Iko Tsuni. Souvenirs de voyage en Europe
Frederic Jeanjean
Iko Tsuni. Souvenirs de voyage en Europe.
L’aube pointait à l’horizon. La neige avait cessé et le ciel s’était dégagé. Imperceptiblement, le soleil commençait à éclairer de ses reflets jaunes et or le Sacré-Cœur et la petite colline de Montmartre.
Recouverte d’un manteau blanc immaculé, la ville était encore endormie. Les quais longeant la Seine étaient déserts. Seules quelques péniches lourdement chargées, indifférentes aux intempéries, mettaient un peu d’animation sur le fleuve.
Sur l’autre berge, je commençais à deviner la silhouette encore sombre du musée du Louvre. Bientôt, j’aurai sans doute la chance de voir s’illuminer les Jardins des Tuileries et, peut-être, l’île de la Cité.
J’étais à Paris.
Le thermomètre marquait huit degrés en dessous de zéro. Le vent, glacial, me piquait le visage et réussissait à traverser mon épais manteau. Le froid ne me gênait pas : grâce à lui, le musée d’Orsay allait bientôt ouvrir ses portes pour une affluence sans doute réduite. C’était une chance unique : pour prendre la mesure d’une grande œuvre et saisir l’émotion qui s’en dégage, il est toujours préférable d’être seul… L’idéal aurait été que je puisse m’imprégner des Van Gogh en adoptant la posture du bouddha méditant, mais ce genre d’attitude, courante au Japon, n’était pas de mise dans un musée occidental.
Le vol de retour pour Osaka était prévu pour le lendemain. Mon périple en Europe allait bientôt se terminer sans que je puisse détacher de mon esprit les merveilles récemment contemplées. Depuis Rome et Amsterdam, l’évidence m’avait sauté aux yeux : Caravage était bien le plus grand, suivi de près par Vermeer… Les deux étaient en tout cas largement au-dessus des autres. Ha ! Il y avait aussi ce chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre, découvert par hasard dans un petit village de Toscane : ce Christ de Piero de la Francesca, renaissant et contemplant sa propre éternité…
Perdu dans mes pensées, je me tournai vers l’ancienne gare audacieusement transformée en musée. Parfait symbole du siècle passé, l’imposant bâtiment avait beaucoup de charme : subtil mélange de pierre, de métal et de verre, il avait réussi à bien traverser l’inexorable course du temps.
Imperceptiblement, une certaine agitation venait de prendre corps devant les portes du musée : l’ouverture était imminente. Refermant mon petit guide de Paris, je pénétrai sans a priori dans l’édifice : il s’y trouvait, disait-on, les plus grandes œuvres de l’impressionnisme…
Le premier contact avec une galerie d’art est la plupart du temps révélateur. On peut à cet instant précis éprouver une attirance particulière ou, au contraire, craindre que les tableaux ne soient pas mis en valeur avec finesse. Ce qui est d’ailleurs fréquemment le cas en Europe, où la plupart des musées sont sombres, vieillots et manquent de lumière. Les salles sont obscures, les murs gris et ternes, une impression de tristesse s’en dégage… En pénétrant dans Orsay, j’avais encore à l’esprit ces trois merveilleux Vermeer traités çà et là comme de vulgaires toiles à quelques milliers de yens…
A Orsay, rien de tout ceci ne s’offrit à mon regard : enfin de la gaité et de la couleur ! Partout des teintes qui attiraient l’attention : du rouge, du jaune, du bleu, du vert… Van Gogh, donc, m’avait emmené ici : sans attendre, je me précipitai devant sa Chambre à Arles, sa Nuit étoilée sur le Rhône et son église d’Auvers-sur-Oise… Seul observateur, je restai un moment interdit devant les toiles du génial peintre. Cherchant à m’en nourrir et à les conserver au plus profond de mon âme, je m’efforçai de savourer ces instants rares.
Chassé par la foule, je dus ensuite reprendre le cours normal de la visite. Je découvris alors Monet, que je considérai immédiatement comme l’égal des plus grands. Puis, émerveillé, Renoir, Cézanne, Manet, Sisley, Seurat, Pissarro… J’étais stupéfait : le foisonnement des œuvres et des couleurs à Orsay avait quelque chose de magique, de sublime, qui me subjuguait… Un court instant, je crus même y percevoir l’âme des génies : Van Gogh en Provence, Monet dans les méandres de la Seine, Gauguin à Tahiti…
Avant de ressortir du musée, je lançai un dernier regard vers le toit de métal et de verre. De nombreuses images me vinrent alors à l’esprit : cette gare où, quotidiennement, des monstres de fer et d’acier gagnaient les lointaines provinces de France, ces voyageurs poussés par le progrès, ces œuvres d’un autre temps, ces déjeuners sur l’herbe, ces bords de rivières, ces bals…
Comme touché par la grâce, je compris alors l’essentiel : le musée d’Orsay n’était peut-être pas le plus riche ou le plus beau musée du monde, mais il représentait le parfait témoignage d’une période révolue.
Elle était ici, la France de cette glorieuse époque !
Et elle ressemblait beaucoup à celle qui, dans ma lointaine île, avait nourri mon imagination…