Guitare
solisdesiderium
I.
Vingt-trois ans à faire son spectacle dans le métro. Depuis lors, seuls des grincements de wagon pour applaudissements. Du silence, coup de fil et cris, comme acclamations.
C'était ce que Vincent surnommait le silence. Le silence de l'humanité, grave et implacable ; incapable de se taire, se réfugiant dans un bruit de fond constant.
Discussion banale.
Vincent joue « Take Me Home » de John Denver.
Éternuements à répétitions.
Vincent joue « Smell Like Teen Spirit » de Nirvana.
Bagarre et insultes.
Vincent joue « 21 Guns » de Greenday.
Téléphone en haut-parleurs.
Vincent joue « Nothing Else Matter » de Metallica.
Le train s'arrête à une station. Une voix préenregistrée psalmodie.
Vincent psalmodie à son tour ; il demande pièces, billets et tickets restaurant à haute voix.
Le silence, le vrai, pas celui qu'a imposé l'ordre, mais celui de l'ignorance, celui de la gêne ; le silence se fait à nouveau.
Malgré tout, il y avait là, toujours, dans ce silence usuel, quelques généreuses bouilles qui se dissimulaient dans la foule. Ceux-là n'avaient pas écouté la musique, ils n'avaient pas apprécié les notes, leurs pieds n'avaient pas tapé sous l'effet du rythme. Non. Ces gens-là avaient remarqué les taches de crasses et les trous de cendre sur les vêtements de Vincent ; ils avaient observé ses chaussures grasses et charbonneuses puis leurs mains suaient quand ils s'imaginaient une vie similaire à la sienne.
Les généreux, c'était les sentimentales, ceux qui avait de la peine pour un rien et des larmes qui s'échappe pour tout.
Vincent en était fasciné. S'il avait été à leur place, comme il l'avait été autrefois, son argent serait resté bien au chaud dans le fond de sa poche, et cela sans hésitation. S'il n'avait pas été lui, il aurait enjambé le cadavre de n'importe quelles misérables, y compris le sien, et sa nuit ce serait déroulé comme toutes les autres.
« La générosité c'est bien… seulement quand on en profite. »
Vincent se fixait ce genre de règles. Juste pour survivre, ici-bas, comme tout le monde.
II.
Souvent, Vincent se demandait ce qui avait pu le mener jusqu'à maintenant.
Quels sont les événements cruciaux et les choix primordiaux qui lui avaient prédit son existence ?
Comment le temps avait-il pu passer aussi vite ?
Sa guitare à la main et l'allure fraîche, Vincent était jeune quand il a commencé à sillonner les wagons, couloirs de métro et autre sombre et étroit lieu où les gens passent, mais pas la police.
Désormais, sa guitare n'avait jamais quitté sa poitrine et son seul t-shirt de l'année avait l'empreinte de l'instrument marqué par l'usure et la sueur. Ses ongles, désormais, avaient perdu leur vitalité et étaient d'un noir charbonneux ; son nez, désormais, n'était plus lisse et blanc, mais granuleux et rouge ; ses cheveux et sa barbe, désormais, avaient blanchi et les poils s'y entremêlaient, se tressaient en de grossiers tubes de pilosité ; ses doigts cependant, avaient subi la seule amélioration : Vincent n'avait jamais été aussi vif avec les cordes trop vieilles de son instrument usé.
Il se souvenait.
Il se souvenait ce qui l'avait poussé à dormir sur le pavé, à prendre la route du ciel nocturne. Vincent s'en rappelle, et comme le souvenir revenait bondir sur ses cavités crâniennes, il relativisait sur sa situation. Parce que, finalement, il avait choisi par lui-même de devenir misérable.
Non pas que le récit qui l'ait mené à dormir dans la rue soit aussi dramatique qu'il puisse paraître. Bien au contraire. Une famille somme toute banale, aimante. Un travail à temps complet et durée indéterminé, si désiré par temps. Une copine, belle, drôle et légèrement folle ; affectueuse au possible. La tête pleine de projets. Le corps plein de vigueur. L'entourage plein d'amour. Mais la conscience en peine, comme plongée dans un lent naufrage ; l'eau à portée de vue, l'impact incertain.
Oh non, détrompez-vous ! Vincent ne pouvait rêver de mieux que ce qu'il avait déjà et il n'en voulait pas plus.
Il fallut que la rage s'y mêle. La haine. La colère. La frustration.
La rage de devenir un parfait salarié. La haine de se projeter un futur pré construit. La colère de ne pas être à la hauteur. La frustration d'être rentrée dans un moule tout en étant convaincu d'être unique.
