Humanisme et absurde
billy
réponse à Gisele sur la discussion du club Camus :
"Camus, plus actuel que jamais. N'est-ce pas l'heure de savoir trouver l'humanisme de l'absurde où règne ce monde ? N'y a-t-il pas aujourd'hui un devoir d'au-delà du désespoir ?"
Bonjour. À L'aide de ma petite culture philosophique, et de ma propre réflexion sur ce sujet, je nuancerai très fortement tes affirmations, voire je reformulerais certaines questions, qui me semblent basées sur des erreurs.
"L'existentialisme est un humanisme", comme le nom de l'oeuvre de Sartre, qui lui aussi dressait le portrait d'une vie sans sens déterminé à priori, mais qui affirmait que par cette prise de conscience l'homme s'en retrouvait quelque part plus "soucieux des autres". Pourquoi ?
Car je comprends que dans ce monde sans règles définies absolument (monde au sens premier, pas "société"), sans Bien ni Mal déterminés, tout homme a la même valeur que moi. C'est à dire aucune, puisque le principe des valeurs est d'être comparées entre elles. le système de valeurs (absolues toujours) est aboli.
L'homme n'est plus cet être à l'âme plus ou moins entachée selon ses actes et ses pensées, l'âme toute blanche ou l'âme toute noire, qui selon cette considération mérite ou ne mérite pas notre respect, notre attention. Bien sûr, il y a toujours des méchants et des gentils, mais les méchants ne méritent pas plus de coups que les gentils. En vertu de quoi le mériteraient-ils ? Puisque qu'aucune justice déterminée à priori de notre existence ne doit se faire respecter par notre billet, puisqu'aucun droit ni aucun devoir ne nous est imposé. "Pour l'homme absurde, il 'n'y a pas de coupable, mais seulement des responsables", a dit Camus. Fini le temps où on punissait celui qui avait fait du mal, parce qu'il était mauvais, habité par le Malin, et parce que selon la loi de Dieu, il méritait ce mal que nous-même nous lui infligions en retour.
Non, Chaque homme mérite la même chose, c'est à dire rien de spécial, sinon ce que nous choisissons de lui infliger. Et pas question pour guider nos choix de nous reposer sur une quelconque morale...puisqu'on vous dit qu'elle n'existe pas !
Ainsi, Chaque homme a à priori les mêmes droits et devoirs, c'est-à-dire aucun droit et aucun devoir! sinon ceux qu'on va leur donner en bâtissant une société ! : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits." ça vous rappelle pas quelque chose ? Un exemple d'humanisme, non ? Chaque homme quel qu'il soit sera donc abordé par l'homme absurde comme un autre homme, avec sa liberté de choisir, sa liberté de se tromper aussi. Il n'est plus le Bien, ou le Mal, mais une conscience, comme moi, et je me sens à la fois proche et séparé d'eux par ce savoir.
En cela, l'existentialisme, où l'absurde comme tu l'appelles, chère Gisele, est en effet un "humanisme". Je suis convaincu que l'homme absurde respecte plus les hommes que tout autre, avec tout le flou qui peut résider dans ce terme de respect.
En revanche, l'exposé de tes question, cela dit très intéressantes, me laisse un goût amer dans la bouche, parce que j'ai l'impression que tu as une fausse idée : l'humanisme se trouve dans l'absurde (cela, oui!) mais en plus se "cherche" dans l'absurde. Et même, Il DOIT être trouvé... Non.
