Ichor: Après la fin du Monde

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Second volet de la série littéraire "Ichor" à suivre sur WeLoveWords. Chapitre Précédent: http://welovewords.com/documents/ichor-la-nuit-du-dix-sept

II. Après la fin du monde


Le jour suivant, Le Monde titrait « L'INEXPLICABLE » en lettres capitales. Partout, dans chaque kiosque, chaque café, chaque tabac ainsi que chaque PMU, les premières pages faisaient toutes état de ce qui était arrivé la veille peu après minuit. Pourtant, aucun article ne renfermait la moindre réponse et l'hébètement collectif ne nourrissait que la désinformation ; là, le phénomène météorologique rarissime qu'on ne reverrait pas avant le prochain millénaire, ici l'attaque terroriste Next-Gen supposée avoir irradié la moitié des habitants de la capitale. Ailleurs, d'autres foutaises ésotériques – était-ce l'histoire des deux babyloniens ? Aussi l'angoisse s'était-elle répandue dans le pays comme les images d'un nouveau 11 Septembre mais elle était d'autant plus forte qu'il n'y avait pas d'auteur désigné, aucune victime identifiée et que personne, des chercheurs réputés aux plus hautes instances gouvernementales, n'était parvenu à formuler le moindre commencement d'explication acceptable. Sur les chaînes d'information continue, on redoublait d'efforts pour débusquer les témoins directs du phénomène et si certains avaient anonymement accepté de témoigner, leurs voix se turent bientôt, soit de peur d'être assimilés aux porteurs d'une contagion d'un nouveau genre, soit parce qu'ils pressentaient ce qui m'était apparu comme une évidence, ce matin-là au réveil d'une soirée de fin du monde, que ce phénomène n'avait été que le début d'un bouleversement à venir dont les bases nécessaires avaient été plantées devant nous, sur les berges d'un fleuve qu'on croyait endormi.

Le Pire ? Ce sont les maux de tête et les fièvres, toutes ces nuits sans dormir depuis le flash. Au début, seulement quelques heures à y repenser – systématiquement – avant de pouvoir fermer les yeux. La lumière rouge qui anéantissait la nuit en une seule seconde et puis l'obscurité de nouveau, ramenée brutalement. Les images de cette nuit-là me sont restées incrustées dans la tête comme si quelqu'un les avait suspendues dans une de ces vieilles chambres noires. Thomas relève son avant-bras devant ses yeux, il laisse tomber son verre sur les quais. J'esquisse un mouvement de recul, tourne la tête – quelqu'un glisse du garde-fou – le corps de Lola s'affaisse, Claire pousse un cri. Je distingue: les groupes dispersés dans les renfoncements plus loin, les grands anneaux de métal fixés dans la pierre, les remous dans la Seine et les silhouettes aux fenêtres des bâtiments. Quand le flash a embrasé le ciel, une aube rouge s'est installée et pendant un très court instant, nous regardions tous dans la même direction. Ces souvenirs-là, malgré leur persistance, n'ont pas été les plus difficiles à supporter. Passées les premières nuits, les cauchemars ont commencé à s'installer, l'anxiété permanente, les sueurs froides et les bouffées de chaleur : parfois, c'est comme si mon cœur s'emballait jusqu'à m'en couper le souffle. La certitude d'avoir été changé, je ne sais pas, peut-être déréglé ? Les premiers jours, Noah appelait souvent mais j'étais trop accaparé par mes maux de tête pour avoir envie d'en discuter avec qui que ce soit ; ce n'était pas seulement une gueule de bois carabinée mais plutôt comme si quelqu'un avait enfoncé un tambour tribal au fond de mon crâne. J'abusais donc du paracétamol avec naïveté quoique intimement convaincu qu'il ne serait d'aucune aide. Je me suis dit que peut-être, je n'avais simplement pas envie de savoir.

Au matin du quatrième jour, je me décidai pourtant à décrocher le téléphone. Noah a dit :

- J'ai cru que t'étais mort putain.

- Alors t'aurais peut-être dû venir vérifier.

- Fais pas le con. T'es au courant alors ?

- Au courant de quoi ?

Il marqua une courte pause avant de reprendre :

- Tout ce qu'ils disent : les militaires sont venus barricader le pont dans la nuit, on y voit plus qu'une grande bâche blanche et je crois qu'ils ont même installé un système de filtrage de l'eau.

Je ne lâchais qu'un « Ah ? » vaguement intéressé.

- Il paraît même qu'ils font passer des tests à ceux qui se trouvaient à proximité.

- Des tests ?

