Il, Eros et Thanatos

François Vieil De Born

Il, Eros et Thanatos

Les infirmières ont trouvé une place de stationnement pour son lit dans la salle de réveil qu'il trouve très encombrée à cette heure (les opérations du matin sont achevées et les patients du matin se réveillent lentement et geignent ou s'agitent, de nouveaux candidats y sont dirigés pour des actes chirurgicaux peut-être moins urgents ou moins délicats). Il y a été conduit avant d'être anesthésié, et dans les couloirs souterrains, il pense que le défilement des néons au dessus de son lit roulant fait un peu cliché, série ou cinéma, un sujet d'expériences interdites que l'on conduit avec son accord vers les scalpels et les perfusions de produits suspects qui le transformeront en monstre transhumain. Il a décidé de faire preuve d'une docilité complète et ne voit d'ailleurs pas l'intérêt ou la possibilité de faire autrement. Autant au contraire s'amuser intérieurement de ce court voyage qu'il compare aux brouettages qu'il demandait enfant à ses cousins dans ce qui lui paraissait alors un très grand jardin. Des infirmiers rigolards parlent de leur pause ou s'affairent autour des patients et les transfèrent de leurs lits vers les brancards de chirurgie ou l'inverse. Une femme, très agée, que l'on devine grande sous son drap et qui a du être belle, qui l'est encore, est là et se réveille péniblement. Elle réclame ses bagues à voix haute et un peu cassée. Il entend l'infirmière lui dire qu'elle retrouvera ses bijoux dans sa chambre. Il pense qu'il est probable qu'il n'est pas indifférent que ce soit ses bagues qu'elle demande et non ses bijoux, qu'elle réclame le signe de ses attachements, de liens, d'engagements, et non des pierres brillantes et de valeur. Il pense aussi que cela ne fait évidemment aucune différence pour l'infirmière qui ne doit pas être gênée pour la pose à nouveau  d'une perfusion. Au bloc les draps sont verts, et il a parfois pensé sans le vérifier que cette couleur est choisie parce qu'elle neutralise le rouge du sang plus rapidement que d'autres. Des infirmiers lui demandent s'il sait pourquoi il est là, il imagine pour vérifier qu'il n'est pas sénile, ou bien que son consentement tient toujours, ou bien pour éviter une erreur malgré tout peu imaginable au moment de couper. Légèrement irrité par certaines des implications de la question, il leur répond en leur demandant s'ils pensent qu'en l'occurrence, on doit préférer le terme de résection ou celui d'ablation « partielle, latéralisée » ? Ils se renfrognent alors et le laissent ensuite seul dans son coin. Un peu plus tard, le tapotement d'une veine sur la main, l'aiguille de la perfusion, la sensation annoncée de chaleur dans le bras, il ne se sent pas s'évanouir et disparaître. Il se montre, après le trou noir de l'opération et un réveil pénible, et lors de la visite d'un aréopage d'internes, de professeurs et de chirurgiens en blouse blanche qui entourent son lit, et le regardent tous debout et entassés dans la chambre qu'il occupe seul, également difficile, alors que par erreur, comme on le lui dit ensuite en le récupérant, le compte rendu complet de l'anesthésie et pas la version destinée au patient, a été laissé sur une table, et porte la mention d'une baisse peut-être inquiétante de tension. Il prend à son compte la discussion et demande des explications circonstanciées qu'il obtient plus ou moins. Il indique ensuite qu'il n'a plus de questions et leur demande si de leur côté ils en ont encore, en faisant mine de reprendre sa liseuse puis en se ravisant ostensiblement. Il a pris une douche seul en dépit de redon et perfusion encore présents et se sent mieux, en caleçon bleu sombre et robe de bain nid d'abeille indigo. Il a ensuite des étourdissements, des nausées et des sensations de fatigue brutales qui disparaîtront progressivement avec les exercices auxquels il se contraint.  