Le lâche, il avait fui au-dehors.
Le lâche, sans prévenir personne.
Le lâche, ses proches le croyaient mort.
Le lâche, qui le pardonne ?
Vincent s'en accommodait. Il n'avait plus vraiment de famille ni de proches. Rose, sa copine, lui manquait parfois. Chaque fois que la sensation de solitude se faisait plus forte que le vin, il voulait lui écrire un message, puis le vieil homme se rappelait qu'une vingtaine d'années était passée sous sa barbe foisonnante, des milliers d'heures avaient filé en toute discrétion juste devant ses yeux gris. De toute manière, ce soir — comme tous les soirs —, Vincent dormait avec sa rage, alors il n'y avait plus d'autre place sous ses draps pour inviter qui que ce soit.
Le lâche, il s'était inventé un passé.
La lâche, il mentait à ceux qu'il venait de rencontrer.
Le lâche, il n'était même pas triste.
Le lâche, encore pire comme guitariste.
III.
Dans quelle ville était-il cette fois-là ?
Devant quelle boulangerie ?
Était-ce même une boulangerie ?
Dans un effort mental presque douloureux, Vincent essayait de se souvenir. Il était sûr de peu d'éléments concernant cette journée. Il était bien plus jeune, le souvenir commençait à lentement se tarir ; le jeune homme, enfoui sous la mémoire défaillante du vieil homme, peinait à se frayer un chemin.
Ah. Ça lui revenait.
Le sang imbibé d'alcool, la langue pâteuse et les yeux translucides, il mendiait allongé sur le bitume, accompagné d'une fidèle bouteille en plastique rempli de vin rouge.
Il lui semblait, à cette époque, qu'il se laissait mourir, dévoré par la liqueur.
Son état, à nouveau similaire à celui d'antan, n'aidait pas à se remémorer. Pourtant un doux portrait s'était gravé dans sa mémoire, les nerfs optiques comme brûlés à vif. Une femme. Non. Une déesse, si l'on employait les dires de Vincent. Son portrait était toujours aussi clair, plus encore que celui de sa mère ; il n'avait pas honte de le dire. C'était ce visage qui l'avait tiré à se remémorer de ces jours anciens. Ce visage salvateur.
Il se souvenait de son apparition mystique.
Détouré par le flou ambiant qu'inflige l'alcool a la vision, le visage de cette femme était entrée dans le monde de Vincent, entouré d'un halo impalpable, comme un messie, comme une apparition, comme une vierge biblique, comme une réconciliation.
Les traits du visage déformé par le dépit, la déception et sûrement un peu de colère ; Vincent avait trouvé sa beauté inchangée.
Dans quelle ville était-il cette fois-là ?
Quelle heure était-il ?
Comment cette femme avait traîné la masse bourrée qu'était Vincent jusqu'à ce qui semblait être chez elle ?
Oh ! Vincent ne savait pas ! Mais Vincent savait bien peu de choses, alors il ne se posait plus vraiment de questions. Il encaissait, constamment en position d'écoute ; sage et solide.
Le jeune homme qu'était Vincent à l'époque avait accueilli avec réconfort l'intérêt que lui portait l'inconnue. Pourtant, s'il y avait bien une question qu'il se posait sur le moment, allongé dans le canapé d'un d'autre, recouvert d'un toit chauffé, à profiter d'un confort oublié, Vincent se demandait ce que lui voulait cette femme.
Ce n'est pas la crasse, l'odeur ou la classe qui l'avait charmé, cela est sûr.
La guitare peut-être ? Un instrument attirant, si l'on en croit les rumeurs. Mais l'humain qui était accroché dessus en était aux antipodes de son élégance.
Et la pitié ou la générosité ne menait pas à de telles extrémités. Du moins, plus de nos jours.
Si c'était d'organes que la jolie fille avait besoin de prélever, Vincent aurait tout donné pour elle. Il se voyait déjà lui dire : « si je peux t'aider à fructifier ton commerce alors, soit, trucide moi, mon amour ». L'alcool parlait à sa place, mais Vincent un peu aussi.
Le misérable n'avait même pas entendu le son de sa voix, il n'avait pas non plus fait l'effort de connaître le moindre de ses attentions, mais qu'est-ce qu'elle était belle !
Enseveli sous la pourriture, on respecte bien plus la beauté que ce qu'elle mérite déjà.
La belle inconnue essayait de discuter. Vincent luttait pour comprendre les syllabes à travers ce sifflement assourdissant que son tympan lui infligeait.
