Helas Vegas

laura-lanthrax

Je m'appelle Mercedes, il faut bien commencé par là, je suis mexicaine, je suis arrivée ici, à Végas, seule avec ma mère, plus exactement (et je veux être exacte) dans le ventre déjà rond de ma mère, trimballée comme d'autres dans la camionnette, sans ménagement aucun, jusque là, à Végas, pour y rejoindre un oncle et une tante qui avaient promis du travail. Ma mère n'avait pas hésité une seconde, d'abord parce qu'elle n'avait jamais voyagé et l'occasion était trop belle de quitter définitivement sa vie misérable d'alors, mais c'était l'occasion également, elle s'en doutait, de régler ce petit problème survenu après la nuit passée avec l'inconnu au bal du village cet été-là. Je ne connaîtrais jamais mon père. Si on n'avait pris aucune précaution avec ma mère pendant le voyage, c'est qu'elle n'avait rien dit sur son état, je n'existais pas et je ne devais jamais existé dans son esprit, elle réglerait ce problème à son arrivée, directement, imperturbablement. Après s'être renseignée, elle avait obtenu des informations sur les personnes à contacter sur place pour se débarrasser de moi. Les choses en décideraient autrement.

Je garde de ce voyage dans le ventre de ma mère un goût certain pour le mouvement et la danse, j'aime danser le soir, la nuit dans les boites de nuits de Végas, jusqu'au petit matin. Enfin c'est l'explication que j'ai trouvé pour justifier le fait que je ne tiens pas en place, qu'il faut que j'aille prendre l'air, même si je suis dehors, à fumer ma cigarette, en regardant le ciel de Vegas, révant d'être l'aigle volant au-dessus de ma tête, je suis voilà pour me définir une véritable fille de l'air léger.

La réalité des sables, c'est ainsi que je l'appelle, fut pour ma mère tout aussi misérable que celle abandonnée au Mexique. Mon oncle et ma tante ne sont pas comme je dirais des bienfaiteurs de l'humanité. Ils traitèrent ma mère comme une employée quelconque avec la sensation cependant qu'on l'a connaissait un peu, bien qu'ils ne l'avait jamais vu, ce qui représentait pour eux l'avantage de pouvoir lui demander plus facilement et arbitrairement les sales besognes, d'afficher les mines contrites d'usage tout en expliquant l'absence de choix réel à la contrainte imposée. Ma mère en oubliait son ventre, absorbée par les tâches quotidiennes qui consistaient pour la plupart à servir de femme à tout faire pour mon oncle et ma tante. Curieusement, l'arrivée quasi certaine d'un enfant, suggéré par l'arrondissement croissant du ventre de ma mère, ne semblait pas modifier l'attitude hostile de ma famille restreinte, à l'égard de cette dernière. Ils avaient pourtant décidé de me garder. Cette décision autoritaire était motivée par la stérilité du couple, ils n'avaient jamais pû avoir d'enfants, l'occasion qui se présentait était un don de Dieu, ils s'engageait à m'élever comme leur propre enfant, mais à la condition pour ma mère, quitte à me perdre, de poursuivre le travail quotidien, devenu semble-t-il indispensable au bon fonctionnement des activités familiales. Ma mère n'eut pas son mot à dire. Destinée à  disparaître ou à lutter pour ma survie, je n'étais plus un problème.

Je suis née à Végas et je me considère comme américaine même si tout chez moi trahit mon origine. J'ai finalement tenue bon moi aussi pour vivre mon rève américain.

J'ai grandi un peu au jour le jour, j'ai connu l'école un peu, j'ai refusé de parler espagnol et je ne m'adressait qu'en anglais à ma mère et aux autres, c'est ma petite vengeance ou ma petite revanche sur la vie. Ma mère ne l'a jamais accepté, encore moins mon oncle et ma tante. Mais c'est trop tard, je ne ferais pas l'effort, je n'ai jamais voulu d'une vie misérable moi aussi. On a pu dire que je suis belle et que j'avais l'avenir devant moi, j'ai longtemps cru qu'il n'en serait rien, car la beauté ne fait pas tout, à Végas comme ailleurs.

Ma mère a été remplacé quand j'avais 15 ans par une autre cousine venue du Mexique dont je n'avais jamais entendu parler, je peux dire que la famille s'agrandissait peu à peu. J'ai accompagné ma mère dans les hôtels du Strip faire les ménages, tâche maintenant autorisée pour elle et moi par mon oncle et ma tante.

Un jour, j'étais seule, ma mère était tombée malade, j'étais au Flamingo, je faisais le ménage en jetant un œil par la fenêtre car en faisant l'effort, on pouvait apercevoir les Flamands Roses du parc, il est entré à l'improviste, il avait oublié son attaché case ou un carnet, c'est confus dans mon esprit. Cet épisode de ma rencontre avec Lee je dois l'avouer est le seul épisode qui reste imprécis, j'imagine que c'est comme ça quand on devient amoureux, amoureuse, on ne garde que le meilleur, on oublie les détails et le passé, quelque chose commence ou recommence, et c'est cela qui compte dans notre petite mémoire victorieuse, la victoire du commencement. Je suis immédiatement tombée amoureuse de Lee. Il  est sorti puis quelques secondes plus tard il est à nouveau rentré dans la chambre pour me dévisager comme si il ne pouvait croire à ce qui lui était apparu la première fois. J'ai prononcé mon nom, Mercedes, il avait déjà envisagé de me renommer Nancy. Je changeais de nom et devenais Nancy pour Lee. Ainsi commença notre histoire, à Lee et à moi, Mercedes-Nancy, à Végas.