 Il marche tôt le matin dans la forêt sous des tilleuls, hêtres et châtaigniers. Il souhaite éliminer de son sang les restes de morphine et kétamine ou « Special K » utilisés pour l'opération et qui après un réveil agité, ont, estime-t-il, été à l'origine de rêves hallucinés dans des paysages entre Bosch et Dali. Les tilleuls dont la floraison est presque terminée diffusent leur odeur froide de miel et d'or clair, les châtaigniers en fleur commencent à répandre inexorablement leur indéniable odeur de sexe. Sa gorge le fait souffrir et ses lèvres sont gercées. Il imagine que tu es là, il s'adresse à toi en pensée et te dit qu'il aimerait te caresser de manière répétée, ses lèvres à en saigner, t'offrir la brûlure et le sang de ses lèvres. Dans un de ses rêves les moins marqués par les drogues chirurgicales, il est dans une ville italienne avec des éléments topographiques et architecturaux incohérents, tirés probablement de Ravenne, Assise et Urbino. Tu as loué une chambre dans un hôtel massif et ocre en haut d'une colline rouge et noire, émergeant d'une plaine banale et séche, avec des bosquets d'arbres jaunes torturés. Tu es allongée nue sur le ventre. Assis en tailleur, il te ramène vers lui en prenant fermement et en soulevant tes hanches, tes jambes ouvertes ensuite sur ses épaules et vers sa bouche et il te goûte longuement et te caresse lentement puis avec cette faim violente et réfrénée qu'il a de toi, ses longs doigts séparant et rassemblant, parfois crispés et autoraires, tes globes de chair douce et ferme près de ses tempes. Vous êtes interrompus par une porte qui s'ouvre sur une femme de chambre qui veut faire les lits et entre résolument sans vous prêter attention, laissant la porte ouverte, alors que désormais allongée sur lui, la tête sur le côté, tes cheveux répandus sur ses cuisses, tu commençais à le prendre entre tes lèvres et tes doigts comme un jouet que l'on porte.

D'autres rèves, moins dionisyaques et plus apolliniens, celui où il attend un ami d'hypokhâgne, professeur d'université célébré, qui a du mal à traverser le cours Victor Hugo à Bordeaux pour le rejoindre et qu'il retrouve alors qu'il se protège des voitures, réfugié et accroupi derrière un panneau publicitaire annonçant une représentation théâtrale, adaptation d'un film avec Julie Delpy et Ethan Hawke. S'asseyant à une table du cours Saleya à Nice, il lui dit qu'il est plus intéressé par ses écrits de campagne que par sa poésie. Il cherche ensuite à retrouver sa voiture dans une ville mélange de Aix, Paris, etc.

  Il n'a pas demandé à quoi servait l'intubation mais il continue à éprouver un peu de gêne après deux semaines. Ses accès de mauvaise transpiration ont eux bien cessé avec la sensation de se perdre qui l'accompagnait. L'odeur de foins coupés, de macadam chaud trempé par la pluie, les paysages de la Brenne ou les vagues de l'océan ont éloigné tout cela un peu comme il a relu Quignard et Apollinaire pour se nettoyer d'une lecture salissante qu'il s'était presque imposé de Bukovski et de Céline. Il se demande mais ne croit pas qu'il a brutalement vieilli de cet usage imposé et immodéré de drogues mais scrute régulièrement son visage avant d'en être certain.

Il pense qu'il a vu sur le visage et les corps de très jeunes femmes avec qui il travaillait ou travaille s'annoncer les signes de la maturité sinon du vieillissement. Il pense qu'il aurait été aisé d'imaginer là des hanches plus aigües, des genoux et coudes plus saillants, des bras aux muscles moins toniques, des seins moins orgueilleux, ici, des yeux cernés et moins vifs, des rides d'expressions, des cheveux moins fournis. Il se rappelle qu'il ne l'a pas fait. Il était attiré par leurs travaux, souvent brillants, leur engagement, même s'il était parfois difficile d'ignorer un ovale parfait, des yeux rieurs, insondables ou émouvants, leur noisette ambré ou leur bleu essentiel, de quoi tomber à moitié amoureux si l'on n'y prenait garde. Il se dit qu'il a toujours trouvé parallèlement dans le corps et le visage vieillis d'amies et de femmes aimées, les corps et les visages éternels qui l'avaient attiré, elle, un jeune page féminisé, blond, gracile et maladroit, elle une magicienne brune, méditerranéenne, au corps souple et fort et sensuel, elle une princesse indienne, athlétique et fine, hanches étroites et yeux d'ambre qui ne se détournent pas.. Il voit bien que le temps et la mort comme lui les délitent mais garde en lui leur archétype et leur beauté incorruptibles ou avec Baudelaire

 «.. j'ai gardé la forme et l'essence divine de mes amours décomposés ».

 

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