Hurlus ou Berlue, dans sa famille

koss-ultane

                                                 Hurlus ou Berlue, dans sa famille

     _ Mais pourquoi m’avez-vous donc tiré une balle dans la tête ? demanda le caporal en s’arrêtant à l’aplomb d’une tanche de belle taille.

     _ Pour avoir enfin un observateur avec un peu de plomb dans la caboche ?! répondit l’équivoque lieutenant en soulevant un sourcil faussement interrogateur.

     Les deux uniformes s’esclaffèrent en reprenant le fil de leur marche sur l’eau du petit lac non loin du manoir.

     Beaucoup parlent du décollage et de l’atterrissage mais le plus embêtant, parfois, dans un raid aérien, avec l’aller, c’est le retour.

     Il revînt le lendemain, s’asseoir avec ses compagnons d’arme dans le parc autour du manoir où ils avaient tous été soignés, débarrassé de ses cannes. Ils rirent beaucoup de sa mésaventure.

     _ Depuis l’affaire du courrier de Lyon, il faut croire que le sort devait une vie nouvelle aux Lesurques, ironisa-t-il plaisamment auprès de ses semblables. Ripont était là avec à la main une de ces orangeades dont il était si friand.

     _ Je savais que je n’aurai jamais dû vous tourner le dos, china-t-il la moustache safranée de plaisir.

     Ripont était mon mécano mitrailleur comme “la lune était la nuit”. Cette citation, pour le moins absconse, du Capitaine Frémont, notre as, devait sans doute signifier que nous étions unis, aussi différents qu’inséparables. Nous ferraillâmes durement et à maintes reprises ce jour-là. Nous abattîmes un des leurs et furent endommagés juste ce qu’il faut pour faire frémir les dames et nous-mêmes sur le coup. Les différentes escarmouches et autres duels vomitifs nous avaient égaré profondément en territoire hostile. Je mimai à Ripont que nous étions en situation de prisonniers potentiels si nous ne trouvions pas un miraculeux puits de pétrole afin de regagner nos lignes. Oui, je sais, je suis fort en mime. Il me fit signe de descendre sous le plancher brumeux afin de jeter un cil sur notre position puis m’indiqua un azimut d’un geste auguste qui ne souffrait aucune discussion. Lorsque je lui singeais que nous allions commencer à manquer de coco et allais nous faire atterrir dans le champ vert sur le plateau droit devant, il me gesticula de plutôt exercer mon art dans le marron qui le jouxtait. Superstition ? Dégoût des couleurs vives ? J’obtempérai. Là, au bout du labour, une modeste masure nous attendait. Un couple de vieilles gens en sortit au bruit de notre moteur ratatouillant ses derniers décilitres de carburant. Je fus très surpris de leur enthousiasme à notre égard. Au moins n’étions-nous pas en Allemagne. A peine eurent-ils aperçu le lapin vengeur dessiné sur le fuselage qu’ils levèrent les bras au ciel. Nous prenaient-ils pour un quelconque service aérien de ravitaillement en râble et gibelotte par ces temps de disette ? Je coupais le moteur que déjà Ripont gambadait vers eux. Ils s’enlacèrent puis le vieil homme couru aussi vite qu’il le pût vers un tas de branches et de pierres disparates qui servait d’appentis à la triste demeure. Il en revint avec un petit bidon de carburant pendant que je saluais la Dame.

     _ Mes parents ! tonna Ripont dix fois trop fort avec une irrépressible poussée de satisfaction, les oreilles encore assourdies de nos décibels passés. On vient d’abattre un boche ! explosa-t-il à la suite dans un rire tapageur sans me laisser en placer une.

     Les vieux pleuraient de bonheur de revoir leur petit, ravis de la nouvelle en sus. Ripont attrapa le bidon et marcha vers l’aéroplane, nous suivîmes en cortège. Il remplit notre réservoir, enfin vida le bidon, et le rendit fier comme s’il venait de passer caporal-chef dans l’instant. Réservoir dont on put constater qu’il était à peu près le seul élément non perforé, avec nous-mêmes, de notre vaillant Salmson. Le seul point positif de ces aérations sauvages était l’évident gain de poids. Nous devions avoir perdu pas loin de cinq pour cent de nos mil-trois-cent-quarante kilogrammes initiaux. Métal, bois et toile de lin avaient souffert de concert et pendaient de-ci de-là. J’évitai de faire un inventaire trop poussé des dégâts qui aurait probablement sapé mes dernières volontés de décollage en milieu fangeux. Nous saluâmes la famille Ripont et je repartis avec le rejeton gonflé à bloc et amusé de ce coup du sort qui l’avait fait revoir ses géniteurs de façon impromptue.