Finalement, il s'était endormi avant d'avoir réussi à comprendre son prénom. La dernière image qu'il vit d'elle, c'était cette âme immensément bonne qui apposait une couverture moutonnée et propre sur la masse sale qu'était Vincent.
Le lendemain, l'inconnue avait disparu.
Vincent s'était éveillé dans le salon, à l'endroit précis où il s'était endormi la veille. Il avait immédiatement cherché sa nouvelle rencontre, impatient d'échanger avec elle ; son regard avait détaillé chaque détail qui constituait l'appartement dans lequel il se trouvait.
Les photos posées sur les meubles ne détaillaient aucun visage pareil à cette femme sublime. Juste de banales photos de familles. Vincent s'invita dans le réfrigérateur. Les portraits soutenus par des aimants multicolores ne présentaient que des bouilles d'enfants aux dents manquantes. Vincent s'incrusta dans la douche. Les shampoings fluorescents goût friandises n'avait pas la même odeur que la femme d'hier. Pas du tout.
En fait, il avait compris dès qu'il avait aperçu les photos de familles posées un peu partout. Les jouets parsemés dans l'appartement. Les paires de chaussures de différentes tailles qui jonchaient l'entrée.
La femme d'hier n'avait pas de famille, mais elle avait sûrement un vrai talent en crochetage.
Jusqu'à maintenant, une dizaine d'années plus tard peut-être, allongé sur un carton humide, recouvert par les fondations d'une station de métro, Vincent n'avait jamais revu cette femme ni compris ce qu'elle lui voulait.
Grâce à elle, cependant, Vincent eut la motivation de continuer. Continuer à vivre. Continuer à faire semblant d'apprécier de se lever chaque matin. Et jusqu'à ce soir, jusqu'à ce que son portrait revienne le hanter, il n'avait pas envisagé à nouveau de mourir.
Désormais, Vincent se rappelait que c'était le mal de vivre qui l'avait poussé à fuir sa famille, à se fuir lui-même. Il se souvenait qu'il n'avait plus la force, et qu'il n'était, en fait, jamais parvenu à l'avoir.
IV.
Cinq litres. Bouteille plastique en forme de baril. Produit couleur essence. Moins de dix euros. Le vin rouge Baricadell, rien de mieux pour tenir sa conscience à l'ombre toute une journée.
Il restait cinq euros à Vincent et heureusement pour lui, la mort ne lui en coûterait même pas deux.
Ah oui ! Ai-je oublié de vous le dire ?
Aujourd'hui, Vincent va mourir.
L'idée lui était venue alors qu'il admirait son visage vieilli dans un morceau de miroir brisé. Le reflet de ses yeux avait piégé les vrais, puis doucement, il ne se reconnaissait plus.
Ses pensées avaient évolué à peu près comme cela :
– Ma peau est bien détendue ces temps-ci
– Mes yeux sont bien gris en ce moment
– Qu'est ce qui définit l'homme que je suis ? L'organe qui se trouve à l'intérieur de mon crâne ou mon enveloppe corporelle ? Ou les deux ?
– Non. C'est bien mon cerveau qui est ce que je suis. Le reste n'est que machine sans volonté propre.
– Le corps peut être beau ou moche. Le cerveau lui se cache, on ne connaît pas sa vraie nature.
– Mon corps est vivant, je ne suis pas certain pour le reste.
– C'est mon cerveau qui est devenu machine, mon corps qui est devenu…
– Qu'est-ce que je suis ?
Le reflet rendait le portrait à Vincent. Puis le regard dans les yeux, le front près du front, le nez aplati contre le nez, il eut cette dernière pensée morbide, mais libératrice, qui lui traversa la conscience comme une minuscule flèche lancée à toute vitesse :
– Que je meurs. Libérons-moi une bonne fois pour toutes. Enfin.
Vincent était parti voler des habits neufs et du déodorant. Il lui fallait être présentable pour son rendez-vous avec la mort ; puis on ne faisait généralement pas confiance aux clochards dans les pharmacies.
Vous ai-je dit que Vincent allait mourir ?
Oui ?
Et bien, pour cela il avait besoin d'aller dans une pharmacie pour se procurer du Métaldone, sans ordonnance et à un prix dérisoire. On pouvait ensuite s'en servir, non pas pour soigner les problèmes de digestion, son usage principal, mais pour se donner la mort. Se suicider. Pour à peine deux euros, si l'on ne comptait pas le tonneau d'alcool qu'il fallait ingurgité pour préparer le cocktail mortel.