- Médicaux, genre analyse de sang, scanners, biopsie, style Dr. House.

- Mais qui, ils ?

- J'en sais rien, le gouvernement ?

Sceptique, je me résolus à lui demander :

- Et tu sors ça d'où ?

- Faut que tu sortes un peu de ton appart' vieux. Ils parlent tous que de ça. Les autres je veux dire, Claire, Antoine, Vincent, Paul, Oz.

- Qui ?

- Et puis Elsa, Camille, Jérémie.

- T'as revu Claire ?

- Ouais, avec cette autre fille là, Lola, et puis Paul et Vince, on en a pas mal parlé.

Je demandai presque immédiatement :

- T'as remarqué quelque chose ?

- Genre quoi ?

- J'en sais rien, quelque chose de différent ?

- A part que tout le monde donne dans la parano, non. Pourquoi, t'as remarqué quelque chose toi ?

Non, non.

- Allez Mils, il se passe quoi ?

- Rien. C'est juste que je dors pas bien ces derniers jours.

Noah a marmonné quelque chose dans le combiné. Il voulait qu'on se retrouve au Négatif, boire un verre et discuter de la meilleure version qu'il convenait de donner aux gens désireux de savoir où nous étions ce soir-là. Je refusai plusieurs fois, l'idée de sortir arpenter les trottoirs gluants de la capitale m'était insupportable.

- Y a autre chose, Noah a dit. C'est Joe, il a disparu.

« Dans une heure » il a rajouté avant de raccrocher.


Le Négatif – Nous nous retrouvions peu après vingt-et-une heures à la table habituelle, celle de la rangée du milieu à la mezzanine du bar où l'on servait de la vodka conservée au-dessous de zéro. Noah était flanqué d'une chemise blanche cintrée et d'un jeans slim clair, des tennis rouges et une ceinture à la boucle disproportionnée, il avait visiblement fait un effort mais je pouvais lire dans ses traits la nervosité et la fatigue héritée de la même angoisse nocturne chronique ; ses doigts venaient frapper frénétiquement le verre de la table alors qu'il me faisait un résumé de ce qu'il croyait avoir appris :

« C'est la pierre, il paraît qu'elle a fondu. J'ai rien vu, je veux dire pas moi. C'est Paul, puisqu'il vit en face, il dit qu'avant d'aller se coucher ce soir-là – et je crois pas qu'il ait dormi seul, je veux dire y a cette fille là, est-ce que c'est Camille son prénom ? Bref, elle couche plus ou moins avec tout le monde, c'est pas un top mais je crois qu'il a fini avec elle la nuit du dix-sept. Enfin c'est Paul qui dit qu'avant d'aller se coucher ce soir-là il est resté longtemps à regarder là où y a eu le flash et qu'il reste presque rien du pont, il a dit – je crois que c'est lui qui a dit ça – il a dit que c'était parfaitement sphérique, que la pierre avait parfaitement fondu. On voit plus rien maintenant qu'il y a la bâche. J'en sais rien vieux, je crois que c'est quand même inquiétant, je veux dire on se tenait vraiment pas loin. Et puis, c'est pas le pire. Attends la suite, tu vas vraiment commencer à transpirer...

Sur toute la longueur du quai, autour du pont et des deux côtés, Paul dit que tout est mort. Les arbres, l'herbe, il paraît même qu'on a retrouvé des cadavres de rats par dizaines et quelques poissons à la surface de l'eau. Et t'as entendu les infos ? Tout le monde y va de sa version, je veux dire comment est-ce qu'on est censé savoir ce qui se passe ? Je crois pas avoir entendu deux fois la même version, et ce truc météo là, je crois que c'est Jérémie qui dit que son père – je sais tu vas dire que le père de Jérèm est un allumé de vieux soixante-huitard décrépi – mais il dit que son père répète que le gouvernement U.S. a déjà utilisé l'excuse de la météo, le ballon météo, pour couvrir quelque chose – le crash de Roswell ? Je sais plus. En attendant on est en vigipirate écarlate, t'as des militaires partout et eux-mêmes ont pas vraiment l'air de savoir ce qu'ils cherchent. Et cette histoire, est-ce que t'as entendu cette histoire sur les deux babyloniens ? Je crois que c'est l'explication de tous ces cons de croyants New-Age, ils disent que ça s'est déjà passé, y a très très longtemps. Tu sais où c'est toi, Babylone ?