Je fis accepter à ma mère de m'appeler Nancy. Mon oncle et ma tante ne m'appelait que « fille » et ne changèrent pas leur habitude. Notre première nuit, à Lee et moi, se déroula après le spectacle de Marta Becket, à l'Amargosa Opera House, à Death Valley Jonction, tout ça est encore très précis dans mon esprit. Le spectacle m'avait ennuyé un peu et je ne sais pas ce que nous venions faire ici, aux premiers abords, mais c'était ma première nuit avec Lee, j'étais prête à tout, même à inventer des connaissances hasardeuses sur Marta et son théâtre. Lee adorait le théâtre et ne manquait jamais une représentation de Marta à Death Valley Jonction. On rentra aussitôt après la représentation sans qu'il eut prononcé une parole,  je m'endormis profondément pour une fois que j'avais la possibilité de me reposer vraiment.

Je découvris les néons du club à notre arrivée, rouges et jaunes, dans la nuit de Végas. Ils affichaient les caractères NANCYs BAR  au-dessus de ma tête et je me dis immédiatement, voilà ma fille, te voilà arrivée chez toi.

Lee m'a présenté aux autres filles. Elles s'appelaient toutes Nancy avec un numéro après. J'étais Nancy twenty-two. Les filles me ressemblaient mais nos origines différaient semble-t-il, je rejoignais le camp des mexicaines qui semblait sous-représentés. Je ne suis pas rentrée cette nuit là. J'ai mis encore quelque temps à envisager de ne plus rentrer les autres nuits, puis j'ai tiré un trait sur le passé, je ne suis pas retourné chez mon oncle et ma tante, ni au Flamingo, ni dans un quelconque autre hôtel, je me portais disparue. Ma mère aussi l'avait bien mérité.

J'aimais l'ambiance du bar, j'étais libre tout-à-coup, libre comme l'air, j'étais la favorite de Lee pour un certain temps, jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle fille, Nancy ten par exemple, qui remplaçait celle qui portait ce numéro auparavant et qui était partie se marier dans l'Arkansas avec un client du bar. En général, voilà comment cela se terminait, on finissait bien par accrocher un client, à le rendre addict à notre présence, et il nous proposait de partir, tout simplement, d'avoir une vie plus respectable. Lee était d'accord pour nous laisser partir, il voulait que ça tourne, et que les filles plus jeunes remplacent celles qui commençaient à défraîchir. J'ai refusé plusieurs offres, j'étais encore jeune et Lee ne me poussait pas à la porte, j'étais la seule qui appréciait ces escapades à l'Amargosa Opera House.

Nous organisions parfois de véritables orgies qui se terminaient tard au petit matin, voire encore plus tard. Je n'étais pas épuisé, j'aimais ce nouveau métier, plus lucratif et finalement moins dégradant. Lee nous emmenait aussi certaines fois dans le désert, nous prenions le bus, (nous, je veux dire toutes les filles, sans exception), et nous fêtions notre sortie dans un coin perdu loué pour l'occasion. Je me rappelle du grand canyon, de Hoover Dam ou bien encore de Death Valley en avril, les fleurs et la végétation surnaturelle, qui ne finirait pas de mourir carboniser les prochains jours d'été.

La vie se poursuivait à Végas, ni ma mère, ni mon oncle ni ma tante n'envisagèrent des recherches pour me retrouver. Je n'étais décidément plus un problème. Lee rencontrait parfois ma mère dans l'hôtel où il avait se habitudes, je n'avais pas été remplacé, elle effectuait seule le ménage des chambres d'un air résigné, il ne lui avait jamais parlé de moi. Un jour elle disparut elle aussi, morte de fatigue, j'avais lu l'encart dans le Vegas Chronicle. Puis ce fut le tour de Lee, mort lui aussi, abattu d'une balle dans la tête, à la sortie d'un casino, je n'ai jamais su le fin mot de l'histoire.

J'étais la plus vieille des filles maintenant. Je repris l'affaire de Lee assez naturellement. Je devenais la première femme à prendre en charge un club de filles à Vegas. J'étais devenue une femme d'affaire et ma grande expérience m'aida à en faire un club très réputé dans la zone noire. Je gardais le nom de NANCY's BAR mais j'autorisais les filles à garder leur vrai prénom.

Je suis devenue quelqu'un à Végas, j'ai des œuvres comme tout riche qui se respecte, je suis une femme respectée et aimée pour sa légendaire générosité envers les filles. Je continuerai jusqu'à ma mort. Je continue à me rendre aux représentations de l'Amargosa Opera House, en souvenir de Lee. Martha et moi sommes devenues amies. Le théâtre, c'est la vie, après toutes ces années, j'ai de la chance de ne pas être celle que je suis.

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