     _ Et si jamais un Boche tombe dans le champ ! Finissez-le à coup de bêche ! De la bêche pour les Boches ! tonitrua mon fiston Ripont en enjambant son poste d’observation photographique.

     La chevalerie des aviateurs venait d’en prendre un méchant coup sur le cabochon. Je me tus, ne voulant pas casser l’ambiance festive. Un petit verre de prune incendiaire derrière les médailles et nous décollâmes comme des bouses séchées au cul d’une carriole, en crabe, vent de côté, escortés de craquements effrayants heureusement vite couverts par le ronflement de notre moteur Canton-Unné qui, bien qu’aillé de quelques gousses de plomb fritz, tournait rond et tenait bon.

     Nos vols généraient toujours des fous rires rétrospectifs car les deux postes étaient très éloignés l’un de l’autre et dos à dos sur notre appareil chéri. Ceci faisait que nous ne nous comprenions qu’une fois sur quatre lorsque le mitrailleur observateur photographe mécano voulait bien prendre le risque insensé de se lever en plein ciel, se retourner puis s’allonger sur le fuselage entre les deux sièges pour hurler son message bref à l’oreille de son pilote. A cent quatre-vingt-cinq kilomètres par heure avec le vent qui siffle, le moteur qui ronronne ou crachote, les mitrailleuses qui crépitent et le cœur qui palpite dans les oreilles un “Tiens ! Voici un frisé !” se transforme vite en “Viens ! J’ai envie de pissé !” et un “Eh ! Des Boches à trois heures !” en “Elle est moche ta sœur !” toujours interloquant à l’engagement d’un mortel combat aérien mais fort distrayant, voire un peu embarrassant, au moment de la rédaction des rapports d’après mission.

     Le lieutenant Nivelle, un con, qui pilotait aussi, flanqué de son avorton de cousin, autre con, mais protégés parce que de la grande famille des Nivelle, généraux et autres esprits forts, avait fanfaronné partout qu’il avait mis au point un moyen de communication infaillible reliant les deux postes, ou plutôt les deux personnels, sur les Salmson. Un ingénieux système de câbles métalliques, enroulés autour des cols des deux hommes, avec carnets et crayons intégrés pendant à chaque extrémité, leur permettaient de griffonner quelques mots puis de tirer sur les dits-câbles, ainsi les calepins changeaient-ils de propriétaire. L’autre pouvait de cette façon lire la prose aérienne de son compagnon d’infortune et y répondre si l’envie lui prenait de lâcher le manche à balai ou à mitrailler. Afin d’éprouver son système devant l’escadrille au grand complet, et par souci d’équité, il demanda à notre chef, et as, le capitaine Frémont, d’écrire une suite de manœuvres et un message d’urgence sur le carnet de son cousin minus que celui-ci ferait parvenir par le biais de ces câbles magiques à son pilote de con de Nivelle. Notre chef de groupe s’exécuta. Une fois dos à dos dans leurs habitacles respectifs notre capitaine accrocha donc le calepin dûment rempli autour du col câblé de l’observateur démonstrateur. Nivelle décolla comme un étron ne le ferait pas sans rougir puis une fois en l’air passa et repassa à trente mètres au-dessus de la piste afin de nous prendre à témoin. Le petit carnet voleta comme prédit le long du fuselage d’arrière en avant à la force des bras du mécano-sulfateur. Le génial inventeur en prit connaissance en rasant la cime des arbres en bout de piste puis exécuta quelques manœuvres pré-écrites par notre as à l’intention de notre deux de pique. Quand vint le message d’urgence : Vickers enrayée. Afin de faire semblant de manière ostentatoire, sinon réaliste, de tripatouiller sa mitrailleuse, Nivelle se dressa d’un bond altier et rageur dans son poste ce qui étrangla son parent à distance derrière lui en le tirant violemment en arrière hors de son siège dès lors que les deux hommes étaient reliés l’un à l’autre. Extrait du fuselage et plongé dans le vide, ce dernier se retrouvait strangulé et pendu au seul cou de son pilote désormais. Les câbles métalliques étant très résistants, le con Nivelle demeura donc debout, quelques instants encore, mi-cueilleur aux reins brisés mi-molosse contrariant garrotté par sa laisse, courbé dans son poste de pilotage à lutter contre la gravité, de son état mental, et le lest familial. Penché du côté où il allait fatalement se casser la gueule, il suivit bientôt son semi-consanguin en une chute mortelle de trente mètres dans une ultime ronde harmonieuse à deux en plein ciel avant d’éclater comme la paire de courges mures qu’ils étaient sur le sol du terrain d’aviation. Exceptés le double “spletch ! spletch !” des corps s’incrustant en croûte terrestre et le decrescendo du moteur s’éloignant, tout ceci se déroula dans un silence de morgue. La nôtre évidemment, celle d’une douzaine de braves types qui se voyaient débarrassés d’une paire de connards par le sort que ces deux empêchés du bulbe avaient eux-mêmes convoqués. Le capitaine Frémont ne broncha pas. Nous regardâmes un temps l’avion perdu voler seul vers les lignes ennemies. Puis, se gantant et regardant les cieux en essayant d’y deviner les intempéries de ces jours prochains, notre as lâcha, froid : “Pas de messe !” Sous-entendu pour les cons. Enfin c’est comme cela que je l’ai compris. Les conversations reprirent là où elles s’étaient arrêtées l’espace d’un meeting aérien débilitant. A peine furent fredonnées entre les dents des plus mélomanes les premières mesures de notre hymne officieux : “Un, mon Nivelle est plus couillon qu’une manivelle, deux, si disert qu’il répond à un appel d’air, et cetera et cetera…” La version officielle entérina le fait que Nivelle avait tenté de sauver son trop curieux observateur accroché au fuselage et l’imbécile avait entraîné son héros de pilote en une fin tragique. Quoi avouer de plus sans piétiner inutilement la nichée de buses qui avaient, depuis toujours, servi d’aigles patriarcaux à cette famille doublement meurtrie ?

