Ignorance fatale

antoine-lefranc

                                                                 Ignorance fatale

On a tous nos manies plus ou moins bizarres. La plupart des gens ne savent pas pourquoi ils les ont adoptées, mais moi si. Ainsi je ne porte jamais de vert, car un beau jour, le jour de mes seize ans pour être précis, j’avais décidé que cette couleur n’allait définitivement pas avec mon teint. De la même manière je change de trottoir chaque fois que je croise un chien, car un certain 13 janvier 1995, en visite à Besançon, j’avais vu un molosse s’en prendre férocement à un chat, et depuis je considère la race canine dans son ensemble comme dangereuse.

A la lecture de ces quelques lignes, vous devez vous dire que j’ai une vie bien triste. « Pour se souvenir de la date à laquelle il est devenu allergique au vert et de l’endroit où il a pris en horreur les chiens, il ne doit pas avoir une vie bien passionnante » pensez-vous. Détrompez-vous, j’ai jusqu’à maintenant connu une vie bien remplie. Un tour d’Asie, une participation à une course automobile du côté de Dijon, une entrevue, certes brève, avec le ministre de la justice… cela en fait des souvenirs marquants ! Et encore, je ne vous ai pas dit ma profession : je suis officier de police. Avouez que l’on a connu plus ennuyeux comme métier !

Je n’ai pas non plus de journal intime où je note tout ce qui se passe. Ou plutôt j’en possède un, mais il n’existe pas de manière physique : tout ce que je vois s’inscrit de façon irrémédiable dans mon cerveau. L’encre s’efface, le papier se déchire, mais mon cerveau est lui intact. Je me souviens à proprement parler de TOUT depuis que je suis entré en classe primaire de CP. C’était un mardi, il pleuvait, ma mère portait une robe rouge.

Avec de telles prédispositions, j’ai été encouragé à suivre des études de droit : aussitôt parcourue, une page de code civil était imprimée à jamais dans mon cerveau. On me voyait déjà faire une brillante carrière de juriste et d’avocat. Mais je n’ai pas voulu. Après seulement quelques jours à la faculté de Droit (le sixième, pour être précis), j’ai décidé que de tels métiers ne me conviendraient pas. J’étais fermement résolu à mettre mes capacités au service de la justice. Sans doute avais-je été également influencé par un documentaire passionnant de 1 heure et 13 minutes portant sur le métier de gendarmes que j’avais eu l’occasion de visionner à l’âge de 17 ans.

Une fois reçu au concours et affecté dans un commissariat de province, je fis modestement part de mes capacités mémorielles aux différents inspecteurs. Je fus ainsi mis à contribution pour pallier le principal défaut des ordinateurs qui est de contenir toute l’information utile, mais de la noyer au milieu de tout le reste. Ainsi il suffisait pour que l’on me présente une photo d’un groupe à la sortie d’une boîte de nuit pour que j’identifie un malfrat notoire porté disparu et dont j’avais vu le portrait dans le journal trois ans plus tôt. J’aidais ainsi à résoudre plusieurs affaires, dont certaines d’envergure. Je reçus les félicitations de nombre de mes collègues, et eut l’assurance que la hiérarchie aurait tôt fait d’entendre parler de ce qu’on appelait « mes exploits ».

Vous vous demandez sûrement pourquoi je vous raconte tout ça. Il y  a une expression bien connue selon laquelle il arrive que « la mémoire nous joue des tours ». Je vais vous raconter comment la mienne m’en a joué un bien vilain à sa façon.

Mardi dernier, j’étais accoudé au comptoir d’un café faisant face au commissariat. Contrairement à mes collègues accros à la machine à café, je mets un point d’honneur à toujours prendre ma pause café dans ce lieu. Encore plus maintenant, suite à l’aventure que je vais vous conter. J’étais alors dans une discussion digne des plus grands philosophes avec le gérant quand la porte d’entrée s’ouvrit à la volée. Je lève la tête, pensant qu’il s’agit peut-être un inspecteur ayant un besoin urgent de me voir pour une quelconque affaire. Mais à la place d’un inspecteur ronchon venait d’entrer une fille sublime, et qui elle, à mon grand regret, ne semblait avoir nul besoin de moi.

