I. Les Larmes d'Océane. [PROLOGUE]
Léonardo Di Carpaccio
La Croqueuse de Ciel.
Melba n'a rien d'ordinaire, même pour un Ange. Bien malgré elle, elle en fait voir de toutes les couleurs à ses confrères. En effet, elle est boulimique, et cela pose un énorme problème : dominée par ses pulsions et son besoin viscéral de manger, elle a commencé à croquer dans les nuages, creusant de nombreux cratères dans le Ciel. Et voilà que ses compagnons de fortune ne sont plus capables d'éviter tous les trous formés dans les nuages et tombent sur Terre. Le Ciel n'est plus un lieu sûr et paisible, et Adam, l'Ange Originel, décide de renvoyer Melba sur Terre pour lui permettre de se soigner et de réparer ses fautes.
Tome I : Les Larmes d'Océane.
Prologue.
J'ai toujours été fascinée par le Ciel : je pourrais passer mille ans à m'émerveiller en l'observant, le regard nébuleux, sans jamais me lasser. Souvent, dans ces instants qui m'invitent à trouver la paix intérieure, je médite. Toutes sortes de questions me passent par la tête : est-ce que les pingouins ont des genoux ? qui est venu en premier, de l'œuf ou de la poule ? et de la graine ou de la fleur ? les loups, les chiens et les renards sont-ils frères, ou bien cousins ?
Si j'avais les réponses à ces questions qui me turlupinent, mon quotidien ne serait en rien changé, et d'autres viendraient aussitôt me torturer l'esprit à leur tour. Et pourtant, j'aimerais avoir toutes les réponses à ces interrogations inutiles mais que je me pose tout de même, comme si elles exerçaient un irrésistible attrait sur moi.
La plus essentielle à mes yeux concerne les deux choses qui me fascinent le plus au monde : le Ciel et les Humains, que je ne comprends pas malgré tous mes efforts. Que voient-ils quand ils regardent le Ciel ? Imaginent-ils un seul instant que des êtres y vivent tout comme eux peuplent la Terre, et que ceux-ci ne sont pas une pure invention destinée à les divertir par des œuvres d'art, cinématographiques, théâtrales et littéraires ? Peuvent-ils, à défaut de voir le Ciel et les individus qui le peuplent, le concevoir comme un lieu de vie tout comme l'est la Terre ? Ils n'ont pas l'Anaya, aussi appelée « œil fraternel » une pierre ronde, lisse et scintillante qui est à la place du cœur et permet aux défunts et aux Anges de voir leurs confrères : sont-ils tous pour autant incrédules et autocentrés, à se croire les seuls dans l'Univers ?
Là où leurs yeux repèrent des traînées blanches laissées par des avions, voient-ils seulement une occasion de faire un vœu ? Ne pourraient-ils donc pas me croire si je leur disais que ce sont des ruelles, plus ou moins sinueuses ou pentues ? Marchant sous cette immensité sans jamais vraiment la contempler ou même y penser, exceptés les artistes flânant en quête d'inspiration, ne pourraient-ils donc pas croire que ce Ciel insignifiant voire pâle, fade, délavé et sans vie pour certains, représente pour moi la vie et la civilisation, comme la planète Terre l'est pour eux ?
Dans chaque parcelle de Ciel, je vois une âme ailée qui a élu domicile dans les Hauteurs. Dans chaque parcelle de Ciel, je vois des rues plus ou moins bien éclairées et énergiques. Dans chaque parcelle de Ciel, je vois votre Wall Street, vos campagnes isolées et vos villes étudiantes. Le Ciel est pour moi la vie avec un grand c.
Même mes confrères me croient folle et me trouvent étrange. Pourtant, nous existons bel et bien et vivons réellement dans le Ciel. Nous sommes ce que l'on appelle des Anges. Moi, je m'appelle Melba. Je suis un Ange tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Seuls mon nom, mon surnom et mon défaut dévastateur (qui m'a d'ailleurs valu mon fichu surnom) me différencient des autres Anges. Je m'appelle Melba parce que, petite rousse aux yeux verts, j'ai un fabuleux teint de pêche à faire pâlir les autres Anges, mais surtout parce que j'ai hérité du pire des défauts selon moi. Ce dernier cause la perte de nombre d'innocents. Qui donc a décrété que les Anges sont parfaits et ne présentent aucun vice, aucune tare, aucun défaut ? Qu'on lui lave la bouche avec du savon, et qu'on lui coupe la langue s'il recommence ! La Perfection n'existe pas, même chez nous !
Mon défaut à moi est en vérité une maladie, un trouble alimentaire, plus précisément : je suis boulimique. C'est plus fort que moi : j'engloutis tout ce que j'ai sous la main... Je ne peux vraiment pas m'en empêcher !
Un jour, Adam, l'ange Originel, chef de tous les Anges, a retiré tout ce qui était susceptible d'être mangé autour de moi. Le besoin viscéral de manger me tordait les entrailles. En désespoir de cause, j'ai croqué dans notre sol, les nuages. Une substance laiteuse, cotonneuse et emplie de douceur a envahi ma bouche. Je n'avais jamais rien goûté d'aussi délicieux ! Je ne pouvais plus m'arrêter : c'était si bon... Je croulais sous une exquise explosion de saveurs et mes papilles criaient d'extase.
Pour la première fois, j'avais créé un cratère dans le sol, que mon désir insatiable de manger élargissait toujours plus. Pour la première fois aussi, un Ange s'était alors retrouvé piégé sur Terre par ma faute. Comme si cela ne suffisait pas que, chaque jour, des avions fauchent certains de nos compagnons de fortune et les fassent chuter sur la Terre, il fallait en plus que je m'en mêle et que d'autres tombent dans les cratères créés par ma boulimie !
Très vite, la situation devint désespérée. Adam avait eu beau remettre tout en place autour de moi, plus rien ne pouvait détourner mon attention de cette substance merveilleusement obsédante que sont les nuages. Au plus grand malheur de tous, ma réputation ne fut plus à faire et l'on me surnomma rapidement « La Croqueuse de Ciel ». Chacun avait sans cesse la peur au ventre. « Et si j'étais le prochain... » était la phrase qui brûlait inlassablement toutes les lèvres, malgré le fait que personne ne souhaitait la formuler. C'était une véritable torture, pour moi comme pour les autres !
La décision fut prise à l'unanimité : moi, Melba, Croqueuse de Ciel, irai sur Terre pour réparer mes erreurs et ramener les Anges déchus à tort...
Quelle délicatesse...
· Il y a presque 6 ans ·gone