Handicapable

Deborah Savadge

Au départ, c'était plutôt pour rire. Et on a ri. Un spectacle d'handicapés venus de Corée du Nord, ça ne se rate pas.

D'autant plus qu'on m'a toujours dit qu'il n'y avait pas d'handicapés en Corée du Nord, soit parce que c'était un des nombreux peuples élus, soit parce qu'ils étaient tous envoyés en camp de travail...

En guise de débat, le discours formaté d'un semi-dignitaire venu prêcher la bonne parole. Montrer que le pays agit pour les plus fragiles, reconnaître qu'il y a encore des progrès à faire, saluer toutes leurs actions menées avec des partenaires internationaux. Aucun pays ou association ne sera cité mais on peut imaginer l'envergure des partenariats juste en regardant autour de soi. Une salle sordide à l'Institut national des jeunes sourds, un public clairsemé où les représentants du régime venus s'entre surveiller sont plus nombreux que les vieux pervers fascinés venus se rincer l'œil.

Et puis le spectacle. Des enfants sourds qui dansent le sourire aux lèvres, un jeune aveugle qui joue à l'accordéon « ce soir on vous met le feu », une vieille en hanbok à paillettes qui gratte son kayagum.

Après les interludes musicaux, les jeunes danseurs reviennent, toujours sourds, pour nous raconter l'histoire de Blanche neige et les sept nains. Blanche neige, dans une robe Tati en polyester rayonne de bonheur et un des nains se met à faire du breakdance à l'arrivée de la méchante sorcière. Ils sont beaucoup plus joyeux avec Disney -le grand satan de ces chiens d'Américains- qu'ils ne l'étaient en tenues traditionnelles un peu plus tôt. Nous applaudissons beaucoup. Beaucoup trop. Nous applaudissons l'exotisme. Le côté surréaliste de cette soirée. Nous applaudissons la différence. Pas le handicap bien sûr, mais la moindre chose qui nous donnerait l'impression d'en savoir plus sur ce pays. En partant, quelqu'un dira « attends, je veux juste voir à quoi ressemble le buffet ». Et ce sera une grande déception de voir que le buffet ressemble à un buffet. Avec du vin et du Coca et des Chipsters. Mais le simple fait que les Chipsters aient été versés dans l'assiette par une manchote portant un pin's à l'effigie des Kim suffit à les rendre incontournables.

Je regarde les jeunes danser, souriants, heureux peut-être. Pour la première fois à Paris, peut-être aussi. Mais ce ne sont pas eux les plus curieux. Ce ne sont pas eux qui ont soif de découverte et d'aventure. C'est nous. Les voyeurs, c'est nous. Partis en vitesse du bureau pour ne pas en rater une miette. Un spectacle qu'on aurait refusé d'aller voir s'il avait été joué par nos propres enfants en fin d'année.

Le traducteur du discours d'introduction nous a expliqué que « 56 heures avaient été consommées pour venir de Pyongyang à Paris en avion ». Mais le déplacement le plus incompréhensible, c'est le notre, même s'il n'a pris qu'une demi-heure. Et les plus bizarres, ce ne sont pas eux qui déroulent leur petite routine. Les plus bizarres, c'est nous. Venus glaner, mi-moqueurs mi-fascinés, n'importe quelle anecdote qui nous permettra de briller devant les collègues le lendemain.

Et je regarde ces enfants danser, sauter, rire. Ils sont à Paris et sont aussi professionnels et entraînés que des champions olympiques est-allemands. Et quand nous applaudissons à tout rompre des sourds qui dansent sur une musique qu'ils n'entendront jamais, je ne souris plus.

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