Je ne me rappelle pas avoir vu de fille plus jolie. Et croyez-moi, pour que je dise ça, c’est qu’elle était vraiment canon.

Mais alors que celle-ci s’accoude avec élégance au bar et demande avec un accent plein de joie un Coca Light, ma formidable mémoire se met en action.

Et je me remémore qu’en fait si, j’ai déjà croisé pendant mes dernières vacances à la Baule, une fille de beauté équivalente. Strictement équivalente même, vu qu’il s’agissait de la fille du bar, je m’en rappelle parfaitement. Je me trouvais sur la promenade, dégustant une glace 2 boules chocolat cassis à 3€50, on était en plein après-midi (15H30 pour être précis) et elle arrivait face à moi en vélo. Pour moi, recroiser une fille entraperçue auparavant, c’est l’occasion rêvée pour sortir mon jeu fétiche de séduction. Bien sûr, il y a un risque que ce soit sa sœur jumelle, mais je suis prêtà tenter ma chance.

« Bonjour, vous allez bien ? »

C’est une phrase d’accroche assez banale, qui donne droit à des réponses aléatoires, mais elle présente l’avantage de détendre l’interlocuteur et de l’inciter à la coopération. C’est en tout cas de cette façon qu’on est censé commencer un interrogatoire, m’a-t-on appris à l’école de gendarmerie.

La fille est un peu méfiante, mais elle se fend d’un joli sourire.

«Excusez-moi, mais… on se connaît ? »

Bingo. Elle a réagi exactement comme je l’escomptais. Je lui annonce alors que oui, on  se connait, car on s’est croisé à la Baule l’été dernier. Je lui détaille sa tenue et la couleur de son vélo. Elle est estomaquée, et heureusement pas le moins du monde effrayée. C’est l’avantage de porter l’uniforme de gendarme : mis à part aux criminels, on inspire la confiance.

La fille est surprise donc, me demande comment je sais tout ça. Je la charme en lui disant qu’une fille comme elle ça ne s’oublie pas, puis, après qu’elle ait rougi, je lui révèle mon don.

Impressionnée, elle ne me croit qu’à moitié et je lui propose de se livrer à un petit jeu qu’elle accepte bien volontiers. Elle me parle du nom de son chien, de la date d’anniversaire de sa mère, de sa citation préférée et de plein d’autres détails insignifiants de sa vie. Ensuite je laisse passer un peu de temps et lui parle de moi, en tâchant de me présenter sous le meilleur angle possible. Enfin, je lui débite exactement dans l’ordre toute la multitude d’anecdotes qu’elle m’a livrée.

C’est un très bon moyen de séduction. Certains exhibent leurs muscles, d’autres leur compte en banque, moi je montre ma mémoire. La fille est charmée, pouffe de rire et accepte ma proposition de se revoir. Et alors elle prend congé et se retire. Je passe alors tout le reste de la journée à rêvasser à cette fille sublime, me demandant quel est le bon timing pour la recontacter.

C’est alors que je réalise dans quelle impasse je me suis bêtement fourré. Car si je me rappelle parfaitement du nom de son chien, de sa citation préférée… je l’ai laissée partir sans lui demander son nom, son adresse, son numéro de téléphone… cela ne sert à rien de se rappeler de tout si on ne connaît rien. Voici donc trois jours que je suis au désespoir. Grisé par ma formidable mémoire, j’ai oublié que pour se rappeler d’un renseignement, il faut d’abord le connaître. J’ai bien entendu interrogé le barman mais il m’a averti qu’il ne l’avait jamais vu avant.

Voilà pourquoi je me décide à publier cette histoire : si jamais vous avez dans vos connaissances une fille dont le chien s’appelle Snoopy, dont la mère est née le 1er février 1952, dont la citation préférée est « la mémoire est la sentinelle de l’esprit » de Shakespeare, et dont l’auteur préféré est Romain Gary, je vous en supplie, contactez-moi. Promis, si vous m’aidez, je saurai m’en rappeler ! 

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