     De cette journée risible entre toutes naquit la légende de l’avion fantôme dans les lignes allemandes. Un Salmson 2A.2 frappé des armes Nivelle, trois fleurs de lys d’or sur fond de dentelle de Tulle, voleta plusieurs minutes au-dessus des lignes fridolines avant d’être mollement abattu. Les “mange-boue” tudesques qui se précipitèrent pour capturer d’éventuels survivants du crash en furent quittes pour une belle peur et une porte ouverte sur les élucubrations les plus fantaisistes pour ce que la guerre allait leur laisser d’espérance de vie. D’un mystérieux mal de l’altitude, nouveau chant des sirènes, qui faisait que les aviateurs étaient pris d’une irrépressible envie de sauter par-dessus bord jusqu’à l’évident aigle prussien qui arrachait de ses serres surpuissantes les épouvantés et sanglotants équipages de la triple-entente à leurs appareils en plein vol, un large éventail de contes frisous fut sensé remonter le moral de l’envahissant doryphore.

     Le jour de la cérémonie funeste aucun de nous n’était au nombre des rampants. De notre unité, seul l’Adjudant Marchanpier, nouvellement affecté en remplacement du prix Nobel, assista à la cérémonie “Nivelle and Con” par pure malchance. Il dut feindre un sanglot afin de masquer un rire au moment du panégyrique lorsque les mots “très attachés l’un à l’autre” furent prononcés par un pauvre imbécile qui n’avait évidemment aucune idée de comment les cucurbitacées Nivelle et cousin s’étaient talées et étalées sur le vache plancher.

     L’état de notre Salmson sur le retour, et nous avec, se dégradait à chaque brise. La bien nommée. Ce n’était plus une machine de guerre aux mains d’un chevalier du ciel sanguinaire et résolu mais une léproserie volante perdant morceau après morceau entre les mains d’un tortionnaire timoré. Un premier passage au-dessus du terrain d’aviation me fit comprendre que nous étions attendus impatiemment. Ripont ne vociférait plus rien comme d’habitude lorsque cela se tendait un peu. J’ajustai le vent dans le nez de mon épave flottante ballottée par nos propres remous générés par deux paires d’ailes plus ajourées qu’entoilées désormais et descendis vers la terre brune dont on faisait les enterrements. Blanc crème au plafond, blanc gris au mur, blanc éclatant de lumière solaire sur les draps de mon lit comme sur celui de mon vis-à-vis. Je ne leur dis plus mais je les vois, les entends et converse avec eux à toute heure du jour ou de la nuit. Je me retape, je fais de la viande, personne ne me parle de Ripont mais je sais que lui s’en est sorti mieux que mes jambes. Je souris de toute cette compagnie privative. Les endroits les plus déserts du parc, autour du manoir dans lequel nous sommes soignés, sont les plus achalandés en amis de toute sorte. J’y ai retrouvé Blattet qui avait obtenu son brevet en même temps que moi à Avord. On m’avait dit qu’il avait disparu avec son Breguet mais il est là et en bonne forme. D’ailleurs pourquoi ne repartent-ils pas ? La guerre serait-elle gagnée ? J’ai narré notre illustre chevauchée avant notre perfectible atterrissage à l’officier du service de santé. Il m’a écouté attentivement avec un drôle de petit sourire complaisant en coin. Je lui aurais fait bouffer son monocle à ce vieil abruti, apparemment aussi sceptique qu’une fosse, si je n’avais éparpillé mes guiboles par mégarde quelques semaines auparavant !