– Bonjour, je vous prendrai une boîte de Métaldone, s'il vous plaît.
Vincent avait fait l'effort de parler avec une allocution parfaite. C'est qu'il avait vraiment envie de mourir. Et hormis l'excessif usage de la bombe de déodorant et le piteux aspect général de son visage, le misérable paraissait plutôt crédible.
La vieille femme à l'odeur de médicaments qui le toisait de derrière son comptoir ne chercha pas à comprendre la situation ni à décrypter les intentions de l'homme visiblement en peine qui se tenait chancelant devant elle. Ce que la pharmacienne voulait, c'était que l'homme sale sorte de sa zone propre. Pharmacienne, pas psychologue, et encore moins assistante sociale, se disait-elle.
L'allure fière de l'homme fou impatient de monter sur la guillotine, Vincent détaillait de ses doigts épais la maigre boîte neuve qui traînait dans le fond de sa poche. Il avait maintenant la bave du serpent, l'urine du diable, caché sous une poubelle de la rue Hervé Claire ; et la grande faux détaillée en petites pilules blanches dans sa poche.
V.
Il restait un litre de Baricadell dans l'imposante bouteille en plastique et Vincent ne tenait plus debout. Il avait chuté sur une cagette remplie de bouteilles en verre vide et gisait maintenant, en se tortillant comme un insecte mourant, entre quelconque déchet odorant et morceaux de verre tranchant.
La main tremblotante, il sortit le paquet de Metaldone de sa poche, arracha la partie supérieure de l'emballage carton, puis fit coulisser une plaquette brillante et en retira la dizaine de comprimée piégée dans l'emballage en aluminium. Dans la tentative d'insérer l'intégralité de la dose en une seule bouchée, Vincent se manqua et fit tomber l'intégralité de son dernier espoir sur le sol pouilleux.
Désormais, il ramassait, non sans une grande difficulté, son butin éparpillé.
Une voix féminine derrière lui retentit. « Tu veux de l'aide, peut-être ? »
C'était elle. Cette odeur de fleurs qui perçait l'odeur de la pourriture. Il l'aurait reconnu au beau milieu d'une décharge publique ;
Vincent se retourna et le visage était là, à nouveau. Le vieil homme se retenu de pleurer, et maudissait le fait qu'il soit dans un état pitoyable chaque fois qu'il l'a rencontrait. » Pas bien mieux depuis la dernière fois, hein ? » Elle était aussi jeune que la dernière fois, se disait Vincent. « Tu as bien vieilli, toi, non ? » Pourquoi était-elle aussi jeune et fraîche qu'auparavant ? se demandait-il. « Alors comme ça, c'est pour aujourd'hui ? » Pourquoi n'arrivait-il pas à détailler son visage ? « Eh, c'est moi qui pose les questions, non ? » Vincent était toujours incapable de parler, c'était comme si elle était inatteignable, coincée dans une autre dimension. « Veux-tu que je t'aide ? » Un long sifflement harassait les tympans de Vincent, il regardait les pilules trempées dans la sueur de sa paume moite et les autres trempées dans de la sauce burger décomposée. D'ailleurs, le sifflement était tellement présent qu'il n'entendait plus l'inconnue.
Puis…
– Veux-tu que je t'aide ? répéta-t-elle.
Le silence se fit. Le sifflement avait cessé.
Vincent fixait la jeune femme dans le fond des pupilles. D'un simple mouvement de tête, il accepta l'aide en silence.
Elle s'abaissa avec douceur et dans une grâce inhumaine, ramassa les comprimés restants sur le sol. Il semblait à Vincent que sa main brillait de mille feux au milieu de ces déchets sombres et crasseux.
Ensuite, tout en accompagnant l'avant-bras de Vincent pour amener sa main remplie de pilules près de sa bouche, l'inconnue lui inséra les médicaments restant à la manière que le faisaient les Romains avec les grappes de raisin.
Cette jolie femme, rassurante, suicidait Vincent tout en lui susurrant quelques mots à l'oreille.
« Je n'avais… »
Le misérable avait avalé l'intégralité des comprimés blancs et meurtriers.
« Pas beaucoup plus… »
Le vieil homme ingurgita le reste de sa bouteille.
« D'espoir. »
Vincent s'endort.
Longue descente aux enfers , la musique poétique utilisée pour l'accompagner n'en cache pas moins la déshérence de certains êtres.
· Il y a plus d'un an ·dechainons-nous
Merci beaucoup d'avoir pris le temps de lire !
· Il y a plus d'un an ·solisdesiderium