieu d’un confort oublié depuis quelques mois. Depuis Moscou-sur-brasier exactement. J’expliquai, devant les autres, à la sentinelle désignée de ne pas rester comme un idiot devant l’ouverture de notre tas de charbon en planches. Elle devrait s’éloigner un peu afin de ne pas être une cible facile. C’était pour son bien… et ma fuite. Et il n’aurait pas à attendre d’être au bord de l’évanouissement avant de venir se réchauffer à l’intérieur et me chercher quand il serait épuisé et dispensé de tout le lendemain. La pastille, moins dure à avaler, lui arracha une grimace qui devait être un sourire à la fois embarrassé et débarrassé de ses dents de façade. Ils m’écoutèrent distiller mes premiers ordres et les comprirent et acceptèrent autant qu’ils s’en contrefichaient. Ils étaient tout à l’élaboration de leur couche collective chauffée à l’homme, les gros dessous, les petits dessus.
_ On fait qu’est-ce qu’on peut et qu’est-ce qu’on pue ! répéta huit fois un haricot sec à trogne carambolée épaté par sa trouvaille d’allitération.
Jamais aucun chef de guerre ne fut plus au milieu de ses hommes. Une mine patibulaire au nez blanc de gel me secouait par saccades énergiques. “Absence d’émail” opinait du bonnet avec obséquiosité à intervalles réguliers. Le souvenir de son haleine de dromadaire faisandé sur pied me serait une motivation supplémentaire pendant ma cavale nocturne. Je m’harnachais bien vite dans mon coin, planqué derrière une simili termitière qui avait dû être un tas de fumier avant les glaciations, et dissimulais les provisions dans mon dos pendant que l’ex-sentinelle s’allongeait à ma place et arrachait des râles aux strates du tas humain en les réfrigérant à nouveau.
Je ne battais plus le rappel que pour seize de mes défunts sur les… j’avais même oublié combien notre horde avait compté de têtes du temps de sa splendeur prussienne. J’eus un moment d’abattement furtif devant cette mémoire qui se délitait plus rapidement que je ne fuyais ce théâtre d’opérations et de dupes en total déliquescence. J’avais repéré dans la journée un abri primitif en pierres mal ajustées mais qui avait l’énorme avantage d’être discret et, de fait, derrière nous. Jamais ils n’auraient l’idée d’une évasion à rebours droit dans la gueule des loups. Peut-être me prendraient-ils pour un espion ? Cela expliquerait ma dérobade lors de la précédente bataille.
En deux heures de marche sous la lune, et dans la neige tassée de notre aller, mon retour fut aisé et furieusement paranoïaque. A tout moment je risquais de tomber sur un de nos amis ukrainiens marchant également dans nos traces de repli tactique à rallonge.
L’abri de pierre était une véritable glacière. J’allumais un feu invisible entre ces trois brise-vents de caillasses, une porte rudimentaire en rondins, lourde comme un cheval mort pas encore mangé, et un toit du même matériau. Je ne me dévêtais pas d’une pelure pourtant. Très vite l’appel de la nature se fit trop fort. Je ne me débarrassais pas non plus de mon barda pour aller poser les bases d’une amitié franco-russe. J’avais chaud partout pour la première fois depuis des mois. Je transpirais même un peu. C’était bon d’être libre, seul et porté à bonne température, la tête en ébullition.
Jean-Denis s’éloigna dans la nuit claire et s’accroupit. Réchauffé et pensant à son feu qu’il allait bientôt rejoindre, il en était à se demander quels vêtements civils il pourrait se confectionner avec son uniforme lorsqu’il mourut presque instantanément. Il ressentit d’abord une violente secousse qui ébranla jusqu’à son tréfonds. Il eut à peine songé qu’on lui avait tiré dans l’arrière-train quand il réalisa qu’il n’y avait pas eu de détonation. Il se redressa d’instinct en se retournant mais resta plié en deux par une douleur suraiguë irradiant dans son ventre et son dos. Le visage quasi parallèle au sol et bien que ne s’étant pas encore délivré de son fardeau, il vit une large tâche brune manger la neige. Courbé, la bouche ouverte, le pantalon sur les chevilles, il sentit un liquide chaud napper ses mollets. Il s’affaissa sur le flanc, les dessins de l’horreur et de l’incompréhension sur la face, et n’expira plus.
Par moins trente degrés Celsius, si vous n’avez pas le cigare au bord des lèvres, vous êtes en danger. En trente secondes son corps s’était vidé de trois litres et demi de sang. Il n’eut que le temps de revoir ses vingt-six compagnons d’arme, une jolie et douce Poméranienne, sa maison et ses parents et de leur sourire à tous.
L’endroit le plus vascularisé du corps humain, aussi appelé “anus”, explose lorsqu’il est “exposé” même brièvement à des températures si négativement extrêmes.
Cette fois-ci, il n’y eut personne pour chanter : “… pas mûr du mou, ce fut la fin du dur du Doubs”.
Conformément aux ordres, “Absence d’émail” fut dispensé de tout le lendemain puisque, privée de sentinelle, la grange ne comptait aucun survivant au matin.
Longue vie aux constipés!
· Il y a environ 14 ans ·yl5