Ici même les nuits brûlent
aena
La peau partout.
Celle des hommes, des femmes, des enfants, celle des vieillards desquamés et des mendiants avides. La chair partout impossible de l’esquiver, cloquée, écorchée, à vif, ou bien recouverte de plaques, suppurante. Et moite. La chair moite. Inévitablement. Car ici il fait chaud, tout le temps, même à la tombée de la nuit, même à cette heure qu’on appelle entre chien et loup, juste avant l’aube. Chaud. A cause de la proximité insupportable des corps.
Les peaux je te disais, leur contiguïté, toujours, systématique. Toucher les autres ici on n’y échappe pas, quoi, qu’on fasse où qu’on aille le mieux qu’on puisse faire c’est se contenter d’effleurer. Eviter, jamais. Le plus souvent malgré soi on heurte, cogne, tamponne, malgré soi on se fait palper, tâter, peloter, le contact permanent du corps des autres est ce qu’on peut appeler une torture.
Mais il y a pire.
Il y a les odeurs.
Celle des bouches, haleines charriant les relents de repas graisseux, exhalations putrides des dents cariées, abcès suintants, et puis l’odeur des corps bien sûr, ou plutôt de leur saleté car nous sommes tous sales, à cause de l’entassement dans les espaces habitables, de la chaleur et du rationnement d’eau. Une douche par personne et par mois c’est insuffisant pour être propre, c’est suffisant pour que prospère la puanteur infâmante. Celle qui prend à la gorge et soulève l’estomac jusqu’à le retourner complètement. Depuis que les quotas d’eau existent les villes empestent de nouveau comme au Moyen Âge, quand l’humanité n’était qu’un bouge. Emanations fétides. Miasmes de cadavre.
Nous sommes redevenus un bouge. Des porcs, tous.
Il y a six décennies nous pensions que la Terre ne serait pas capable de supporter plus de 15 milliards d’êtres humains. Qu’il n’y aurait pas suffisamment d’eau, de nourriture pour tous. C’était sous-estimer les capacités d’adaptation de notre espèce. Aujourd’hui nous sommes près de 22 milliards. Nous avons survécu. Mais à quel prix ? Celui du rationnement, de l’économie, du compte-gouttes.
Au prix de la dignité.
Toi tu n’as pas connu ça ou alors le tout début. Quand ils t’ont enfermé l’eau des rivières coulait encore. C’était il y a si longtemps.
Alors voilà tu vas sortir, après toutes ses années tu reviens. Je t’écris pour que tu te prépares : ce ne sera en rien une libération.
Les hommes les femmes les vieux tu ne pourras plus échapper à personne, désormais. Où que tu regardes ils seront devant tes yeux. Ils se glisseront sous tes ongles comme la terre gluante des taudis. Ils s’incrusteront dans tes pores et imprégneront tes cheveux comme l’odeur d’une bête crevée. D’ailleurs c’est ce qu’ils finiront pas faire de toi, à force de te cerner : un mort.
Tu sais ce qui me manque le plus ?
Ce n’est pas la viande, ni les fruits : avec de l’argent on peut encore s’en procurer. Avec de l’argent on peut tout acheter ou presque, voilà une chose qui n’a pas changé.
Non.
Ce qui me manque le plus c’est la solitude. L’unique chose que, sur cette planète surpeuplée, personne ne peut plus s’offrir. La seule qui autrefois faisait de nous des êtres vivants.
j'ai vraiment apprécié le style et le contenu... juste que la solitude dans ces moments là n'a pas besoin de vide. Plus il y a de monde plus elle est présente en soi.
· Il y a presque 13 ans ·ysabelle
J'aime le texte. Surtout le style. Cette façon de démarrer l'histoire en partant d'un détail qui prend de l'importance à mesure que les phrases se multiplient. C'est original. Content de ne pas être passé à côté.
· Il y a presque 13 ans ·chevalduvent
j'm
· Il y a presque 13 ans ·l'animelle
lanimelle