Tout d'abord, l'absurde est une prise de conscience individuelle et un sentiment. Ce n'est en aucun cas l'état des lieux d'une société en perdition, comme on a pu nous le faire croire ces temps-ci. Peut-être les catastrophes contemporaines peuvent nous heurter et nous faire accéder à la prise de conscience absurde, mais en aucun cas notre monde n'est plus absurde qu'il y a deux siècles, et qu'il y a 3 millions d'années. Le sentiment absurde est basé sur la vérité selon laquelle notre vie n'a pas de sens. Ainsi l'idée de "chercher" l'humanisme, qui est un principe ACTIF, qui pouvait être envisageable si l'absurde avait été "une société horrible", se retrouve beaucoup plus compliquée à réaliser si l'absurde est un sentiment et/ou une prise de conscience, action passive. On est touché par une vérité, on ne Veut pas savoir une vérité, ou alors nous sommes dans la croyance.
De deux choses l'une, soit nous avons la conscience absurde (ce qui je le répète n'est pas un choix, et ne résulte d'aucune volonté de quête morale, mais une prise de conscience d'une vérité), et dans ce cas nous voilà humaniste au sens sartrien par la force des choses. C'est pourquoi l'idée de « chercher » l'humanisme dans l'absurde est impensable, car l'absurde est déjà un sentiment humaniste à la base (Et c'est pourquoi l'idée de « dépasser l'absurde » m'a toujours semblée vide de sens). L'absurde est là, avec son humanisme, certes, mais il est là, il s'impose, point.
Soit nous n'avons pas la conscience absurde, dans ce cas nous ne sommes pas humanistes au sens Sartrien. Mais dans ce cas la recherche d'un humanisme ne sera pas du tout le vecteur d'une prise de conscience absurde, car rien d'autre ne motivera une prise de conscience absurde que la recherche de la vérité! Vous voulez être un homme absurde pour être moral ? Allons bon ! C'est complètement paradoxal ! Le premier principe de l'homme absurde, c'est qu'il n'y a pas de principes, et donc pas de moral. L'homme absurde n'est pas humaniste par choix, il l'est parce qu'il ne peut pas faire autrement ! Une société sans valeurs lui est imposée, et bien voyons comment vivre là-dedans, c'est ça l'absurde (On a dit un jour à Camus «On dit de vous que vous êtes moral», et lui de répondre « eh bien on ferait bien de me relire car je ne le suis pas du tout.»). La préoccupation morale est la dernière, et je dis bien la dernière préoccupation de l'homme absurde ! En cela l'absurde est opposé à la religion qu'on peut rejoindre justement par volonté d'avoir des règles prédéfinies, et d'être un être moral. On peut atteindre une religion en cherchant la morale, on ne peut pas atteindre l'absurde en cherchant un humanisme. Laissons donc cette idée de « recherche » d'humanisme, complétement incompatible avec l'absurde.
Et je ne sais pas s'il est besoin de préciser que bien sûr l'idée de « devoir » d'humanisme est encore plus incompatible avec cette philosophie. L'homme absurde n'a pas de devoirs. Point. L'homme absurde ne peut ni ne doit donc chercher l'humanisme.
Nous voilà d'un côté avec un humanisme certain de l'absurde, de l'autre une impossibilité d'atteindre cette humanisme par la volonté. Une contradiction qui n'en est pas une : elle replace l'indifférence au centre de la philosophie absurde. L'homme absurde, bien qu'humaniste, se fout complétement de la morale.
On peut comprendre ainsi en quoi les tentatives de politiser l'existentialisme ont échoué. Dans «l'existentialisme est un humanisme», Sartre fait la « pub » de l'existentialisme, affirmant qu'il permettra de créer des sociétés meilleures. C 'était oublier que l'absurde...ne se commande pas.
Si vous avez des critiques, je suis plus que preneur. Notamment sur la notion de « dépasser l'absurde », que je n'ai jamais comprise.
Camus est un existentialiste humaniste qui s'en défend, Sartre est un existentialiste qui se revendique humaniste sans l'être (je pense). Pour dépasser l'absurde, lire (et comprendre surtout) ce que Nietzsche a pu écrire sur "Der Übermensch", en annexe également, un peu de Boris Vian, histoire de se remettre de Nietzsche (une gorgée de chaque).
· Il y a plus de 14 ans ·.