Et voilà, tous les autres ont fait comme nous. T'as dû voir les appels à témoin. Mais il paraît que le ministère de la Santé veut faire passer des tests à tous les parisiens, qu'ils ont un moyen de savoir si t'as été irradié ou je sais pas. On a décidé de rien dire, à personne. Paul Claire et quelques autres, on a fait passer le mot. De toute façon, je crois que ça pose des problèmes de légalité, c'est ce que Philippe a dit. Mais je sais pas si c'est la parano ou le gouvernement – on n'est pas aux Etats-Unis, c'est pas comme s'ils nous avaient foutu la DCRI sur le dos hein ? – mais on est plusieurs à avoir eu cette même putain d'impression. Celle d'être suivi, qu'il y a quelqu'un derrière nous et ça, mon vieux, ça me fout une trouille monstrueuse. »

Là, il s'est arrêté un certain temps. Il a regardé furtivement dans toutes les directions, persuadé qu'on pouvait nous écouter et j'ai cru un instant que nous avions basculé dans un de ces mauvais films d'espionnage des années 90, ambiance post Guerre Froide. J'ai avalé ce qu'il restait de mon Absolut-Citron sans tiquer, il m'a paru que l'alcool me permettait d'oublier un peu mes maux de tête qui continuaient de me limer la matière grise. Il a allumé une Lucky Strike en songeant probablement à tout ce qui lui restait à me dire, à la façon dont il pouvait présenter quelque chose qui ne faisait pas sens. J'ai dit :

- Il se passe quoi avec Joe ?

Je ne l'avais jamais vu si soucieux, le môme qui d'ordinaire était d'un tempérament flegmatique et n'accordait d'importance qu'à la prochaine soirée, qu'à la prochaine fille, paraissait sincèrement concerné par le sort du type Joe.

- Aucune idée, Noah a dit. Personne sait. Les parents – tu sais que Joe vit encore chez ses parents – ont appelé Paul, puis Oz et puis moi. Je crois qu'on est les seuls amis de Joe qu'ils connaissent et c'est sa mère, j'ai eu sa mère au téléphone, qui paraissait vraiment inquiète. Elle disait que ça lui ressemblait vraiment pas, qu'en vingt-trois ans il avait toujours appelé pour dire s'il rentrait ou non, que ça faisait cinq jours et qu'elle ne savait pas quoi faire à part une putain de déclaration de personne majeure disparue mais que personne ne semble vouloir se bouger le cul. Qu'ils ont dit qu'à cet âge-là c'est normal et qu'il finira par revenir. Mais elle a parlé du flash et alors ils ont plus vraiment su quoi dire. Personne sait quoi dire, personne sait quoi faire et nous on reste là, complètement dépassés.

L'alcool aidant, nous sommes resté encore un moment à discuter – Noah parlait et je faisais de mon mieux pour paraître attentif. Quand les enceintes se sont mises à diffuser un beat électropop éculé, j'ai réalisé que j'étais très fatigué et je lui ai fait comprendre que je préférais rentrer. Il y avait tout ce bruit, ces corps sur le dancefloor qui vibraient tant qu'on aurait dit qu'ils se livraient à quelque incantation rituelle afin de conjurer le mauvais sort. Ce mauvais sort, c'était le nôtre, celui que nous avait réservé la nuit du Dix-Sept et auquel nous serions incapables de résister. Noah m'a attrapé par la manche alors que nous franchissions les grandes portes vitrées du Négatif, j'ai tourné la tête. Regarde, il a dit. Plus loin, dans l'ombre d'un muret humide et glacial se tenait Claire, une Marlboro Light entre les lèvres et l'air plus soucieux encore que l'autre môme. Il a marché vers elle, s'est congratulé de la coïncidence, d'un heureux hasard. Elle a seulement dit :

- Non. Je suis venu vous voir. Il faut que vous veniez avec moi, maintenant.

C'est à ce moment-là que j'ai compris que je ne trouverais aucun repos ce soir-là, peut-être plus jamais, qu'il y avait ce dérèglement au coeur de nos existences, ce grain de sable dans les rouages parfaitement huilés d'un parcours qu'on aurait voulu ordinaire et qu'il nous était parfaitement impossible de l'ignorer. Malgré moi, je m'étais lié à tous ces individus, nous partagions le même vertige alors j'ai décidé de les suivre, d'écouter le délire de Claire qui nous faisait traverser une fois de plus la capitale hallucinée. Je l'ai cru quand elle m'a dit qu'elle savait où était Joe. Par-dessus tout, le sommeil manquait : la tranquillité d'une nuit sans rêve.