     Le sept février mil-neuf-cent-dix-huit, le Salmson du lieutenant Lesurques et de son observateur, le caporal Ripont, s’écrasa de retour de mission de photographie et bombardement des positions ennemies, coûtant la vie à ce dernier. Les clichés et témoignages au sol attestèrent qu’ils étaient allés loin dans les lignes allemandes, avaient abattu un chasseur prusco, et étaient revenus comme ils avaient pu à bord d’un appareil incroyablement endommagé. Ce qui était la qualité première des Salmson, avions sans autres grands atouts majeurs sinon l’entêtement à voler en pièces détachées. L’épisode du ravitaillement derrière les lignes ennemies dans le champ de la famille Ripont était impossible puisque la commune de Hurlus sur le plateau, où ils auraient atterri, se trouvait derrière les lignes françaises depuis toujours et n’existait plus depuis longtemps. Les tous premiers pilonnages intensifs de l’artillerie allemande en septembre mil-neuf-cent-quatorze l’avaient réduit à l’état de traces et de souvenirs. Les premiers obus y avaient même tué les parents Ripont devant leur modeste maison. C’est dire si les déclarations du pilote survivant étaient sujettes à caution. De plus, à l’étude minutieuse de la dépouille abîmée du mécano mitrailleur, juste après la tentative désespérée d’atterrissage de son pilote, on constata que Ripont était trépassé depuis de longues heures déjà. Mortellement blessé d’une balle dans le cou. Probablement lors du duel aérien au premier tiers de leur périple. Et pourtant, on soumit plusieurs jeux de photographies de familles au lieutenant blessé qui désigna sans hésiter les Ripont qu’il n’avait jamais vu puisque rencontré leur fils, déjà orphelin, en mil-neuf-cent-quinze. Unique portrait de famille subsistant, depuis le déluge fer et feu sur la demeure familiale, que Ripont avait confié au soin de sa tante du Quercy dès mil-neuf-cent-quatorze afin qu’il ne fût pas perdu avec lui si un nouveau malheur survenait. Hélas ! Il avait été aussi prouvé maladroitement par tous les hommes de l’escadrille qu’il était impossible de survoler la zone couverte par Lesurque et Ripont ce jour-là avec un seul plein de carburant, leurs photographies en faisaient foi. C’est pourquoi, suite à une nouvelle narration enthousiaste de son récit devant une cour militaire, Lesurques fût convaincu d’intelligence avec l’ennemi et, ne tenant toujours pas bien debout tout seul, passé par les armes sanglé à un brancard planté tout droit dans la terre brune qui l’avait vu survivre à leur dernière rencontre. Dans le doute, le nom d’Anatole Ripont n’apparu jamais sur aucun monument aux morts. La disparition pure et simple de son village facilita l’application de cette épineuse et secrète circulaire administrative. Le félicité, miraculé, dégradé puis fusillé Lesurques ne fut jamais réhabilité.

     Pourtant il revînt le lendemain, s’asseoir avec ses compagnons d’arme dans le parc autour du manoir où ils avaient tous été soignés, débarrassé de ses cannes et cicatrices. Ils rirent beaucoup de sa mésaventure.

     _ Depuis l’affaire du courrier de Lyon, il faut que croire que le sort devait une vie nouvelle aux Lesurques, ironisa-t-il plaisamment auprès de ses semblables.

     Ripont était là avec à la main une de ces orangeades dont il était si friand.

     _ Je savais que je n’aurai jamais dû vous tourner le dos, china-t-il la moustache safranée de plaisir.

     Un peu plus loin, il reconnu Blattet et Guynemer discutant avec un vieil homme volubile qui, de dos, semblait leur mimer un improbable passage de relais avec un bidon fatigué entre les mains.

     Le mot “binôme” a été inventé afin de répondre à la sempiternelle question : “Qui y a-t-il de plus con qu’un militaire ?”. Poussez l’impudence à en réunir plusieurs et baptisez-les “tribunaux” et vous n’aurez plus seulement des exemples de victimes des sommets de la bêtise humaine mais, pire, des victimes uniquement pour l’exemple. Lorsque l’on n’a ni compétence ni autorité, on terrorise pour arracher un semblant de respect. C’est l’argument des faiblards de la tronche depuis la nuit des temps. Comme si “justice de force et démonstration de farce” pouvaient être synonymes. Une exécution rend tout le monde plus efficacement courageux et intelligent. Autant qu’une réhabilitation ramène à la vie. C’est bien connu. Est-ce de vivre déguisés en permanence qui a tant donné le goût des parodies aux militaires ?

“Afin de survivre à un conflit, le tout n’est pas de tuer l’ennemi avant qu’il ne vous tue, encore faut-il échapper aux siens”.

Jules C., empereur de Rome

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