Quelque part dans le XXe Arrondissement – C'est elle qui a ouvert la voie. Des bottines montantes, les traditionnels collants hivernaux sous un short d'été et les mains enfoncées dans les poches fourrées d'une veste de couturier, Claire nous a fait regagner la surface à Ménilmontant. Le pas assuré, elle s'arrête parfois au détour d'une avenue, ferme un instant les yeux avant de reprendre son étrange procession à travers l'obscurité, une nouvelle cigarette entre les lèvres. Nous avons quitté les quartiers guindés pour rejoindre le Nord-Est, là où vit le véritable peuple de Paris, celui qui ne dort pas. A nouveau, je peux sentir mon estomac se nouer, non par le pressentiment d'un phénomène à venir, mais parce que je sais que Claire nous amène quelque part où nous regretterons d'être allés, un endroit où nous attend quelque chose qu'elle ne veut pas affronter seule. Quittant les grandes avenues lumineuses, nous nous enfonçons dans un dédale de ruelles obscures dont les murs sont recouverts de graffitis. Noah dit quelque chose d'ordinaire sur le street-art parisien mais ne parvient pas à retenir l'attention de Claire qui ne dévie aucunement de son objectif incertain. Le froid me lacère le visage à mesure que nous progressons, j'ai rattrapé la jeune fille pour lui demander de ralentir. Tu vas où ? j'ai dit, où est-ce que tu crois aller ? Alors elle s'est arrêtée, s'est tournée vers un bâtiment en ruine qu'un incendie avait ravagé des années auparavant et qui ne ressemble aujourd'hui plus qu'à un squat lugubre. Dans l'air de la nuit, je peux sentir la misère et le désespoir.

- Là, elle a dit. Le Théâtre brûlé.

J'ai gardé le silence un instant, Noah s'est empressé de rajouter :

- Ah ! Ce vieux spot de graff, je connais ouais, mes potes y allaient souvent au temps où on pouvait encore y accéder. Il doit y avoir quelques putains de fresques sur ces vieux murs calcinés. Je me rappelle plus quand ça a brûlé, 2007 ?

- Claire, j'ai dit, qu'est-ce qu'on vient faire là ?

- J'en sais rien. Je suis peut-être en train de devenir folle, c'est probablement ça. Tu vois, j'espère que c'est ça. J'espère vraiment que c'est ça putain. Parce que sinon...

- Sinon quoi ? Noah a lâché.

- J'en sais rien, de la même façon que je savais que je vous trouverais au Négatif ce soir, de cette même exacte putain de façon, je sais que Joe est là-dedans.

J'ai poussé la grille sans répondre. Nous avons peut-être simplement perdu la raison, peut-être Claire est-elle hantée, déréglée, habitée par quelque chose qui lui est étranger. Je vois le flash, l'aube rouge et j'entends ce bourdonnement incessant ; Julie, elle, dit nous avoir vus, elle dit qu'elle sait déjà ce qu'on trouvera derrière les portes du Théâtre Brulé. Alors nous avons pénétré l'édifice en ruine, marché sur les planches qui craquent, entre les fresques et les signatures murales, sous les poutres qui menacent encore de céder. Le vent d'hiver, puissant d'indifférence, s'engouffre par la toiture pour prendre son élan à travers le squelette de l'édifice avant de venir nous geler les os. Il y a ce moment où nous appelons son prénom, Joe, Joe, et puis la voix de Noah, comme un murmure fatal qui se répand jusqu'à nous : Putain, non c'est pas vrai. Dans ce qu'il reste de l'amphithéâtre principal, un jeune type le visage tuméfié, fracassé contre un mur calciné, les jambes allongées sur le sol et les bras en croix. Ses vêtements, ceux du Dix-Sept dont je m'en rappelle parfaitement, sont humectés de sang. Il est immobile et sur le sol, une flaque rouge sombre retient nos pas comme pour éviter qu'on s'en approche. La voix de Claire, éclatée en un millier de morceaux, lâche : il est mort ; Noah lui répond qu'il n'en sait rien, qu'il n'a jamais vu de cadavre mais elle n'a pas posé la question, Claire en a la certitude. Alors seulement, je parviens à détacher mon regard d'un type que j'ai connu plein de vie, mes yeux se perdent un instant dans le vague avant de s'accrocher au mur contre lequel Joe est adossé. Là, par-dessus les graffitis, l'inscription laissée en lettre de sang me saute au visage comme une ultime provocation :

« IMPARFAIT ».

  • J'aime bien ce suspens qui se maintient tout au long de l'histoire jusqu'ici.
    Les dialogues ravivent bien le texte je pense...

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Muraco.nashoba

    ahqepha

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